Après avoir passé un an d’études à l’université de Sofia, dans le cadre du programme d’échanges européens Érasmus, Jean-Baptiste Pattier a répondu à la proposition de Jean Quellien, directeur du Mémorial de Caen, qui cherchait un étudiant pour travailler sur l’écriture de la Seconde Guerre mondiale dans les manuels scolaires, à l’échelle européenne. Il a choisi d’analyser les manuels d’histoire de neuf pays de l’union européenne : l’Allemagne, l’Angleterre, l’Autriche, la Belgique, la Bulgarie, la France, l’Italie, la Lituanie et la Pologne, étudiés à travers leur évolution dans le temps, depuis 1945 : au total 336 ouvrages. Un comité de 19 traducteurs a permis à l’auteur d’effectuer la synthèse qu’il nous propose aujourd’hui, après deux années de travail.
L’auteur justifie ainsi le choix des pays pris en compte : « Les puissances de l’Axe, l’Allemagne et l’Italie, ont été immédiatement choisies ; tout comme l’Angleterre, principal pays allié. Le choix de la France s’est évidemment imposé. La Belgique figure dans notre corpus parce que, pays d’abord neutre puis placé sous l’autorité d’un Gauleiter, elle a connu la présence du parti rexiste dirigé par le collaborationniste Léon Degrelle, ainsi que la division entre Belges flamands et belges francophones. Pour désigner les ensembles géographiques auxquels appartiennent la Lituanie, la Pologne et la Bulgarie, parlons respectivement d’Europe balte, d’Europe centrale et d’Europe balkanique. La Lituanie est le pays balte dans lequel le plus grand pourcentage des Juifs a été exterminé durant le conflit ; (…) le pays a subi deux occupations, soviétique puis nazie avant d’être annexé par l’URSS (…) La Pologne a été partagée en vertu d’une clause secrète du pacte germano-soviétique et l’implantation des camps d’extermination s’est faite majoritairement sur son territoire. Enfin, la Bulgarie a été neutre, avant de signer le pacte tripartite le 1er mars 1941, ne se rangeant du côté des alliés qu’au printemps 1944, à l’extrême fin du conflit ».
Déclin de la part de l’histoire militaire
Dans les manuels de huit pays (tous sauf le manuel bulgare), la diminution de la part de l’histoire militaire est progressive des années 1950 ou 1960 aux années 2000. Au sein de ces huit pays, trois groupes se distinguent. Le premier concerne les manuels scolaires autrichiens, allemands et français : la part accordée à l’histoire militaire dans les manuels publiés dans les années 1990-2000 chute véritablement pour atteindre un niveau bas, surtout en Allemagne et en France. Le deuxième réunit les manuels belges et lituaniens dans lesquels la diminution n’est pas aussi prononcée mais reste importante. Le troisième rassemble les manuels italiens, polonais et anglais : ils ont le point commun d’enregistrer les plus faibles diminutions, et la part moyenne consacrée à l’histoire militaire y est parmi les plus élevées de la dernière décennie.
Pour le Royaume-Uni, la prégnance de l’histoire militaire dans les chapitres s’explique par l’engagement de l’armée britannique sur tous les terrains d’affrontement, tout au long du conflit ou presque. Dans les manuels italiens ce taux important s’explique par le traitement spécifique de trois événements militaires : la débâcle de l’armée italienne en Grèce entre octobre et décembre 1940, la déroute en Égypte et en Libye entre décembre 1940 et février 1941, le débarquement anglo-saxon du 10 juillet 1943 en Sicile, et les combats sur le territoire italien qui ont suivi. Dans les manuels polonais, la raison principale est double : large part accordée au rôle militaire de l’URSS quand la Pologne était une démocratie populaire ; tendance à insister, par fierté nationale, depuis qu’elle n’est plus une démocratie populaire, sur l’engagement des Polonais aux côtés des Alliés.
Spécificités nationales
L’écriture de l’histoire dans les manuels scolaires bulgares a été fortement influencée par l’évolution du pays durant la Seconde Guerre mondiale : entre 1939 et 1945, la Bulgarie est en effet passée du statut de pays neutre à celui de combattant aux côtés des nazis, puis des Alliés. Pendant l’ère communiste, l’écriture de l’histoire de la politique intérieure bulgare sous la Seconde Guerre mondiale est utilisée pour dénoncer le roi et les membres des différents gouvernements. La monarchie est alors aussi détestée que le nazisme et le fascisme. La thématique la plus intéressante à analyser dans les manuels bulgares concerne l’interprétation du statut accordé aux territoires de la Dobroudja, de la Thrace et de la Macédoine. Revendiqués par la Bulgarie depuis la fin du XIXe siècle, ils ont été occupés pendant le conflit, à la faveur de l’entrée de la Bulgarie au sein de l’Axe. Ces territoires ont donc été occupés et « bulgarisés ». Ces faits sont complètement occultés dans les manuels scolaires.
La Lituanie a connu deux occupations durant ce conflit : la première soviétique, la seconde allemande. Avant 1989, il n’est bien évidemment pas question de parler d’occupation soviétique. Après la chute du rideau de fer cette dernière est, en revanche, davantage traitée que l’occupation allemande. Le terme d’« indépendance » apparaît alors.
Contrairement à la Lituanie, les manuels scolaires polonais publiés à partir des années 1990 abordent davantage l’occupation allemande que l’occupation soviétique. À partir des années 2000, la part réservée aux deux occupations s’équilibre sans pour autant édulcorer l’histoire de l’occupation soviétique.
La particularité des manuels britanniques est de développer le concept de « front intérieur » et d’accorder une grande part au rôle joué par les populations civiles, et plus particulièrement par les femmes. Les Britanniques s’intéressent surtout à cette mobilisation de toutes les énergies et de tous les individus. La tendance à présenter la version idyllique d’un peuple héroïque demeure. L’historiographie récente conduit cependant à des évolutions : ainsi l’épisode de Dunkerque fût-il présenté, des années 1950 à la fin des années 1970, selon la version officielle donnée par Churchill, qui qualifia l’événement de « miracle » ; à partir des années 1980, les auteurs des manuels présentent plutôt cet épisode comme un véritable fiasco. Les manuels les plus récents dénoncent la construction du mythe de Dunkerque dont Churchill fut le responsable. On voit ainsi apparaître l’histoire de la mémoire de l’événement.
Dès les années 1960, les manuels scolaires italiens utilisent l’expression de « guerre civile » pour désigner la période 1943-1945, en avance sur l’historiographie italienne. Pendant très longtemps en effet, cette période a été considérée comme celle de la guerre de libération menée contre le nazisme, les fascistes et la République de Salo. Des années 1950 au début des années 1960, l’armistice est dénoncé et commenté négativement, vécu est présenté comme une véritable injustice. Mais dès le milieu des années 1960, les auteurs abandonnent cette interprétation et ne parlent plus de l’armistice que de manière factuelle.
Tous les manuels polonais consacrent une large partie à la vie politique (gouvernement de Londres et gouvernement prosoviétique de Lublin) durant la Seconde Guerre mondiale, deuxième thématique la plus abordée après l’histoire militaire. Avant la chute du rideau de fer, les auteurs des manuels communistes louent le soutien sans faille apporté par l’URSS aux insurgés de Varsovie. Dans les manuels publiés après 1989, on explique aux élèves que l’URSS a laissé les Polonais seuls face à la mort, afin d’installer ses hommes à la tête du pays. On présente aussi l’occupation soviétique.
Dans les années 1950, les manuels belges francophones n’opposent jamais les deux communautés : il y est question autant des Flamands que des Wallons. Les auteurs des manuels flamands semblent vouloir mettre un terme aux accusations envers la communauté flamande, souvent accusée d’avoir collaboré davantage avec l’ennemi que la communauté wallonne. Les manuels belges francophones abordent l’histoire de la collaboration en Belgique à l’échelle du territoire tout entier, alors que les manuels flamands tendent, quant à eux, à différencier les communautés, voir à les opposer.
Résistances
L’histoire de la Résistance et une thématique qui traverse l’ensemble des manuels des différents pays d’Europe. La part qu’elle occupe dans les textes des manuels allemands, autrichiens, français, italiens et belges n’a cessé d’augmenter au fil du temps, au détriment de la part réservée à l’histoire militaire. En revanche, l’effondrement du bloc communiste et la chute de l’URSS ont, par contrecoup, entraîné le discrédit d’une forme de résistantialisme officiel : dans les manuels lituaniens et bulgares, la part accordée à cette thématique est moins forte depuis les années 1980.
Les manuels publiés en RDA sont évidemment les vecteurs d’une propagande prosoviétique, qui héroïse les résistants communistes, mais n’oublie pas de citer néanmoins Hans et Sophie Scholl. Ce sont eux qui, dans les manuels européens, incarnent la résistance allemande. Dans les manuels édités en RFA en revanche, on note l’absence de toute référence aux communistes dans les chapitres sur la Résistance.
Le traitement de la résistance française dans les manuels français et curieusement fort peu abordé par l’auteur qui a choisi de n’étudier que la décennie des années 1960. On ne peut que le regretter.
Génocides
Dans les manuels allemands et autrichiens la distinction entre les camps de concentration et les camps d’extermination est faite depuis le début des années 1950 ; dans les manuels italiens et français elle apparaît pour la première fois à la fin des années 1960 ; dans les autres pays la distinction ne s’opère que dans les années 1990, voire 2000.
Le premier manuel du corpus à mentionner l’existence de l’extermination par balles est publié en 1953 en RFA ; le second est polonais et publié en 1966. Dans le fond français, le premier ouvrage à révéler l’existence d’exécutions comme méthode d’extermination est édité en 1983. Les manuels mentionnant ce procédé le plus tardivement sont lituaniens, belges francophones, britanniques et italiens.
Depuis la fin de la guerre, les Juifs sont qualifiés de population exterminée dans tous les manuels du corpus alors que les Tziganes et les slaves font l’objet d’un traitement plus tardif (à l’exception de la France qui l’aborde dès les années 1960). La reconnaissance tardive du génocide des Tziganes dans les manuels scolaires est le reflet de la longue absence de travaux sur cette question.
La question des homosexuels et de leur place dans le système concentrationnaire n’est pas claire dans l’ensemble des manuels scolaires des différents pays européens : ils sont tantôt considérés comme « exterminés », tantôt comme « déportés ». La question de la déportation ou de l’extermination des homosexuels est étroitement liée à la place de l’homosexualité dans la société.
Les manuels qui traitent de la politique nazie d’extermination des Juifs utilisent cinq termes : extermination, holocauste, génocide, Shoa, solution finale. Dans l’ensemble des manuels, le mot « génocide » fait l’unanimité, de même que le terme « extermination ». Dans le corpus français, le terme « holocauste » apparaît pour la première fois dans les manuels publiés en 1983 ; il prédomine dans ceux qui sont publiés en 1988, avant de s’effacer devant le mot « Shoah », désormais omniprésent. Le mot « anéantissement » tend à prédominer dans les manuels scolaires français les plus récents. Les manuels scolaires publiés en 2011 respectent en effet le nouveau programme d’histoire destiné aux élèves de première générale. La Seconde Guerre mondiale doit y être présentée ainsi :« guerre d’anéantissement et génocide des Juifs et des Tziganes ».
La défaite de la France en 1940
En France, il n’y a pas un seul manuel publié de 1962 à nos jours qui ne réserve une partie ou une sous-partie à la défaite de 1940 et à la signature de l’armistice. Dans les manuels des autres pays, cette défaite constitue l’un des cas particuliers les plus traités par les auteurs. La défaite est qualifiée d’ « effondrement », de « débâcle », de « déroute », ou encore de « désastre ». Pour expliquer la défaite française, on met en avant le manque de modernité de l’armée et le manque de clairvoyance de ses chefs. La présentation de l’exode a beaucoup évolué dans le temps : des années 1960 au début des années 1990, les auteurs des manuels français sont critiques à l’égard de l’exode qu’ils présentent comme un facteur aggravant de la confusion, et donc de la défaite. À partir de la fin des années 1990 au contraire, les textes évoquent plutôt le traumatisme de la déroute et les populations deviennent les victimes des opérations militaires. Peu de manuels participent au débat sur la responsabilité du maréchal Pétain dans l’acceptation de l’armistice.
Au tribunal de l’histoire
Le chapitre le plus long montre que les auteurs des manuels portent des jugements et distribuent les responsabilités , mais que « cette logique judiciaire trouve rapidement ses limites, quand il s’agit de se juger soi-même pour les crimes commis ».
Le cas de l’Autriche
On peut distinguer trois phases dans les manuels scolaires autrichiens, concernant l’existence et l’appréhension d’une culpabilité nationale et d’une participation aux crimes nazis et à l’extermination des Juifs d’Europe. Des années 1950 aux années 1980, l’Autriche est présentée comme un pays occupé et son peuple comme victime de l’Allemagne nazie. Progressivement cette présentation évolue et l’adhésion du peuple autrichien au nazisme est de plus en plus présentée comme ayant été massive. Les manuels les plus récents acceptent et reconnaissent la culpabilité de l’Autriche et de son peuple dans les exactions commises au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Les SS, les nazis et la Wehrmacht
Trois phases sont également à distinguer dans l’étude du cas allemand. Des années 1950 aux années 1970, les manuels n’évoquent jamais la question de la responsabilité et de la culpabilité du peuple allemand : les SS, les nazis ou Hitler sont les seuls coupables. Des années 1980 aux années 1990, on assiste à la révélation du questionnement et à l’expression d’une certaine culpabilité collective. Les manuels les plus récents affirment et reconnaissent cette culpabilité ; ils montrent que les Allemands connaissaient l’existence du génocide des Juifs et qu’ils ont une culpabilité particulière envers le peuple polonais. En ce qui concerne la culpabilité propre de la Wehrmacht, seuls les auteurs des manuels allemands, autrichiens et français s’y intéressent, à partir des années 1980, pour la reconnaître sans s’y attarder dans les manuels allemands, pour l’affirmer dans un manuel autrichien, pour l’évoquer dans cinq manuels français. Le manuel franco-allemand, auquel l’auteur de l’ouvrage se réfère très fréquemment, élude ce problème.
Katyn
Dans les manuels français, l’URSS est présentée comme une puissance libératrice, oubliant que deux pays ont subi l’occupation soviétique : la Lituanie et la Pologne. Les auteurs des manuels de ces deux pays ont une tout autre vision de l’histoire. En Pologne, le massacre de Katyn incarne la répression soviétique depuis la chute du rideau de fer. Sous l’ère soviétique, aucun manuel polonais n’évoquait évidemment l’épisode de Katyn dont la Russie ne reconnut la responsabilité qu’au début des années 1990. Peu de manuels français évoquent cet épisode et l’accent reste surtout mis sur une image positive de l’URSS, voir dans les manuels des années 2000 sur une image de victime. Dans les manuels lituaniens, belges ou bulgares, l’épisode de Katyn n’apparaît jamais.
La question des bombardements
Jusqu’aux années 1980, tous les manuels des pays du corpus étudié se focalisent sur les bombardements effectués par l’Allemagne nazie sur l’Angleterre. À partir des années 1980, les bombardements alliés sur l’Allemagne sont à leur tour exposés et dénoncés, de même que sont présentées les souffrances infligées aux populations civiles allemandes. Les manuels allemands furent les premiers à mettre en cause les bombardements alliés et à comparer le sort des villes allemandes à celui des villes anglaises. Depuis les années 1990, les auteurs des manuels ne portent plus de jugement sur la question : c’est l’époque où la culpabilité collective du peuple allemand devient une donnée d’évidence dans la plupart des ouvrages. Dans les quatre manuels français édités en 2011, trois comprennent un dossier spécial sur la question des bombardements. Les bombardements alliés et allemands sont évoqués conjointement dans ces dossiers sans faire l’objet d’une présentation ou d’une étude séparée. Jusqu’aux années 1990, on ne trouve dans le corpus britannique aucune autocritique sur les bombardements, les manuels se focalisant sur le sort des villes anglaises. Par la suite tous parlent des bombardements britanniques sur les villes allemandes, sans les juger. Quand il s’agit de relater les épisodes du débarquement de Normandie, les auteurs de manuels français et des autres pays européens diffusent les thèses officielles des Alliés sans s’arrêter au sort des populations civiles normandes victimes des bombardements et engagées malgré elles dans la bataille de Normandie. Le manuel franco-allemand fait de même.
La question de la complicité dans le génocide
Les Lituaniens ont collaboré avec les autorités nazies mais il n’en est jamais question dans les manuels scolaires. Il n’est pas davantage question dans les manuels polonais de reconnaître une quelconque culpabilité liée au génocide, bien au contraire, on insiste de plus en plus sur l’aide que les Polonais auraient apportée aux Juifs. De même en Bulgarie, les responsabilités nationales dans la déportation et l’extermination des Juifs ne sont pas développées. En France, à partir des années 1980, les manuels montrent la culpabilité de Vichy dans l’extermination des Juifs, en même temps qu’ils approfondissent la question de l’antisémitisme français. La France est le pays européen du corpus où la responsabilité des autorités nationales en exercice au moment des faits a été reconnue le plus tôt. Dans les manuels les plus récents ont commence à évoquer le sauvetage des Juifs et la question des Justes.
L’analyse du contenu des manuels est approfondie ; tout juste pourra t-on regretter que ne soit pas vraiment étudiée la présentation de la Résistance française sur toute la période, celle des Etats-Unis, ou encore celle du Japon.
Tous les aspects de l’étude montrent que l’écriture de l’histoire de la Seconde guerre mondiale reste fondamentalement une écriture nationale, « méconnaissant et méprisant l’histoire des pays voisins ».
Il n’est cependant pas possible d’en tirer des informations sur la formation de la mémoire collective car il faudrait alors introduire, et l’auteur précise que cela ne lui a pas été possible, la question de la place de l’enseignement de l’histoire dans les programmes et les horaires des élèves de chaque pays du corpus.
© Joël Drogland