Des femmes, jeunes pour la plupart, aux coupes de cheveux sages, certaines en blouse, au premier rang. Quelques jeunes hommes derrière, l’un cigarette en bouche… Elles et ils tapent dans leurs mains, un sourire les illumine, une grande gaîté semble les animer… Joie de transgresser l’interdit dans les usines Paris-Rhône à Monplaisir (Lyon) ? Telle est la photo de couverture de cet ouvrage. Nous sommes au printemps 1968, face des « grands soirs » plutôt que celle des « petits matins ». Ludivine Bantigny centre son étude sur les luttes et les espoirs mais aussi sur la répression, les peurs et les échecs de ce printemps contestataire.
Ce livre est le résultat d’un travail mené par l’auteure afin d’obtenir l’habilitation à diriger des recherches. Ce qui garantit, malgré l’empathie affirmée dès le début du livre pour « celles et ceux qui ont ‘fait Mai’ », le sérieux des recherches et l’ouverture de la réflexion.
Si ce livre est centré sur les mois de mai et juin 1968 en France, L. Bantigny, qui a co-dirigé avec Boris Gobille et Eugenia Palieraki le n° 11 de la revue Monde(s), histoire, espaces, relations, (« Les « années 1968 » : circulations révolutionnaires » paru en mai 2017), n’ignore pas que ces années 1968 furent des années de contestation dans toute l’Europe, aux Etats-Unis, en Amérique latine voire en Afrique… Et que les circulations furent nombreuses.
Reste que revenir sur un vieux pays d’un vieux continent n’est pas inutile surtout si l’on n’oublie pas les solidarités internationales, si on ne limite pas ses recherches à Paris et aux étudiants et si des aspects longtemps « oubliés » telle la place des femmes sont étudiés (voir sur ce point le compte-rendu de l’ouvrage Prolétaires de tous les pays qui lave vos chaussettes ? paru dans la cliothèque). Sur tous ces points ainsi que sur bien d‘autres, le lecteur trouvera son compte d’informations dans ce livre.
Une promenade dans les notes de l’ouvrage permet de saisir que l’auteure a fréquenté les Archives de nombreux départements du Calvados aux Vosges, du Nord et du Pas-de-Calais aux Bouches-du-Rhône, de la Loire-Atlantique au Puy-de-Dôme, sans oublier la région parisienne…. C’est l’ensemble du pays touché par ce mouvement qui est étudié. Des fonds divers sont aussi mobilisés : Centre d’histoire du travail de Nantes, CDHMOT (Centre de documentation sur l’histoire du mouvement ouvrier et du travail) de Vendée, BDIC (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine)… permettent de varier et de croiser les informations… Les positions des principaux syndicats sont étudiées et comparées. Les écrits des courants contestataires sont analysés et le lecteur pourra se laisser prendre par la verve des situationnistes (dont le machisme est épinglé), les écrits de la Quatrième internationale et de la Tendance marxiste révolutionnaire internationale, les analyses des maoïstes ou du Parti communiste français. Ces courants sont replacés dans une dynamique internationale et la circulation des idées, des pratiques, des répertoires d’action, des textes, est présentée dans un paragraphe convaincant. La première partie, attendue, présente les acteurs des « événements » : étudiants, paysans, ouvriers, leurs rencontres et les solidarités qui s’affirment. Puis la dynamique du mouvement donne lieu à un chapitre où les subversions liées à la grève sont développées. Le chapitre suivant revient sur les tensions internes entre, pour simplifier, les courants dits « gauchistes » et le PCF et entre la CFDT et la CGT. Cette partie se clôt sur l’internationalisme qui prévaut alors dans les mouvements contestataires, en France comme au-delà.
La deuxième partie, qui étudie « l’autre côté » soit la police, le gouvernement et ceux qui se sont opposés au mouvement a retenu toute notre attention car plus rare et fort intéressante. La violence de la répression des premières manifestations est soulignée tout comme la lettre du préfet de police de Paris (Maurice Grimaud) de fin mai (fin mai souligne-telle) qui demande de ne pas « frapper un manifestant tombé à terre ». L’auteure rappelle que ces manifestations ne furent pas seulement une fête mais qu’il y eut de nombreux blessés et plusieurs morts chez les manifestants. La mort du commissaire lyonnais le 24 mai qui constitue, dit-elle, un tournant donne lieu à une analyse serrée. Les différences d’analyse à l’intérieur du gouvernement ne sont pas éludées et la difficulté de celui-ci à réagir devant l’événement est démontrée. Enfin, les réactions des partisans du général ne sont pas oubliées : peur devant la tournure des événements, opposition au communisme et aux syndicats, refus du désordre alimentent ceux qui se regroupent contre la « chienlit ». Daniel Cohn-Bendit, caractérisé comme le meilleur ennemi du pouvoir, fait même naître chez certains opposants au mouvement des réactions xénophobes voire antisémites.
Encore plus stimulante, nous paraît la partie (« L’expérience sensible du politique ») consacrée aux émotions que fait naître l’événement, l’inattendu. Joie des manifestants et des manifestantes ou des grévistes qui transgressent l’ordre établi et rompent avec la routine des jours, colère face à la violence des forces de l’ordre ou peur des opposants au mouvement. La politique est aussi affects, émotions et sentiments rappellent l’auteure. La répartition genrée des tâches militantes parmi les contestataires semble témoigner d’un « retard relatif du féminisme français ». Néanmoins, des initiatives s‘affirment, des femmes commencent à critiquer la double oppression subie et certaines prennent avec force la parole. Ce dont témoigne le refus de cette jeune ouvrière de reprendre le travail à l’usine Wonder le 10 juin (p. 271).
La quatrième partie est intitulée « Changer la vie. Projets et futurs imaginés ». Elle est centrée sur l’après mai-juin. Dans plusieurs domaines l’onde de choc des événements est forte : l’information télévisée, la médecine, l’éducation voient leur fonctionnement critiqué et le poids des « mandarins » ou des pouvoirs publics y est dénoncé. Une volonté de changement se développe et des transformations semblent s ‘amorcer. Des chrétiens bousculent les hiérarchies et dénoncent le conservatisme de l’Église à laquelle ils veulent « insuffler un autre courant » (p. 323). Le milieu des années 1960 et les « événements » semblent bien marquer une rupture majeure dans le monde catholique en France avec le développement de la sensibilité des « cathos de gauche » . Alors que s’affirment des espoirs autogestionnaires, portés en particulier par la CFDT (alors non « recentrée »), les courants politiques qui s’affirment révolutionnaires (trotskystes, maoïstes… voire PSU que l’auteure qualifie de « marxiste ») espèrent tous, plus ou moins, que mai 68 n’a été qu’une « répétition générale » (formule de Daniel Bensaïd et Henri Weber de la Jeunesse communiste révolutionnaire)…
Dans sa conclusion l’auteure revient sur l’événement mai-juin 1968 comme inattendu, multiple et refuse les interprétations dites « libérales-libertaires », néo-libérales en fait. Elle en affirme la force : « faire du politique une chose partagée, le bien commun de toutes et tous, où chacun peut s’exprimer, délibérer et décider » (p. 373). En quelque sorte, un printemps de la démocratie… Vision par trop optimiste ? Au lecteur d’y réfléchir…
Jean-Philippe Martin pour les Clionautes.