CR de Patrick Mougenet

Cet ouvrage n’est pas à proprement parler le catalogue de l’exposition du même nom, mais il la complète, en approfondit des aspects présentés, et par effets de zooms, livre une trentaine de contributions sans continuité chronologique (qu’on replacera aisément à partir du site de l’exposition : http://www.histoire-immigration.fr/index.php?lg=fr&nav=925 )

Chercheurs français et allemands nous plongent, avec plus ou moins de bonheur, au cœur de l’imaginaire national, de ses représentations, livrant au passage deux conceptions de l’intégration des immigrés. L’ouvrage interroge la construction de l’identité nationale en « explorant les images que ces sociétés produisent sur elles-mêmes et sur les étrangers » (Hans Ottomeyer).

Cerner les figures de « l’ étranger »

La tâche est ardue : comment cerner les figures de « l’étranger » ? Les sources pour les approcher sont pléthoriques et s’ancrent dans des histoires et des tempo bien distincts, ceux :

– de l’Etat qui légifère, qui dénombre livrant une vision statistique, politique et juridique de la question, qui s’offre à une approche positiviste ;

– du monde du travail qui obéit à des rythmes économiques plus larges (besoin de main-d’œuvre, crises, croissance…)

– de la société d’accueil, de l’opinion publique, de la perception, qui relèvent de la longue durée : clichés, stéréotypes, construction de représentations et d’un imaginaire durable qui fait le miel des héritiers de l’Ecole des Annales et de l’histoire culturelle.

Ainsi rapports de police, discours, débats militants (associatifs, syndicaux…) et publics, productions médiatiques (presse, affiches, cartes postales, caricatures, expositions…) et création artistiques (théâtre, cinéma, chanson, peintures…) sont au cœur de cet ouvrage richement illustré.

Qui est « étranger » ? La notion d’étranger recouvre des réalités différentes, dans le vocabulaire même : un seul mot en français pour deux en allemand (Fremde –personne ressentie comme étrangère non en fonction de sa nationalité, mais de ses coutumes, de son comportement…- et Ausländer –qui ne s’applique aux personnes qui ne sont pas de nationalité allemande). Le travailleur « immigré » en France, avant d’être italien, marocain ou algérien… était auvergnat, breton… Etienne François envisage ainsi l’étranger dans les mémoires allemandes. Il circonscrit les « étrangers de l’intérieur » (les migrants régionaux en Allemagne –Prussien, Bavarois,Westphalien etc…- ; les 12 millions d’allemands des anciennes provinces orientales du Reich ; les minorités non germanophones mais intégrées au Reich – Lorrains, Polonais de Haute-Silésie…) des « Allemands de l’étranger » (les Allemands de la Baltique, de Bohême…).
Fremder et Ausländer ne sont pas également perçus par la société allemande. Ainsi les Grecs de l’Antiquité classique sont-ils révérés et admirés depuis la fin du 18ème siècle, tout comme sont enviés Français, Italiens et Britanniques, alors que les Nord-Américains incarnent l’espoir d’une terre d’accueil à la fin du 19ème siècle. A l’inverse, les Slaves, les Polonais nourrissent la méfiance à la même époque. Une vision négative qui se renforce dans l’entre-deux-guerres.

Etranges étrangers

La désignation de populations par des stéréotypes négatifs, le « Rital » et « l’Arabe » en France, à un siècle d’intervalle, « le juif » en Allemagne font figure, tout particulièrement en période de crise, de boucs-émissaires (cf contributions de Yvan Castaut, Stéphane Mourlane, Ralph Schor). Les préjugés sont légion à l’encontre de ces populations définies par des images négatives faisant d’elles des groupes pernicieux, profiteurs voire dangereux ou nuisibles. Une perception qui justifie bien des agressions depuis deux siècles, des troubles d’Aigues-Mortes en 1893 (une véritable chasse aux italiens qui fit huit morts et une quarantaine de blessés) aux « ratonnades » policières vis-à-vis des Nord-Africains en France dans les années 1950/70, lesquels sont fréquemment associés, dans les années 1990, à des islamistes prosélytes, à l’instar d’un Khaled Khelkhal, alors qualifié d’« ennemi public numéro un ».

Des populations isolées et discriminées par l’image : les caricatures xénophobes parues dans la presse française des années 1930 traduisent le passage d’un danger économique et social à un danger politique. C’est ainsi qu’anarchistes, membres du Frente popular, antifascistes italiens, communistes et juifs allemands inquiètent un Roger Roy, caricaturiste pour Gringoire, qui se désole de leur arrivée en France, devenue « le dépotoir de l’Europe ».

Des visions stéréotypées qui puisent leur vitalité et leur validité dans des discours scientifiques récupérés à des fins politiques au 19ème siècle. Fabrice Grognet analyse le concept anthropologique de « race » à travers son « éternel succès ». Le discours racialiste qui a servi la France de la IIIème République pour construire son identité nationale, pour voguer au-delà des mers et coloniser au nom de la « civilisation ». Une conception racialiste qui a conduit, lors de la première guerre mondiale à utiliser la main-d’œuvre étrangère et coloniale en France selon « une très officielle organisation raciale du travail » (Laurent Dornel). Le discours produit en amont a ainsi conduit les autorités civiles et militaires à instaurer une hiérarchie entre les travailleurs étrangers, soit 225 000 coloniaux dont la moitié de Nord-Africains, un cinquième d’Indochinois, quelque 4 500 Malgaches…). En bas de la hiérarchie, les Noirs, très peu présents dans les usines, envoyés au front. L’appartenance supposée à des « races » différentes confère aux populations étrangères présentes en France des aptitudes physiques et des comportements spécifiques. Les clichés vont bon train : les Chinois du Sud sont vus « robustes et dociles », ceux du Nord « médiocres mais disciplinés », quand Malgaches et Martiniquais sont taxés de « faibles et dociles », loin des Annamites, « bons pour les travaux d’adresse, main d’œuvre quasi féminine »…

En somme, ce n’est pas tant la présence réelle et numérique des étrangers en France et en Allemagne que nous invitent à ausculter cet ouvrage, mais bien de jeter un regard sur la perception de ces étrangers par les sociétés d’accueil. Les contributions structurées en quatre parties (1/ Les enjeux ; 2/ Représentations et imaginaires sociaux ; 3/ Arts et médias ; 4/ Autoportraits) sont autant d’études de cas ou de situations qui peuvent servir à introduire un cours, l’iconographie aidant.

Patrick MOUGENET (c) Clionautes