Ce nouvel ouvrage sur l’année 1814 se distingue des précédents. Alors que la plupart des publications consacrées aux évènements de cette année là ont une approche franco-française et traitent principalement des faits militaires et politiques, nous avons ici une étude plus diversifiée empruntant au culturel comme au politique.  Marie-Pierre Rey, déjà auteur de nombreux ouvrage sur la Russie et les relations franco-russes à l’époque napoléonienne, a réuni ici les contributions d’une quinzaine d’auteurs parmi lesquels des Russes publiés pour la première fois en français.

Réalités et motivations de l’occupation

La première moitié de l’ouvrage est consacrée à l’étude proprement dite de la participation russe à la campagne de France et à l’occupation du territoire. Un rôle essentiel joué par la Russie, si aucune des trois grandes armées d’invasion n’est dirigée par un Russe (elles le sont par Bernadotte, Blücher et Schwarzenberg) toutes comprennent de fort contingents russes auréolés de leur succès de 1812 et 1813 contre Napoléon. Quant au tsar Alexandre 1er, comme le rappelle Marie-Pierre Rey, il joue un rôle majeur dans la direction des forces coalisés et le changement de régime politique. On le perçoit d’ailleurs avec la présentation de l’attitude du comte Razoumovski lors du Congrès de Chatillon, il fait preuve d’intransigeance car le tsar a un projet pour la France et entend le mettre en œuvre alors que ses partenaires sont plus hésitants.

Alexandre obtient d’ailleurs la nomination du général russe d’origine allemande, Osten-Sacken au poste de gouverneur général de Paris. Selon les instructions du tsar, celui-ci fit en sorte que les troupes russes se comportent de la meilleure des manières possibles à Paris, en contraste avec l’occupation de Moscou par la Grande Armée. Un comportement des troupes russes qui au vu de ce qui s’est passé en Alsace ou de ce qui apparait dans les archives judiciaires, semble plutôt éloigné de l’image du cosaque pilleur et violeur que véhicule parfois la mémoire collective. Il y a eu certes des heurts et violences mais ils sont limités. Peu de dégâts également pour les musées et bibliothèques dont les collections restent largement préservées. Cela permet leur réouverture rapide dans Paris occupé.

Plus originaux mais toujours encadrés  sont les rapports entre soldats russes et prostituées parisiennes, certaines illustrées par des aquarelles d’époque qui en perpétuent le souvenir. La mémoire a par contre oublié la présence des prisonniers russes sur le sol français. Ils sont pourtant plusieurs milliers. Internés dans l’est, ils sont déplacés vers l’ouest et le sud avec l’invasion du territoire. Le sort des officiers nous est plus connu que celui des soldats ; car si la troupe est internée en caserne, les officiers ont eux la possibilité de se loger à leurs frais, voire de se déplacer en échange de leur parole de ne pas s‘échapper.

Des visions réciproques

L’entrée sur le territoire français comme le temps d’occupation sont un moment de rencontre lors duquel se confrontent les représentations que l’on a de l’autre et la réalité de celui-ci. Les officiers russes qui ont laissé des écrits, sont souvent issus des milieux les plus favorisés. A ce titre, lors de leur éducation ils ont été sensibilisés à la culture française et parlent souvent le français. Cela ne manque d’ailleurs pas de surprendre les habitants des territoires occupés. Des habitants qui, abreuvés de stéréotypes  par la propagande de la presse française, s’attendaient à voir apparaitre des hordes de « barbares du nord » et qui au final, au vu du comportement des Russes, en ont une meilleure opinion que des Prussiens ou des Autrichiens. Les cosaques apparaissent en réalité bien souvent plus exotiques que terribles.

Les relations sont cependant plus compliquées avec les vétérans de la Grande Armée. Ceux-ci ont longtemps véhiculé l’image de soldats russes comme d‘adversaires cruels, souvent caricaturés en Bachkirs ou Kalmouks. Il faut cependant nuancer cette vision colportée dans des mémoires écrites à postériori et parfois après la répression par la Russie du mouvement national polonais de 1831 qui contribua à ternir l’image des Russes. Cette vision se retrouve également chez de nombreux essayistes écrivant dans les années 1830-1840 ou dans le Francia de George Sand. Par contre la ténacité du soldat russe est reconnue et, de ce fait, nombre de vétérans arguent de leur participation à la campagne de Russie comme d’un droit supplémentaire à la prise en compte de leurs revendications à recevoir pensions et décorations.

Du côté russe, la déception l’emporte souvent, les campagnes de l’est épuisés par la guerre leur semblent bien loin de l’image d’une France prospère. De même que le peu de piété des français choque.  Ils sont par contre conquis, pour ceux qui se voient accorder le droit d’entrer dans Paris, par la qualité et la diversité des monuments parisiens. Ils visitent ainsi les lieux dont leurs précepteurs leur ont parlé et rencontrent les artistes de l’époque. Certains, à l’image du tsar Alexandre, n’hésitent pas à se faire faire leur portrait par les peintres les plus connus tels Gérard. Tandis que le respect du droit, les idéaux de liberté, influencent bon nombre de futurs décembristes. Ils ont cependant du mal à comprendre l’état d’esprit de la foule qui après avoir acclamé Napoléon accueille sans hostilité les troupes alliées.

Mais c’est aussi dans la toponymie et la mémoire militaire russe que se perpétue le souvenir de cette occupation. Un certain nombre de villages se sont vus baptisés de toponymes français en souvenir des combats qu’y ont livré les cosaques. Les régiments de la garde russe ont repris comme marches traditionnelles des musiques et chants composés à l’occasion de la victoire de 1814 sur les Français. Mais pour le reste des Russes, 1814 occupe une faible place, victime de la concurrence de 1812, érigée en guerre de la nation russe contre l’envahisseur.

Une série de contributions diversifiés qui permettent de porter un autre regard sur ce que fut la fin de cet hiver 1814. Cela donne envie de voir traduit un certain nombre des contributeurs qui interviennent dans l’ouvrage.