Les chrétiens sont revenus sur le devant de la scène en France ces derniers temps, avec le débat sur le mariage pour tous ou la démission de Benoît XVI et l’élection du Pape François. L’opposition au mariage pour tous a d’ailleurs été l’occasion de voir une image très conservatrice et marquée à droite des catholiques qui manifestaient et de l’Église catholique. Catholique et de droite, une image traditionnelle… Voici pourtant un ouvrage collectif, dirigé par l’historien Denis Pelletier (directeur d’études à l’EPHE, membre du groupe « Sociétés, religions, laïcités », spécialiste du catholicisme à l’époque contemporaine) et le sociologue des religions des religions Jean-Louis Schlegel (membre du comité de direction de la revue Esprit et du comité scientifique de la revue Archives de sciences sociales des religions, éditeur au Seuil et traducteur de philosophes et théologiens allemands), qui nous rappelle qu’il y eut, de 1945 au milieu des années 1980 (et jusqu’à nos jours) des « chrétiens de gauche » : « un monde de militants et d’intellectuels qui ont estimé légitime de s’engager à gauche au nom de leur foi chrétienne. Protestants et catholiques, ils ont eu la conviction que le combat pour le changement devait être conduit à la fois dans leurs Églises et dans la société, sur le terrain religieux comme sur le terrain politique, syndical ou même culturel. » (p. 7).

Une première histoire des chrétiens de gauche

Après une introduction de Denis Pelletier qui présente les « chrétiens de l’autre bord », cette première histoire des chrétiens de gauche s’articule en deux grandes parties chronologiques,. Dans la première partie (1944-1962), Denis Pelletier nous décrit d’abord « Une gauche sans domicile fixe » et s’intéresse à l’héritage de la Résistance chez les chrétiens. Puis Frank Georgi (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de la CFDT et des socialismes) présente le syndicalisme ouvrier chrétien de la CFTC à la CFDT. Tangi Cavalin et Nathalie Viet-Depaule (CEMS-EHESS, spécialistes des prêtres-ouvriers et de la Mission de France) traitent ensuite de « La mission ouvrière : la justification religieuse d’un déplacement à gauche (1940-1955) ». Bruno Duriez (CNRS et Clersé-Lille 1, sociologue spécialiste du militantisme social catholique) s’intéresse pour sa part à l’Action catholique rurale et ouvrière (JAC, JOC, Mouvement familial rural et Mouvement populaire des familles) et à l’engagement à gauche des chrétiens (dans le MRP, le PCF, le MPF et le PSU). Patrick Cabanel (Université Toulouse-Le Mirail, spécialiste de la laïcité, des juifs et des protestants en France) s’interroge sur la culture politique de gauche des protestants français, et Frédéric Gugelot (Université de Reims, spécialiste des intellectuels chrétiens et de la conversion) sur la position des intellectuels chrétiens entre marxisme et Évangile. Jérôme Bocquet (Université d’Orléans, spécialiste des missionnaires français en Syrie) analyse enfin « Un dreyfusisme chrétien face à la guerre d’Algérie »

Dans la seconde partie (1962-1981), Jean-Louis Schlegel revient sur les deux grands événements de la période, Vatican II et Mai 68. Yann Raison du Cleuziou (Université Montesquieu-Bordeaux 4, spécialiste de sciences politiques, des Dominicains et de la politisation du clergé dans les années 1960-1970) dépeint les chrétiens en mai 68 « à la fois prêts et surpris » et Claude Prudhomme (Université Lumière-Lyon 2, spécialiste des missions catholiques depuis le XIXe siècle) « les jeunesses chrétiennes en crise (1955-1980) ». Patrick Cabanel traite quant à lui des « lieux et moments de la contestation protestante ». Puis Frank Georgi se demande si l’autogestion était une utopie chrétienne, et Mathilde Dubesset (IEP Grenoble, spécialiste d’histoire des femmes et du genre) s’il y a eu un féminisme chrétien à gauche. Vincent Soulage (doctorant EHESS, qui prépare une thèse sur les militants chrétiens de gauche dans la France des années 68) s’intéresse à « l’engagement politique des chrétiens de gauche, entre Parti socialiste, deuxième gauche et gauchisme », et Sabine Rousseau (Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, spécialiste des engagements chrétiens depuis 1945, des femmes dans l’Église catholique et de la circulation des théologies de la libération/révolution entre l’Europe et l’Amérique latine) au tiers-mondisme chrétien. Enfin Yvon Tranvouez (Université de Brest, spécialiste des catholiques, des chrétiens de gauche et de l’histoire religieuse de la Bretagne contemporaine) dresse une géographie de la gauche catholique, puis retrace la division théologique des chrétiens de gauche. L’ouvrage se termine par un épilogue consacré aux années 1981-2012, dans lequel Jean-Louis Schlegel s’interroge sur la fin d’une parenthèse, avec les années de gauche au pouvoir et les pontificats de Jean-Paul II et Benoît XVI, avant de tenter de tirer « les leçons d’une histoire ».

La mouvance « chrétiens de gauche », une mouvance plurielle

Tous ces auteurs ont cherché à comprendre comment la République, construite en écartant tout fondement religieux, a pu faire à des militants chrétiens une grande place dans le débat sur la vie démocratique, et ont voulu faire une histoire « totale » du christianisme de gauche. Ils nous peignent le tableau d’une mouvance plurielle dans sa composition religieuse – même si les chrétiens de gauche vont surtout être des catholiques de gauche – entre un protestantisme depuis longtemps ancré à gauche parce qu’il avait dès l’origine épousé le modèle laïque et républicain, et un catholicisme de gauche issu en grande partie de la Résistance, à partir de racines multiples comme la doctrine sociale de l’Église, le dreyfusisme catholique, Le Sillon  de Marc Sangnier, Jeune République, Terre Nouvelle et Esprit. On peut aussi souligner sa diversité sociologique – toutes les catégories sociales sont représentées, l’ouvrier côtoie l’intellectuel, le laïc côtoie le clerc- et géographique. L’autre facteur de diversité, ce sont les modes d’organisation et de manifestation politique et les pratiques militantes : mouvements comme les mouvements d’action catholiques (JAC, JOC, etc.) ou Vie Nouvelle, clubs, réseaux d’influence, expression dans les médias (Esprit, Témoignage chrétien, La Vie catholique, Radio-Loisirs devenu Télérama, Les Éditions ouvrières et Bayard Presse…) pour dénoncer la torture en Algérie, engagement dans des partis (du MRP au PSU et au PCF) ou des syndicats (CFTC puis CFDT), signature de manifestes (« Des chrétiens contre la bombe atomique » en 1950 par exemple), jusqu’aux « porteurs de valise » pour le FLN (le prêtre R. Davezies), aux prêtres-ouvriers ou à l’engagement féministe après Mai 68.

Quelle unité alors dans cette diversité ? Denis Pelletier définit ainsi les chrétiens de gauche: « En interne, c’est-à-dire au sein de leurs Églises, ils portent avec eux une contestation politique des institutions religieuses, à travers laquelle s’inventent de nouvelles manières de croire dans une société qui se sécularise. En externe, dans leur façon d’investir la gauche et l’extrême-gauche, ils développent une contestation religieuse de l’ordre politique, et cherchent à imposer à leurs interlocuteurs une culture forgée par des décennies d’engagement chrétien. Ils donnent ainsi corps, comme rarement auparavant dans l’histoire de la France contemporaine, à cette double vérité selon laquelle le monde politique est un monde de la croyance, tandis que le monde religieux est lui-même traversé par des enjeux politiques. En se fondant à gauche jusqu’à devenir quasi invisibles au cours de dernières décennies, ils participent de l’effacement du religieux à l’horizon de la société française, tout en en disséminant l’héritage (…) » (p. 13-14).

L’engagement des chrétiens de gauche en politique

Après la Libération, l’engagement des chrétiens de gauche s’explique surtout par des motivations religieuses. Dans une France qui se reconstruit et s’industrialise, où l’exode rural est aussi un exode ecclésial qui fait courir le risque de la déchristianisation, il s’agit d’évangéliser les ouvriers, considérés comme les pauvres et les opprimés de l’Évangile. L’Église crée pour cela la Mission de France dès 1941, puis envoie, après guerre, en mission auprès d’eux les militant de l’Action catholique ouvrière et de la Jeunesse ouvrière chrétienne (sans pour autant abandonner le monde paysan, lui aussi terre de mission), dans un investissement social, missionnaire et culturel. C’est aussi l’expérience des prêtres-ouvriers, soutenue par le Vatican en 1949, qui partagent la condition des ouvriers, et bientôt leurs revendications et l’idéologie marxiste. C’est que le PCF est puissant dans les années 1950 et dans le monde ouvrier, il séduit bon nombre d’intellectuels chrétiens (Mounier par exemple, ou plus encore les dominicains Yves Congar et Marie-Dominique Chenu) ou non, et de nombreux chrétiens l’ont côtoyé déjà dans la Résistance, au contraire de leur hiérarchie plus impliquée dans le soutien à Vichy. Le Vatican veut stopper cette tentation du marxisme en 1954, en condamnant les théologiens dominicains et en interdisant les prêtres-ouvriers. L’engagement dans un parti politique, un syndicat, un club devient alors la solution pour un grand nombre de chrétiens de gauche. La période de la guerre d’Algérie est fondamentale dans cet engagement politique, et nombreux sont les chrétiens à dénoncer la torture, certains soutenant même le FLN. En outre la gauche traverse une crise dans les années 1950 : la SFIO déçoit par la politique qu’elle mène en Algérie, le PCF commence à décevoir après l’entrée de l’Armée rouge à Budapest en 1956.

Des années 1960 au milieu des années 1980, la gauche chrétienne traverse sa période la plus brillante. En 1962 débute le concile Vatican II, reçu et analysé par les chrétiens de gauche comme une ouverture de l’Église catholique au monde, une avancée démocratique et une espérance de réforme, d’autant plus que les théologiens dominicains condamnés au début des années 1950 y sont réhabilités, participent aux travaux préparatoires, et au concile en tant qu’experts. Sur cet élan, « le militant « celui qui s’engage dans le monde au nom de sa foi », tient le haut du pavé » (p. 272) pendant les Trente Glorieuses en accompagnant l’action d’un État social modernisateur , à l’image de Jacques Delors qui passe par le syndicalisme puis le Commissariat général au Plan, avant de devenir un des conseillers du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas (et un des inspirateurs du discours de la « Nouvelle Société »). Toute une gauche chrétienne, à l’instar de Jacques Delors ou Michel Rocard, s’engage dans une rénovation de la gauche, dans les Jeunesses étudiantes chrétiennes, dans des clubs (Vie nouvelle par exemple) ou des syndicats (CFDT). Ce mouvement abouti à la création d’une deuxième gauche, avec la naissance du PSU en 1960, et à l’adhésion de nombreux chrétiens au Parti socialiste à partir de1974. Enfin l’ouverture symbolisée par Vatican II coïncide avec Mai 68, et l’on trouve chez bon nombre de chrétiens de gauche, outre une volonté de synthèse entre un Christ humanisé et Marx, la contestation d’une conception paternaliste et autoritaire de l’Église et une ouverture sur les questions de la place des femmes dans l’Église, des mœurs et de la sexualité (d’où l’effarement face à l’encyclique Humanae Vitae qui condamne en 1968 la contraception. Après Mai 68, certains chrétiens de gauche s’engagent au PS, d’autres fondent des communautés libertaires comme Boquen en Bretagne, d’autres se tournent vers le marxisme et la théologie de la libération, et en 1974 Georges Marchais est applaudi par 35 000 militants de la JEC qui chantent l’Internationale devant leurs évêques…

L’effacement à partir des années 1980

À partir des années 1980, les chrétiens de gauche s’effacent, pour plusieurs raisons. Les pontificats de Paul VI, et surtout de Jean-Paul II et de Benoît XVI marquent un recadrage théologique et une interprétation de plus en plus restrictive de Vatican II, ainsi qu’un repli sociologique sur la bourgeoisie traditionnelle, alors que le déclin du christianisme dans le monde ouvrier s’accentue. Les catholiques de gauche quittent l’Église comme bon nombre de Français, des prêtres quittent le sacerdoce et le nombre d’ordinations baisse. La croyance devient conservatrice et individualiste, le croyant sélectionnant ses croyances dans « l’offre » des Églises. Dans le même temps le marxisme s’effondre et la gauche au pouvoir, qui n’a vu aucune grande figure politique de la mouvance « chrétiens de gauche «  émerger durablement dans ses rangs, évolue vers le réformisme et rencontre l’hostilité de l’électorat catholique lorsque qu’elle met en avant des mesures sociétales (on pense à la grande manifestation pour la défense de l’école libre en 1984, à la protestation contre le PACS et à la protestation actuelle contre le mariage pour tous, ainsi qu’aux débats sur les questions bioéthiques et sur la politique familiale).

On ne saurait pour conclure épuiser ici la richesse de cet ouvrage collectif passionnant, qui nous offre un regard approfondi sur un monde qui n’est plus ou qui s’est dilué. L’impression finale est celle d’un désenchantement des chrétiens de gauche qui n’ont sans doute pas su vraiment, surtout chez les catholiques de gauche, séparer strictement convictions personnelles et choix politique, autrement dit faire le choix laïque de ne plus être catholique de gauche mais catholique et de gauche.

Laurent Gayme


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