Le journaliste néerlandais Geert Mak s’était déjà laissé tenter par les promenades historiques dans Une petite histoire d’Amsterdam, le siècle de mon père, dans lequel l’histoire de son pays au XXe siècle prend la ville pour cadre. Dans le même ordre d’idée, on doit aussi à Mak une analyse du monde rural européen dans les cinquante dernières années, Que sont devenus les paysans? Jorwerd, village-témoin (1950-2000), que l’on pourra avec utilité rapprocher des recherches de Pascal Dibié sur son village bourguignon de Chichery ou bien, dans l’esprit de promenade, des Départementales de Jérôme Leroy. Ici, l’auteur s’est promené une année, en 1999, en Europe à travers quelques épisodes historiques, en même temps qu’il traverse l’Histoire en retenant quelques sites. Chaque mois est l’occasion de visiter une période et quelques lieux représentatifs de celle-ci, localisés sur une carte simple en début de chaque partie.
Pour voyager dans le début de siècle (1900-1914), sujet du mois de Janvier, Mak retient tour à tour Amsterdam, Paris, Londres, Berlin et Vienne. Pourtant, ce n’est pas d’Amsterdam en 1900 que part l’auteur mais de « son » Amsterdam contemporain pour rejoindre « les villes néobaroques des années 1900 », ces métropoles « féminines » dans lesquelles ils nous embarquent sans peine, alternant temps présent et temps passé. Nous partons donc, avec lui, de l’Exposition Universelle de 1900 pour apprécier les mérites des transports en commun dans le Paris d’aujourd’hui. Nous assistons aux funérailles de la reine Victoria en 1901 et aux déboires conjugaux d’un ministre attaqué par le Sun. Nous nous rendons dans le Berlin de l’empereur Guillaume « par le TGV et l’ICE ». Nous sommes éblouis par la Ringstrasse viennoise.
Le rythme alternatif donné par les impressions, réflexions et connaissances de l’auteur entraîne véritablement le lecteur dans une valse qui nous entraîne vers un mois de février bien éloigné de la Belle Epoque précédente. La Grande Guerre en est en effet le thème. Tout en restant encore un peu à Vienne, l’auteur évoque les dernières heures joyeuses d’une famille ottomane. Puis, il rejoint des champs de bataille proches de son pays, d’abord Ypres puis Cassel. « Coeur de ce passé reconstruit », la ville belge « continue à être un lieu irréel ». Pourtant Geert Mak n’y évoque pas de Westmalle Triple dégustée sur la Grand’Place, ce qui pourrait ajouter à la magie étrange du lieu. Il rejoint les musées-cafés, aux environs d’Ypres et rappelle le souvenir de quelques vétérans et de quelques morts des batailles de la Course à la Mer. A quelques minutes de là se trouve Cassel. On ne peut que rejoindre l’auteur lorsqu’il affirme qu’« il faut visiter des régions comme celle-ci en novembre ou en février, quand il n’y pousse ni herbe, ni blé, ni maïs, et que la terre redevient humide, fangeuse, pleine de flaques et de neige mouillée », même si la neige n’est pas la forme de précipitation la plus fréquente dans nos contrées flamandes. Là, ce n’est plus le simple soldat, mais un état-major « presque aristocratique » que le lecteur est appelé à suivre, avant de rejoindre rapidement Ypres pour la sonnerie aux morts du Last Post comme tous les soirs à huit heures et de se lancer dans une promenade autour de la bataille de la Somme puis en Champagne. Arrive Verdun que l’auteur suit au rythme des carnets de guerre de Louis Barthas. L’heure des bilans sonne avec la conférence de Versailles, alors que l’arrière assiste à « une migration de moignons, une procession de débris », comme l’écrivait Joseph Roth, cité par Mak.
Dans les plaines de Flandres
Au mois de mars, Geert Mak se concentre sur la Révolution russe et sur la naissance de l’Union Soviétique, après avoir accompagné la fin du Reich. Il suit d’abord le retour de Lénine vers la Russie. Sa première étape est scandinave, avec la photo du 4 avril 1917 où on aperçoit les « participants au voyage » du retour se promenant à Stockholm. Le passage à Helsinki est l’occasion pour l’auteur de réfléchir sur l’intégration de ces marges européennes où « tout marche comme sur des roulettes ». Mak y rencontre une Palestinienne vivant en Finlande, qui insiste sur les contrastes entre ces deux cultures et rappelle les déboires racistes dont elle fut victime. Le voyage se poursuit jusqu’à Petrograd (nous revenons en 1917) où Lénine est accueilli avec faste. L’auteur profite de l’opposition urbaniste entre Saint Petersbourg et Moscou pour résumer à grands traits l’histoire économique de l’empire soviétique et pour retracer les grandes heures de la révolution. Il termine son périple par Vilnius et Riga en posant la question des pays baltes.
En avril, les jours allongent sérieusement, autant que les périodes historiques. C’est ici toute l’Entre Deux Guerres qui est visitée, dans une quasi-exclusivité germanique. Le Berlin des années vingt est envisagé sous la triple facette des promeneurs, des commerçants et « des soiffards », à travers le regard de Joseph Roth et du bolchevik Karl Radek. C’est dans ce cadre bouillonnant que se développe la première histoire du nazisme. Mak retourne alors à Amsterdam pour suivre les pas de la famille d’Anne Frank. La visite à Bethel, près de la ville de Bielefeld permet de rappeler le processus d’euthanasie mis en place pour les malades mentaux dès les premières années du Troisième Reich. En se dirigeant vers le berceau münichois du nazisme, Mak s’arrête sur les heures initiales du régime, à Nüremberg et à Dachau. Enfin, le périble s’achève par l’Autriche, où l’auteur évoque l’Anschluss.
Pour le mois de mai, Mak reste dans la même période, avec cette fois une dimension plus européenne. L’avènement du fascisme italien y est abordé au cours de quelques étapes italiennes. Surtout, le village pyrénéen de Lamanère retient notre auteur sur la route de l’Espagne. Cette halte est l’occasion de souligner à la fois les mutations d’un village de montagne et la venue de réfugiés lors de la guerre d’Espagne. L’arrêt à Barcelone, « une femme négligée aux yeux superbes », se traduit par une mise en place du contexte de 1936. Pour se rendre à Guernica, Mak fait un détour par l’évocation de l’E.T.A. et de ses origines.
En juin, le néerlandais errant s’enquête de découvrir les débuts de la guerre. Tout commence dans les Ardennes, dans l’abri de Hitler, près de Brûly-de-Pesche, où le Führer installa son quartier général provisoire pendant la bataille de France. Mak rencontre ensuite en Picardie une ancienne résistante qui lui rappelle l’intensité de l’exode. Londres est pour l’auteur l’occasion d’évoquer autant la bataille d’Angleterre, à travers une « expérimentation réaliste » d’un musée, que les hésitations des démocraties à collaborer ou non avec le régime nazi.
« Seul le fleuve n’a pas changé »
L’été se poursuit par un retour vers les contrées orientales de l’Europe pour visiter les années 1940-1942. Berlin est devenu le « nouveau centre névralgique (…) de l’industrie de la mort ». Le voyage d’Auschwitz était évident et Mak souligne à cette occasion la parole impossible des anciens déportés et les réactions au « savoir », c’est-à-dire à la connaissance de l’existence des camps de la mort. Sa rencontre avec une jeune habitante d’Oswiecim témoigne des difficultés à vivre près du « Musée », dans une petite ville de province endormie. Un détour sur Varsovie insiste sur la question de la résistance à l’horreur. Puis, Mak se rend à Saint-Petersbourg où Anna Smirnova lui fait le récit d’une jeune soviétique pendant le siège de Leningrad, une jeune fille qui voit son père mourir frigorifié dans sa chambre en plein hiver. Le séjour à Moscou permet à l’auteur de revenir sur les premières années de l’Union Soviétique et sur les fameuses purges.
En août, sont envisagées les années 1942-1944, avec Stalingrad comme première étape. « Seul le fleuve n’a pas changé », dans cette ville symbole. Le front de l’Est est également perçu par un séjour à Kiev et à Odessa. La percée jusqu’à la Crête nous fait découvrir Anógia, sorte d’Oradour-sur-Glane local, qu’il visiste également quelques semaines plus tard. Le séjour à Rome pose la question du silence du Saint-Siège et plus généralement de l’Eglise dans les pays sous domination de l’Axe. A Vichy, « la vie s’y est arrêtée à l’été 1939 », les platanes abritant toujours les pas des promeneurs.
La bataille de Normandie inaugure le mois de septembre et l’étude de la période 1944-1956. Geert Mak rencontre Arlette Gondrée dans son café, qui fut « la première maison libérée d’Europe ». La dame, qui n’avait que quatre ans lors du Jour J, a encore « le souvenir de détonations et de grondements terribles, en plein milieu de la nuit ». Arnhem retient aussi l’attention de l’auteur, qui rejoint ensuite la ville de Meiningen, située sur l’ancienne frontière entre R.F.A. et R.D.A., puis Torgau où les deux armées alliées se rejoignirent, et Dresde. Se posent alors les questions de la responsabilité du peuple allemand dans la terreur nazie, du tapis de bombes qu’ils eurent à subir à la fin de la guerre et de la division du pays en deux entités séparées. Prague et Budapest constituent deux moments privilégiés de la naissance du bloc de l’Est.
Les années 1956-1980 sont visitées en octobre. Profitant de la proximité de Bruxelles, Mak fait un détour par Sint-Joris-Weert, près de Louvain, où la césure linguistique entre néerlandophones et francophones est des plus vivaces. D’Amsterdam, l’auteur saisit le thème de la « révolution culturelle » des années 1960, sous l’influence britannique. Loin du « flower power », le pélerinage à Colombey-les-Deux-Eglises rappelle le régime du général, régime que l’auteur qualifie de « paternaliste ». Le périple se poursuit jusqu’à Lourdes, où Mak s’attarde davantage au phénomène touristique qu’au poids du « Las Vegas des Souffrances » dans l’histoire de la période retenue. Mais il s’agit là surtout d’une étape sur la route de l’Espagne qui voit mourir Franco et naître une royale démocratie et du Portugal de la Révolution des Oeillets. Enfin viennent les îles britanniques: d’abord le pays de Galles, laboratoire du libéralisme thatchérien, puis l’Irlande déchirée.
« Lourdes, Las Vegas des souffrances »
En novembre, Geert Mak suit les traces de la décennie 1980. La question de l’implosion du bloc de l’Est est évidemment au coeur de ce voyage du mois. Rendre visite à ses amis de Niesky, dans l’ancienne R.D.A., permet à Mak de prendre la mesure de l’évolution sur une décennie de ses nouveaux Länder, depuis la Wende, le « tournant » de 1989. Ainsi « Inge ne fait plus la lessive à la main » et « Eckhart n’est plus obligé de se lever à cinq heures et demie du matin pour faire chauffer le ballon d’eau chaude avec des briquettes de lignites ». De là, le journaliste se rend à Gdansk et respire l’air du soulèvement de Solidarnosc puis à Moscou où il discute avec deux jeunes filles « au MacDonald de la place Pouchkine ». Autre haut-lieu visité au sein de cet Empire soviétique sur le déclin: la région de Tchernobyl, où Mak évoque la catastrophe nucléaire.
Dernier mois, dernières années du siècle. Sans grande surprise, c’est par la Roumanie que commence le périple, là où, autour de Noël 1989, éclata une révolution irréversible. Mak se rend sur les « tombes » des époux Ceaucescu qui furent au coeur de cet « exemple le plus extrême d’un stalinisme sans Staline ». Novi Sad, Belgrade, Bijeljina, Srebrenica, Sarajevo, Mostar et Split sont autant d’étapes sur les pas de la dernière guerre de l’Europe du deuxième millénaire.
L’auteur achève son récit par un épilogue dans lequel il pose les questions au coeur du continent dans ce début du nouveau siècle: quelle intégration pour les « expats »? quel avenir pour les Balkans? quel avenir pour la construction européenne ?
Le voyage dans lequel nous entraîne Geert Mak est exceptionnel. Certes, il ne dévoile aucune nouveauté inédite sur un site européen quelconque, mais son périple est en soi un véritable aperçu des lieux de mémoire de la conscience européenne. Son choix est judicieux, et le fait qu’il ne soit pas Français nous permet de sortir d’une histoire gallo centrée, sans pour autant la prendre pour quantité négligeable. On pourra surtout apprécier le recours quasi-systématique au témoignage, écrit ou oral et quand cela est possible rencontré. Ces rencontres directes ou indirectes sont autant d’arguments pour s’en aller sur telle ou telle route. En outre, le style est limpide et très agréable. La lecture de ce livre semble indispensable à qui s’intéresse à notre temps.
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