« Le drôle s’est fait une position merveilleuse au centre du pouvoir par ses relations : il est à la fois le mandataire de la presse et l’ambassadeur des ministres, il maquignonne les amours propres, il étend même ce commerce aux affaires politiques, il obtient des journaux leur silence » (Honoré de Balzac).
La personnalité romanesque et mystérieuse de Joseph Lingay (1791-1851), archétype de l’homme de l’ombre indispensable aux puissants, a inspiré à Balzac – qui l’a côtoyé dans le monde de la presse – la silhouette du Des Lupeaux des « Illusions perdues » et a servi à Stendhal – ami personnel du modèle – pour caractériser certains des traits des jeunes ambitieux Julien Sorel et Lucien Leuwen. C’est la vie énigmatique de cet inconnu au coeur du pouvoir, dans les temps troublés qui mènent d’un Empire à l’autre, que s’est attaché à reconstituer Michel Barak.
La piste n’est pas facile à suivre, tant les traces en sont parfois furtives ou équivoques. Son héros est-il une authentique éminence grise, ou bien juste une habile mouche du coche ?
Enraciné dans une époque agitée, fertile aux rebondissements politiques et féconde aux tempéraments audacieux, son itinéraire est, en tout cas, chargé en péripéties. Fils de cabaretiers, éphémère professeur au lycée Charlemagne à la fin de l’Empire, il devient secrétaire d’un préfet et député ultra de la Première Restauration. Témoin des circonstances du retournement du maréchal Ney à l’amorce des Cent-Jours, il semble avoir monnayé sa discrétion sur ce sujet sensible pour mieux se glisser dans l’ombre du pouvoir au début de la Seconde Restauration. Homme lige du duc Decazes au Ministère de la police générale puis au secrétariat de la présidence du conseil, il est chargé de piloter le dossier sensible des Conventionnels régicides exilés. Évoluant vers le modérantisme en même temps que son patron, il tombe avec ce dernier en 1821. Il rebondit alors dans les milieux de la presse, où il a ses entrées depuis qu’à la fin des Cent-Jours il a fait oeuvre de publiciste royaliste clandestin à la tête du Nain Vert. Deux ans plus tard, laborieux contre-polémiste ministériel, il publie un médiocre De la monarchie avec la Charte pour répliquer au flamboyant Châteaubriand en prêchant le «royalisme durable». Après 1821, il mène adroitement un jeu fort trouble. Journaliste engagé ouvertement dans l’opposition libérale, il émarge pourtant simultanément aux fonds secrets dispensés par le ministère ultra de Villèle, au service duquel, semble-t-il, il répond anonymement dans la presse officielle à ses propres attaques ! Pour autant, cheville ouvrière du journal Le Temps fondé en 1829 avec les capitaux des milieux d’affaires libéraux, il y exerce un rôle indéniable dans la défense de la Charte puis dans la Révolution des Trois Glorieuses. Désormais attaché à Casimir Périer, il retrouve son poste de secrétaire de la présidence du conseil en 1831. Faisant allégeance à tous ses successeurs, de Molé en Thiers et de Soult en Guizot, il n’en déloge plus jusqu’en 1848. Véritable “abeille politique” et rouage polyvalent des affaires gouvernementales, il est un gage de stabilité au cœur de la valse ministérielle. Son rôle de proposition semble pourtant modeste, mais il devient la plume attitrée des présidents du conseil et du discours du trône. il est aussi l’intermédiaire privilégié entre la presse et le pouvoir, notamment auprès du très entreprenant Émile de Girardin. Sur le fond, Lingay adhère pleinement, par tempérament autant que par opportunisme, à ce Juste Milieu qui constitue l’essence de l’Orléanisme de gouvernement.
Son étonnante capacité à durer dans les allées du pouvoir s’appuie sur deux points forts : le choix judicieux des patrons auxquels il s’attache, et les mystérieux « papiers Lingay ». Notre homme semble en effet avoir été un collectionneur averti de petits secrets compromettants, dont il usait comme outil d’influence et d’intimidation pour se rendre indispensable aux puissants, ou pour en neutraliser les tentatives d’éviction. Pourtant, sa position institutionnelle est toujours demeurée fragile. Révocable à merci, aussi menaçant que menacé, il ne parvient pas à réaliser son ambition de se faire élire député. Perpétuellement endetté, il vit des fonds secrets ministériels et de publications mercenaires. Introduit dans les milieux littéraires, il noue des liens amicaux avec Stendhal, Victor Cousin, Mérimée, Charles Nodier, Nerval et Théophile Gautier, mais demeure lui-même un médiocre besogneux des lettres dont on exploite l’entregent avec une certaine condescendance. Plus grave, écarté des affaires par la Révolution de février 1848, Lingay perd la main et mise sur les mauvais chevaux pour tenter de se remettre en selle. Après avoir été la plume de l’équivoque préfet de police de Paris Caussidière, républicain sulfureux évincé avec Louis Blanc en août 1848, il repousse les avances de la coterie bonapartiste de l’Elysée qui prépare le Coup d’état du 2 décembre. Il meurt dans la solitude et l’amertume un mois après la réussite de celui-ci, à ce point insolvable que les huissiers venus pour le saisir auraient croisé son cercueil.
Ainsi mis en lumière par son biographe, l’homme de l’ombre s’étiole. Plus saillant par son itinéraire que marquant par son action, Joseph Lingay n’a pas l’étoffe d’une éminence grise. Ce pilier de cabinet ministériel s’est sans doute cru un homme d’influence, mais n’a jamais été plus qu’un homme d’intrigues. Rien d’autre finalement, ainsi qu’en avaient si bien jugé Balzac et Stendhal, qu’un pittoresque – et parfois pitoyable – type littéraire.
Le portrait de cette étrange figure d’antihéros est indéniablement divertissant. Il entrebâille une intéressante lucarne sur les coulisses et pratiques du pouvoir au temps des Monarchies Constitutionnelles. Dès lors, on peut regretter que l’agrément de la lecture soit perturbé par certains inconvénients de forme (absence d’index malgré le fourmillement des protagonistes, nombre significatif de coquilles) et amenuisé par quelques lacunes de fond (en dehors de la mention de sa perpétuelle impécuniosité, rien de concret n’émerge sur la position financière et patrimoniale d’un homme qui a pourtant laissé un contrat de mariage et une déclaration de succession ; de même, le contenu de son inventaire après décès, quoique connu de l’auteur, n’est pas exploité). Il en demeure une légère impression d’inachèvement, qui ne remet pas en cause le mérite de Michel Barak d’avoir exhumé ce «drôle» de l’oubli.
Guillaume Lévêque © Clionautes.