La biographie d’une ville
C’est un ouvrage conséquent (768 p.) que vient de faire paraître Alexandre Grandazzi. Il faut dire que son objet d’étude est vaste puisqu’il s’agit de Rome, non l’Empire mais la Ville, que l’auteur a choisi d’étudier sur une période de plus d’un millénaire, des origines à la mort d’Auguste. L’importance de ce temps long se traduit par une approche chronologique déroulée tout au long de 22 chapitres qui s’allongent au fur-et-à-mesure que la ville se développe et que les sources se font plus nombreuses. Sont ainsi mis en lumière les mécanismes de construction d’une ville qui d’un regroupement de cabanes est devenue en quelques siècles le cœur d’une puissance dominant toute la Méditerranée.
Il s’agit de montrer la formation et les métamorphoses d’un espace urbain qui est à la fois un espace civique, politique, symbolique, religieux et social, dont les évolutions traduisent aussi bien des enjeux politiques extérieurs que des rapports sociaux inscrits localement. Les deux paraissent intimement liés et se reflètent dans l’urbanisme de la ville qui agit comme un miroir. Ainsi les conquêtes et les luttes de pouvoir deviennent lisibles dans le paysage urbain. L’auteur peut ainsi raconter « une histoire où les événements se traduisent en monuments et où les monuments sont autant d’événements » (p. 33). Il procède ainsi à une relecture de l’histoire romaine au prisme de sa capitale.
La démarche de l’auteur prend le parti d’un retour au centre alors que beaucoup d’études récentes ont été consacrées à l’empire et à ses modes de domination. Cependant la ville, loin d’être présentée comme un centre dominant des périphéries, est vue comme un espace largement ouvert aux influences extérieures et transformé par celles-ci.
La naissance de l’Urbs
Pour expliquer la naissance de l’Urbs, il y a évidemment le mythe que l’auteur se refuse à récuser comme « faux ». Il constitue selon lui « une expression de l’histoire » et ne peut lui être opposé comme le seraient la vérité et l’erreur.
Du point de vue archéologique, le site de ce qui va devenir Rome est parcouru depuis une époque très ancienne par des populations nomades attirées par les salines du littoral dont le nom de la via salaria a conservé la trace. Dès le XIVe siècle av. J.-C., le Capitole connaît ses premiers aménagements et on peut observer une intensification de l’activité autour des collines tout au long du IXe siècle av. J.-C. Une population peu nombreuse se fixe et des contacts avec des marchands phéniciens sont noués à la fin du VIIIe siècle av. J.-C., époque à laquelle un espace civique se structure avec la construction probable d’un temple de Vesta et du comitium où se réunit le peuple.
L’émergence d’une puissance
Rome se développe aux dépends des peuples voisins. Le siège et la prise de Véies (396 av. J.-C.) lance un mouvement de conquêtes qui connaît différentes phases d’accélérations et de ralentissements. Lors du siège de la ville, le général romain a promis un temple à Junon Reine en cas de victoire, une pratique qui se généralise ensuite. Dans la première moitié du IIIe siècle av. J.-C., ce ne sont pas moins de 50 sanctuaires qui sont ainsi construits. L’espace de la ville est transformé par les conquêtes qui rapportent l’argent nécessaire à la construction de temples appelés à devenir de véritables lieux de mémoire.
Progressivement d’autres bâtiments permettent à des personnages importants de laisser une trace : routes, aqueducs, basiliques, portiques, qui chacun sont désignés par le nom de leur constructeur.
En plus des nouveaux types de bâtiments qui viennent enrichir l’espace urbain, de nouvelles techniques bouleversent l’urbanisme. Au début du IIe siècle av. J.-C. apparaît l’usage du béton. A la fin du même siècle l’emploi de moellons standardisés permet d’accélérer les constructions. De nouveaux matériaux sont utilisés, certains porteurs d’une forte charge symbolique. La domination romaine sur Véies est ainsi transposée dans l’espace urbain par l’utilisation de pierres extraites de son territoire. De même, pour son temple dédié à Honneur et Valeur, le général Marius, issu des rangs du peuple, évite soigneusement l’usage du marbre, un matériau noble.
La ville universelle
Au lendemain de la victoire sur Carthage (202 av. J.-C.), Rome n’a plus de rivale et consacre des moyens jusque-là mobilisé par la guerre à sa transformation. Les contacts noués avec le monde grec ont fait comprendre aux Romains leur retard. La censure de Caton est à cet égard décisive avec la réfection du grand égout (cloaca maxima), de nouvelles canalisations et l’édification d’une basilique. La ville s’agrandit en même temps que s’embellit l’espace public où sont exposées les nombreuses statues grecques prises à l’ennemi.
En 133 av. J.-C., l’assassinat de T. Gracchus marque l’irruption de la violence politique dans l’espace civique et fait entrer le monde romain dans une crise d’un siècle. La période des guerres civiles qui s’ouvre ensuite voit une intense rivalité entre les grands personnages pour s’approprier l’espace urbain dont témoigne le complexe architectural inauguré par Pompée en 55 av. J.-C. Ce dernier a contourné l’interdiction séculaire de construire un théâtre en dur visant à éviter de donner à la plèbe un lieu de réunion – et donc de sédition – en lui adjoignant un temple de Vénus, transformant son bâtiment de spectacle en un édifice religieux. Dans le même ordre d’idées, certains bâtiments dont le nom est lié à un adversaire politique sont détruits pour en faire disparaître la mémoire de l’espace public.
L’avènement d’Auguste introduit une rupture. De nouvelles pratiques transforment l’espace urbain, le réinvente même. L’empereur monopolise la politique édilitaire et renforce son lien avec le peuple par l’aménagement de l’Urbs. La construction du temple de Mars Vengeur symbolise le changement de régime. Les magistrats partant pour les provinces, les jeunes prenant leur toge d’adulte, autant de rituels qui se tenaient au Capitole, ont désormais lieu dans le temple construit par l’empereur. Ce dernier affirme au soir de sa vie avoir transformé une ville de briques en une ville de marbre. Ce propos exagéré traduit son attention pour sa capitale dont le gigantisme pose de constants défis de gestion auxquels répondent de nouveaux outils : redécoupage administratif, préfecture de l’annone, préfecture urbaine etc.
Un ouvrage accessible à tous
A travers son histoire de l’Urbs, Alexandre Grandazzi rend accessible à tous la compréhension de l’histoire de Rome. L’ouvrage, servi par une écriture fluide, est animé par une volonté d’accès la plus large possible sans rien sacrifier à la précision. Les notes ont été reléguées en fin d’ouvrage pour faciliter la lecture et les noms propres sont limités pour réduire les risques de confusion induits par la patronymie romaine. Le ton choisi, celui du récit, est une invitation à la flânerie dans l’espace et le temps de cette ville au destin singulier qui n’en finit pas de fasciner.
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