Ce livre retrace avec ambition le développement du sport au XIXe siècle de part et d’autre de la Manche. A travers la comparaison entre la France et l’Angleterre, l’auteur veut montrer à la fois la conception intellectuelle, politique, économique et sociale du sport, tels que nous les entendons aujourd’hui, mais aussi leur diffusion à travers la planète dans le contexte de la seconde mondialisation et d’un libéralisme toujours plus exacerbé.
Pour cela, l’ouvrage est divisé en 3 grandes parties de 3 chapitres chacune. La première insiste sur le rôle précurseur de l’Angleterre dans le développement, la structuration et la professionnalisation de 2 sports : hippisme, nautisme et cricket. La seconde sur l’arrivée des « sports athlétiques » et le développement de modèles séparés entre France et Angleterre. La dernière sur l’affirmation de la France dans la diffusion internationale des sports modernes.
A travers le sport, l’auteur nous permet de rentrer dans les tumultueuses relations franco-britanniques au XIXe siècle, mais aussi de faire une étude sociologique et économique de ces sociétés tout en évoquant les phénomènes d’impérialisme culturel et d’acculturation à travers la mondialisation, ainsi que d’organisation et de structuration du sport.
Le rôle précurseur de l’Angleterre
Dans la première partie, place est faite d’abord au hippisme. Introduit par l’élite britannique, le turf entraîne à la fois la gestion des compétitions sportives, du commerce équin au sens large et des querelles autour de la qualité de l’élevage des chevaux autour d’une opposition entre anglophilie et anglophobie qui court tout au long du XIXe siècle en France. Fait notable: à travers le parcours de certains férus d’hippisme, ce sont aussi d’autres sports qui émergent et s’exportent : boxe, football, rugby…
Le nautisme recouvre à la fois navigation à la rame et à la voile. Encore plus que le hippisme, ces sports semblent attiser à nouveau la flamme des affrontements guerriers historiques entre France et Angleterre. La supériorité technique de l’Angleterre est alors supérieure malgré les tentatives françaises de rattraper le retard, y compris en débauchant spécialistes et ingénieurs britanniques. La France se distingue alors par l’organisation des premières grandes compétitions internationales, non sans heurts avec son rival favori.
Le cricket marque une ambivalence dans l’exportation d’un sport typiquement britannique. Si les Anglais parviennent à l’implanter durablement dans les sociétés colonisées asiatiques, les élites n’y arrivent pas dans d’autres parties du monde, malgré des tentatives dans le Nord-Ouest de la France et sous le Second Empire. Beaucoup plus que les sports précédents, le cricket semble être une pratique réservée à peu de membres et peu ouverte à l’arrivée d’éléments extérieurs. Elle illustre une sorte de vase clos revendiquée et assumée.
L’arrivée des « sports athlétiques »
La deuxième partie s’étend sur les années 1870 à 1890. Le Havre, Paris, Bordeaux, par l’intermédiaire de migrants britanniques, sont les premières villes où se structurent des associations de sport athlétiques , ce qui permet d’ailleurs aujourd’hui au HAC de se revendiquer comme le club doyen du football français. L’auteur évoque ici le rôle fondamental de passeurs d’idées, les « hommes doubles » (expression de Christophe Charle), personnalités des deux nationalités, de milieux sociaux parfois différents, qui facilitent l’expansion de ces sports au sein d’une population toujours plus large à suivre leurs exploits. Ce cosmopolitisme est renforcé par les vagues de migration suivantes, la sociologie montrant à la fois l’importance de la jeunesse et de la « transmission horizontale » dans la diffusion de ces pratiques.
Parmi les pères fondateurs du sport en France, François Bourmaud insiste sur le rôle de Georges de St Clair, membre du Racing Club de France et fondateur de l’USFSA, fédération multisport importante à la fin du XIXe siècle. Anglais devenu ardent défenseur de la France, diplomate, militaire engagé dans un corps français, ingénieur, il est une de ces grandes courroies de transmission et de diffusion des pratiques physiques de part et d’autre du Channel. Il se démarque par une certaine anticipation et compréhension des attentes des jeunesses d’élites parisiennes, la volonté de les attirer vers son club et de les convertir à un mode de vie sain que permet la pratique sportive. Il se distingue aussi par cette envie de structuration et de règlementation des pratiques, dans une vision plus centralisée et plus pyramidale que ce que propose l’Angleterre à la même époque, malgré des tensions inhérentes avec certaines figures émergentes, telles que Pascal Grousset.
Le 6e chapitre met l’accent sur le rôle des établissements scolaires dans « les transferts culturels et les circulations transnationales ». Comme dans le reste de cette seconde partie, l’auteur met en exergue les élèves et les étudiants britanniques qui partent en France pour une partie de leur cursus scolaire. Lyon, Bordeaux, Paris accueillent plusieurs centaines de ces élèves qui créent leurs associations sportives et pratiquent soit dans leurs écoles britanniques, soit leurs écoles françaises, tout en recrutant leurs congénères français. François Bourmaud montre aussi la part des professeurs d’anglais dans cette transmission. Il est à noter d’ailleurs que le ministère de l’instruction nationale insiste et encourage à la fin du XIXe siècle la pratique sportive au sein des établissements.
L’affirmation de la France dans la diffusion internationale des sports modernes
La dernière partie est consacrée à la période entre 1890 et 1914. Le début du XXe siècle est touché par un élargissement à l’échelle mondiale des pratiques de sports modernes et une augmentation des pratiquants. Parmi les indicateurs de ce premier engouement véritable: « 520 000 membres de clubs sportifs en France », « près d’un millier le nombre de titres (de presse, ndlr) créés entre 1880 et la Grande Guerre ». Ce paysage est néanmoins divers, entre l’apparition des premières figures médiatiques, l’émergence timide du sport-spectacle (Tour de France), l’opposition entre pratiques urbaines et rurales (bien plus discrètes) et une institutionnalisation qui se teinte de religion ou de politique.
Dans cette fin du XIXe, Angleterre, France et Etats-Unis politisent leurs cultures dans une volonté d’expansion culturelle globale. Acteurs privés et étatiques mêlent leurs efforts dans ces ambitions de soft power avant l’heure. Dans le domaine des sports, l’auteur note l’action individuelle des ambassadeurs britanniques mais aussi l’influence dans les relations franco-britanniques de la signature de l’Entente Cordiale en 1904 qui renforce l’anglophilie sportive française. François Bourmaud développe ici les parcours de plusieurs individus qui s’inscrivent dans cette stimulation globale et ces affirmations identitaires.
Cette période voit aussi l’augmentation des rencontres sportives entre les deux nations, lesquelles montrent souvent une supériorité évidente des sportifs britanniques. Pour la première fois aussi, nous découvrons aussi des clubs féminins, l’Angleterre étant pionnière dans ce domaine, au moment-même où les sociétés française et britannique sont touchés par le développement du suffragisme.
En parallèle, la France essaie de « désangliciser ces passe-temps ». Les clubs britanniques en France sont progressivement absorbés dans des structures françaises, comme l’USFSA. Cette dernière promeut de manière farouche l’amateurisme, dans la lignée de la proximité entre son fondateur et Pierre de Coubertin. Les équipes sportives connaissent aussi une francisation de leurs membres, la réglementation internationale limitant de plus en plus les échanges de pratiquants étrangers face à la volonté de certains clubs de mettre en place des réseaux de recrutement structurés, notamment pour faire venir des professionnels engagés alors frauduleusement comme amateurs.
Si les pratiques restent marquées par la règlementation et la technicité britanniques, la fin du XIXe siècle et le début du XXe sont teintés, dans le sport comme dans le reste de la société, par une exacerbation des nationalismes. Les Britanniques « constituent une référence essentielle à la fois pour mesures les performances françaises, mais aussi pour susciter l’unité nationale autour d’un adversaire de prestige ». Jean Bouin, Georges Carpentier sont ainsi célébrés dans cette lignée idéologique.
Le dernier chapitre s’inscrit dans cette réflexion. La France s’affirme dans la pratique des paris profits, le succès du cyclisme et l’organisation du sport mondial. La France invente le pari mutualisé, mélangeant traditions anglaise et française, cette pratique échappant aux législations successives sur les jeux d’argent car, d’abord, pratique d’élite. Ce qui marque ici, c’est le fait que le pari mutualité franchit le Channel et s’installe en Angleterre.
Pour l’auteur, « la France peut et doit être considérée comme le berceau du cyclisme moderne au cours des années 1860 ». Cela est démontré à la fois par la pratique sportive et sa popularisation, mais aussi par la hausse de production des vélos. La France domine aussi les institutions internationales dans le domaine et lance la première course à étapes avec le Tour de France en 1903. Entre France et Angleterre, la pratique cycliste diffère sur 3 points: l’utilité du vélo en dehors du sport, la lutte entre amateurs et professionnels et la nature des compétitions.
Enfin, « l’industrialisation et la mondialisation à l’œuvre au cours des années 1850–1914 sont à l’origine de la création de grandes organisations internationales. Les relations diplomatiques modernes, forgées à la suite des traités de Westphalie de 1648 et reposant sur les réseaux d’ambassade et la réunion de grande conférences inter-étatiques, sont en effet complétées à partir du XIXe siècle par l’apparition d’organismes chargés d’améliorer la coopération internationale dans certains domaines. » Le sport moderne s’inscrit en droite ligne de cette mouvance, dans une volonté d’harmonisation, de structuration et d’homologation des records. Sur 22 organisations internationales créées avant 1914, 12 ont leur siège à Paris, la France montrant ici son rôle central dans ce processus, les Anglais se montrant clairement plus méfiants.
Au terme de cette lecture passionnante et illustrée par de nombreux documents, la compréhension des pratiques sportives au XIXe siècle enrichit à la fois la compréhension des sociétés françaises et britanniques et de l’émergence du sport comme spectacle et pratique de bien-être. Pour cela, François Bourmaud s’appuie sur des parcours multiples d’individus, d’associations et d’organisations. On voit ainsi la lame de fond que représentent les sports modernes et leurs nombreux impacts sociétaux. A travers eux, ce sont aussi les réflexions autour de la diffusion du libéralisme et de la globalisation culturelle qui se trouvent approfondies par cet ouvrage.