Jean-Michel Brèque est agrégé de lettres. Les Presses Universitaires de France s’associent à Clio, le célèbre voyagiste culturel, pour proposer des guides touristiques différents. Le principe de cette nouvelle collection est de proposer, en dehors des guides pratiques traditionnels, un ouvrage qui puisse servir avant, pendant, et après le voyage. Reconnaissons que sur ce terrain on ne voit pas d’équivalent. Après une introduction générale sur Venise, l’ouvrage est organisé de façon chronologique. C’est à peu près 400 pages pour découvrir la richesse de cette ville. Un glossaire et une bibliographie complètent l’ensemble.

Un guide touristique différent

Dès le départ, il est clairement dit qu’il n’y aura pas de photographies car le lecteur est censé les prendre lui-même. Ce parti pris peut se comprendre mais en même temps, dans un ouvrage qui se veut utilisable en amont ou en aval d’une visite, on apprécierait néanmoins d’avoir quelques clichés en tête.
Le point fort de l’ensemble c’est l’organisation en petits chapitres. Souvent très bien faits, ils en apprennent beaucoup en peu de mots. Citons par exemple celui sur le commerce vénitien, le rôle majeur du sel ou encore les palais baroques.
Le guide mélange habilement les grands attendus (comme l’explication des fameuses bocche de leoni, l’étymologie possible de ghetto) avec des références d’auteurs qui ont témoigné de leur amour de Venise, comme Marcel Proust.
Les angles sont souvent originaux ; ainsi l’article sur « circuler à Venise » qui ne fait pas qu’ évoquer les gondoles. On apprend que celles-ci n’étaient pas le mode de déplacement le plus ancien à Venise, car au départ on se déplaçait à cheval. Le passage sur la gondole résume assez bien l’esprit de la collection, mélangeant des considérations touristiques avec des aspects plus littéraires. La gondole, c’est la « chatouilleuse cavale marine » de Chateaubriand ou « la balançoire à crétins » pour Marinetti. On apprend aussi que les gondoles ont longtemps comporté une cabine pour deux personnes couverte d’un petit toit.

Venise au fil des siècles

Le guide est organisé de façon chronologique.
Dans la première partie qui traite de la période des origines jusqu’à la quatrième Croisade, c’est l’occasion notamment d’aborder la basilique Saint Marc. L’essentiel est dit en quelques pages, mais le plan joint avec se révèle décidément triste pour évoquer un tel joyau. On aura intérêt à coupler cette lecture avec celle par exemple des cahiers hors série de Science et Vie dont un numéro est consacré à Venise. On pourra ainsi profiter autrement de la qualité des textes de ce livre. Pour un monument ou un thème, le récit peut aller au-delà de la tranche chronologique de la partie, mais cela n’est pas gênant.
L’auteur rappelle la technique de fondation de Venise : des pieux ou des pilotis sont enfoncés jusqu’à la couche sous-jacente d’argile et de sable (il en faut dix mille pour les deux piles du pont de Rialto et plus d’un million pour l’église de la Salute). Les églises de Venise sont abordées au fur et à mesure des époques.
Ensuite sont abordés pêle-mêle, mais de façon très claire, le commerce vénitien avec notamment la technique de la colleganza appuyée par un texte d’époque, l’odyssée de Marco Polo, les institutions de la république. Puis vient le Palais des Doges ou la galerie de l’Académie. L’article sur l’Arsenal est également d’une grande clarté : ce chantier naval est allé jusqu’à occuper 20 % de la superficie de la ville. L’organisation extrêmement bien huilée aurait permis l’assemblage d’une galère en un jour au XVI ème siècle !

« fruits éblouissants d’arrière-saison »

La troisième partie s’étend de 1453 à 1600 avec l’âge d’or notamment de la peinture vénitienne. Chaque période est replacée dans une évolution historique avant d’aborder des aspects plus précis. Venise n’est rentré dans la Renaissance que de façon tardive. Néanmoins ce décalage chronologique n’a pas empêché aussi l’éclosion de « fruits éblouissants d’arrière-saison » selon la belle formule de Fernand Braudel rappelée ici. Jean-Michel Breque explique qu’à Venise les pigments ont du mal à se fixer convenablement sur les enduits des murs en raison de l’humidité permanente, d’où le développement de la technique de la toile. L’auteur livre de très belles pages sur cette peinture vénitienne. Sa présentation de Véronèse ou du Tintoret extrêmement synthétique dit en même temps beaucoup sur l’œuvre de chacun d’eux. Au XVIIe siècle (quatrième partie du guide), Venise doit lutter contre plusieurs adversaires dont la Papauté. En même temps elle est toujours confrontée aux Turcs. Sur le XVIIe siècle toujours, l’auteur évoque aussi la musique et le théâtre. À Venise, l’opéra n’est pas réservé à une élite ; les effets scéniques sont ainsi le véritable enjeu des spectacles. Beaucoup de compositions ont disparu car les reprises étaient rares.
Jean-Michel Breque n’élude pas la question du carnaval ou de Casanova mais tranche de façon efficace la part du mythe et de la réalité dans la cinquième partie. Le carnaval est né à Venise vers le Xe siècle. Avant le XVIIe siècle, le carnaval était un facteur de cohésion civique, puis il nécessite des interventions de plus en plus fréquentes de la part des autorités. Une remise en perspective historique du carnaval permet donc une utile approche de cet incontournable vénitien.
La sixième partie est consacrée au grand canal.

Le livre se termine sur les menaces actuelles qui pèsent sur la ville. Parmi elles, il y a la question du projet Mose pour réguler l’acqua alta, et en outre le risque d’une ville qui pourrait bientôt n’être plus qu’un gigantesque musée puisque le nombre d’habitants, de plus en plus vieillissants, ne cesse de baisser.
Il s’agit en tout cas d’un ouvrage et d’une collection qui occupent un créneau qui semble sans équivalent. Si l’on veut se rendre à Venise, cette ville « aussi étalée que New-York est verticale » selon Paul Morand, il faudra évidemment appuyer la lecture de ce livre par un guide plus traditionnel. Mais alors qu’on rangera ce dernier dès son retour, on continuera avec plaisir à feuilleter ou relire l’ouvrage de Jean-Michel Breque.

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