Lorsqu’en février 2014 éclate la révolution ukrainienne, les journalistes européens se précipitent à Kiev sur la place rebaptisée rapidement EuroMaïdan. Il y bat le cœur du mouvement pro-occidental qui renverse le pouvoir de Viktor Ianoukovytch sous les caméras du monde entier. Au même moment, la crise de la Crimée puis la guerre dans le Donbass font de ces régions périphériques de nouveaux champs de bataille.
Pierre Sautreuil alors étudiant en journalisme à Paris choisit de se rendre en Ukraine et d’y rédiger ses premiers articles en tant que reporter de guerre pour un hebdomadaire français. Il parcourt le front dans les républiques populaires de Donetsk et Lougansk où s’affrontent les troupes ukrainiennes et les séparatistes pro-russes. Rapidement, des partisans nationalistes venus de Russie mais, aussi d’Europe vont rejoindre et appuyer les troupes d’opposition au régime ukrainien. Pierre Sautreuil s’attache alors à dresser le portrait des » Seigneurs de guerre de Lougansk » – article publié dans le Nouvel Obs. 29 Décembre 2014 -. Alors qu’il cherche à rencontrer Alexandre Bednov Batman chef d’un bataillon séparatiste, le jeune journaliste prend contact, via tweeter, avec Youri Alexandrovitch Beliaev qui fait office d’intermédiaire de celui qui sera pendant un court moment ministre de la Défense de la république populaire autoproclamée de Lougansk. Très rapidement, d’où ce livre, une relation particulière va s’établir entre le français de 21 ans à peine et celui que l’on surnomme Le chat dans les rangs nationalistes. A la fois de la curiosité, de l’affection, de la répulsion parfois et une étrange confiance mutuelle rapprochent les deux hommes que tout aurait dû séparer sur le papier.
Petit-fils de koulak mort dans un camp en Sibérie, élevé par une grand-mère nationaliste et viscéralement anti-communiste, né quelques semaines après l’intervention des chars soviétiques à Budapest, la vie de Youri Beliaev est le reflet de l’histoire emplie de soubresauts de l’URSS puis de la Russie. Alors que le Rideau de Fer coupe encore l’Europe en deux, il effectue son service militaire en Pologne avant de devenir enquêteur spécial pour la police criminelle de Léningrad – Vladimir Poutine y sera le chef du FSB -. Chargé d’infiltrer les manifestations qui se multiplient après l’éclatement du bloc soviétique, il s’attache particulièrement au mouvement Otetchestvo, « Patrie » qui lui permet d’être élu député du district de la Neva au Soviet de Leningrad en 1990. C’est le début d’une carrière qui évolue au gré de l’histoire de cette Décennie Enragée qui transforme la Russie émiettée de Boris Eltsine en nouveau Grand Frère voulu par Vladimir Poutine. Beliaev emploie lui-même le terme de haine nationale plutôt que de combat idéologique pour définir ses choix et ses engagements : admirateur de Benito Mussolini, de Hitler » mais avec quelques réserves », Beliaev se met au service de la Russie et tous les coups sont permis pour restaurer une puissance qui semble définitivement déchue. La tentative de coup d’Etat des conservateurs à Moscou en Août 1991, l’implosion de l’URSS sous les coups de boutoir des pays baltes, l’arrivée à la tête du pays de Boris Eltsine – premier président élu non-communiste – vont sceller le destin du député. La frontière devient étroite entre le monde politique et celui des mafias. Le livre de Pierre Sautreuil permet de mieux comprendre et de mesurer jusqu’où l’imbrication des deux a influencé le destin de Youri Beliaev et d’une partie de l’histoire de la Russie contemporaine.
En août 1992, le continent européen a les yeux tournés vers l’ex-Yougoslavie qui se déchire et agonise. Des émissaires de Radovan Karadzic récemment élu président de la République serbe de Bosnie se rendent à la Douma pour y rencontrer des responsables de partis politiques. Youri Beliaev remplit à cette occasion, pour la première, la fonction d’intermédiaire qui sera la sienne pendant plusieurs décennies au coeur des conflits où la Russie ne sera jamais officiellement impliquée. Une filière de volontaires se met en place, elle achemine des Russes nationalistes qui rejoignent les troupes serbes en Bosnie. Youri est directement financé par Radovan Karadzic. Il rencontre sur place le boucher des Balkans puisqu’il accompagne chaque déplacement moyennant une commission blanchie dans une banque de Saint-Pétersbourg en toute légalité. Le député se trouve rapidement obligé de créer une société de sécurité privée permettant de recruter, d’entraîner des hommes et d’acheter des armes en toute légalité avant de les acheminer jusqu’à Pale, le fief des Serbes de Bosnie non loin de Sarajevo. Un jour, Beliaev ne peut plus rentrer en Russie… C’est ici que le journaliste s’interroge : qu’en est-il des rumeurs qui désignent son interlocuteur comme responsable d’un attentat à la bombe en Russie, comme étant le chef de nationalistes faisant le coup-de-poing dans son pays au nom de la grande Russie, comme ayant le sang de 64 bosniaques sur les mains ? La réponse de Beliaev est limpide : » Je suis un patriote « .
Le 21 décembre 1993, le soviet de Léningrad est dissous par Boris Eltsine et il ne reste plus à Beliaev que la voie mafieuse à suivre. Rentré au pays, il se met au service du plus offrant et entre en jeu un nouvel acteur bien invisible pour l’Occident : les cosaques. Que ce soit en Ossétie, en Transnistrie et en Bosnie mais aussi à Saint-Pétersbourg, ces combattants rattachés à la période glorieuse de la Russie tsariste offrent leur force à une Russie impériale et disparue en lambeaux en cette fin de XXe siècle. Ils ont l’argent, les armes, les hommes, une banque et un idéal qui peut sembler dépassé à offrir à Youri et ce dernier une filière qui a fait ses preuves sur tous les terrains : l’Ukraine en devient un comme les autres à partir de 2014. Naturellement, les nationalistes russes se retrouvent impliqués dans l’émiettement territorial du pays : Crimée, Républiques populaires de Donesk et de Lougansk. C’est dans cette dernière qui l’Histoire rencontre la géopolitique contemporaine dont Pierre Sautreuil est le témoin.
« Les guerres perdues de Youri Beliaev » entremêle alors le quotidien parfois bien peu reluisant des Grands reporters de guerre, la vie des populations locales souvent oubliées par l’Histoire qui se déroule » chez eux » sans que nul ne s’en soucie, les stratégies douteuses des politiciens locaux avides de pouvoir et d’argent, les ruses des volontaires pour survivre et triompher et sur le tout plane l’ombre du Kremlin où tout semble encore se décider.
Pierre Sautreuil, lauréat Jeune Reporter du Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre en 2015 a obtenu en 2018 le Prix du Livre du Réel pour » Les guerres perdues de Youri Beliaev » qui récompense un genre qui ne relève pas du domaine de la fiction, dans lequel l’auteur s’empare d’un fait véridique – contemporain ou historique. Le talent d’écriture du jeune auteur pourrait laisser croire qu’il s’agit d’un roman mais la présence russe multiforme en Europe Orientale est bien une réalité depuis la dislocation du bloc soviétique et Youri Beliaev n’en est qu’un exemple…