Une traite atlantique, mais des histoires différentes
Les chiffres et la réalité sont tout d’abord rappelés par l’auteur : en quatre siècles, plus de 12 millions d’être humains furent déportés pour la partie transatlantique de la traite. Près de 2 millions d’entre-eux moururent avant d’avoir atteint les Amériques. L’ouvrage ne traite pas toute la période, mais se concentre sur les années 1700 à 1808. En effet, c’est « pendant cette période qu’on déporta plus d’esclaves que jamais auparavant, à peu près deux tiers du total ».
Prenant donc comme point d’observation le navire négrier, il se propose d’évoquer quatre types d’histoires : celle du capitaine de navire, de son « équipage bigarré », des « captifs multiethniques » et des abolitionnistes. L’addition des profils, qui sont tous liés d’une façon ou d’une autre à cette histoire, permet de recomposer ce que fut la traite atlantique, même si cet éclairage par alternance peut rendre parfois la lecture du livre moins aisée, car plus dispersée.
Du côté de la classe
Le livre pourra être très utile en quatrième car le programme invite à étudier la traite atlantique à son apogée, c’est-à-dire au 18ème siècle. De même, en terme de support d’étude, l’accent est mis sur « le trajet d’un Africain depuis sa capture jusqu’à sa vie dans une plantation ». C’est clairement le premier aspect que ce livre éclaire. Au passage, signalons qu’on pourra aussi utilement consulter une exposition initiée par le département de Charente Maritime : http://exposvirtuelles.charente-maritime.fr/fr/expositions/la-traite-negriere-rochelaise-au-xviiie-siecle. On peut également citer le site du musée de Liverpool http://www.liverpoolmuseums.org.uk/ism/
Au cœur du navire
Il s’agit véritablement d’une constante de l’ouvrage qui cherche à nous faire percevoir au plus près la réalité et le quotidien d’un navire négrier. A ce titre d’ailleurs, Marcus Rediker multiplie les itinéraires de vie avec des profils très différents et envisage les relations entre le capitaine et l’équipage, les esclaves et les marins, les esclaves entre eux , ou encore le combat mené par les abolitionnistes. Comme le dit lui-même l’auteur, le rideau se lève sur « des milliers de capitaines, des centaines de milliers de marins et bien sûr des millions d’esclaves ».
Il redonne vie à tout un tas de personnage comme le mousse Samuel Robinson, dont il dresse en trois pages la biographie. Il évoque aussi Nicholas Owen, marin et petit marchand d’esclaves. Il n’oublie pas les esclaves dont il propose aussi des portraits, ou encore le marchand Humphty Morice qui fut le plus grand marchand d’esclaves de Londres au début du 18ème.
L’évolution du navire négrier
L’auteur cherche à restituer tous les aspects, y compris les plus matériels. Il en est ainsi donc pour le navire. Leur prix tournait autour de 700 livres et pouvait monter jusqu’ à 1000. A la fin du 18ème siècle, soit de 1787 à 1806, presque 500 navires sortirent des chantiers de Liverpool. Il existait une certaine uniformité dans la structure générale des navires, mais leur taille était néanmoins beaucoup plus variée que ce que l’on a dit ou pensé habituellement. Il détaille ensuite le personnel incontournable comme un médecin, un charpentier, un tonnelier et évidemment un cuisinier. Tous ces éléments factuels et généraux sont entrecoupés de récits de vie.
La traite versant africain
Avant d’être déportés, ces esclaves étaient prélevés sur place en Afrique. L’auteur revient sur les modes d’appropriation en évoquant ce qu’il nomme le « commerce de forteresse » où le capitaine de navire achetait à d’autres Européens, et le « commerce de bateaux » où la transaction se déroulait sur le pont et davantage contrôlé par les marchands africains. Plusieurs cartes agrémentent ce chapitre et permettent une approche par zones, donc très précise. La Côte de l’or représenta 15 % du total des esclaves déportés, mais la zone la plus pourvoyeuse fut l’Afrique centrale avec 38 % du total. L’auteur poursuit dans le chapitre 3 intitulé « de l’étonnement à la terreur ». Il veut nous faire partager les sentiments, l’état d’esprit des esclaves ainsi déportés, sans tomber dans le pathos.
Des portraits détaillés également
Marcus Rediker choisit de prendre du temps pour aborder les personnages, histoire de ne pas réduire la traite uniquement à des statistiques. Ainsi, il présente la figure de John Newton, figure emblématique du capitaine de navire négrier au 18ème siècle. Il fit quatre voyages, mais il fut aussi plus tard pasteur de l’Eglise d’Angleterre et l’auteur du célèbre « Amazing Grace » et auteur d’un pamphlet contre la traite en 1788. Itinéraire particulièrement intéressant et dont l’auteur exploite notamment la centaine de lettres écrites à sa femme au temps où il était capitaine. Chacun de ses voyages a droit à un paragraphe. Les portraits détaillés concernent aussi les navires et il développe le cas du Brooks, navire symbole s’il en est. En effet, c’est en utilisant la référence à ce navire que les abolitionnistes firent passer leur message : tout le monde a en tête cette image avec le plan du bateau et les esclaves couchés et entassés les uns près des autres. De manière très subtile, Marcus Rediker développe d’ailleurs en quelques pages les variations que cette image a connues au moment de sa publication.
Ressources humaines
L’auteur développe ensuite longuement les interactions qui existaient sur un navire négrier en envisageant par exemple les cas de révolte et la façon dont elles pouvaient tourner. Il en envisage trois issues possibles (pages 435 et suivantes). Il dresse aussi un portrait type du marin du navire : « c’est une histoire de guerre, d’argent, de classe, de violence, de race et de mort, qui se déroulait à bord de cet étrange lieu de travail flottant que Stanfield appelait « la vaste machine » . Le meilleur moyen d’engager des marins c’était l’avance qui représentait une somme considérable pour l’époque. Marcus Rediker restitue aussi à quoi on s’occupait durant la traversée et donc aussi à quoi pouvait ressembler une journée type (page 346 notamment). Au travers d’une déclinaison de verbes, c’est donc un peu de ce quotidien que l’on peut tenter d’approcher : monter à bord, travailler, chanter, refuser de manger….
Au total, voici un livre important et foisonnant, certains diront touffus. Par sa thématique et son traitement, il offre de nombreuses possibilités d’illustrations pour le cours. Cependant, on ne peut le résumer à un simple catalogue d’exemples. Envisageant le navire dans toutes ses dimensions, il restitue le poids et l’importance de la traite atlantique pendant plusieurs siècles.
Jean-Pierre Costille pour les Clionautes.