Au moment de la rédaction de cette chronique, on pouvait lire dans la presseÉlise Vincent, « Quatre ans de prison requis contre un homme accusé de » racisme anti-blanc » », Le Monde, 28-29 avril 2013. que les réquisitions à l’encontre d’un prévenu poursuivi pour avoir traité sa victime de « sale Français » constituaient une « première juridique » (sic). Il n’y avait pourtant aucune nouveauté juridique et l’étonnement suscité trahissait surtout les fantasmes sur un racisme anti-blanc réputé ignoré de l’antiracisme. Partie civile, la LICRA et son avocat Mario Stasi démontrèrent pourtant la banalité du cas de figure au regard des dispositions de la loi et, partant, l’universalité d’un discours antiraciste visant a priori tout racisme, quelle que soit la couleur des prévenus et des victimes.
Devenue LICRA en 1979, la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) fut fondée à la fin des années 1920, comme l’explique cet ouvrage issu d’une thèse dirigée par Serge Berstein et soutenue cinq heures durant en décembre 2010 au centre d’histoire de Sciences po. Sa publication est d’autant plus salutaire que l’histoire de l’antiracisme français est beaucoup moins connue que celle de l’apartheid ou de la ségrégation étasunienne. Souvent caricaturé, l’antiracisme, qui n’est pas une idéologieAlain Finkielkraut, « L’antiracisme est l’idéologie de notre temps », propos recueillis par Dominique Simonnet, L’Express, 30 août 2004. mais une pratique au service du principe d’égalité, méritait qu’on lui consacrât ces pages d’histoire.
L’antiracisme, objet de stéréotypes présents et mémoriels
Le discours universaliste de la LICRA est ancien et notre collègue E. Debono montre comment une association née dans un milieu de de juifs laïques militant contre les violences antisémites en Europe orientale est très vite passée à un discours universaliste dénonçant de façon plus générale le mécanisme raciste. On ne saurait donc affirmer, qu’en changeant une lettre à son acronyme, la LICRA ne se serait convertie qu’en 1979 à la lutte universelle contre le racisme. Perçue comme un réseau de comité de notables Propos publics tenus le 28 juin 2000 à Reims par Patrick Gaubert, alors président de la LICRA, L’Union, 1er juillet 2000., la LICRA d’aujourd’hui, tout comme ses contempteurs, reste assez peu fait de ses origines : celle d’une organisation qui fut naguère très virulente, prôna la « self-defence », au point de causer l’agacement de beaucoup de Français juifs, et surtout très marquée à gaucheDans les années 1920, l’extrême-gauche est incarnée par la SFIO et André Siegfried se demande encore s’il faut y placer le PCF., ne serait-ce que par l’admiration de son fondateur Bernard Lecache pour la Révolution d’Octobre. E. Debono montre d’ailleurs l’ambiguïté de la datation des mythes fondateurs. La LICRA qui fêta ses quatre-vingts ans en 2007 se référait au procès Schwarzbard de 1927 réputé avoir donné naissance à une Ligue contre les pogromes. Il est ici démontré que ladite ligue naît en mai 1928 et se transforme en 1929 en une Ligue internationale contre l’Antisémitisme, laquelle commémore ses dix ans en 1938.
Des sources restituées à la France par la Russie
Parmi les éléments qui font l’originalité de cette thèse, il faut compter avec la restitution par la Russie, en 2000, des papiers de la LICA (et de la LDH), longtemps retenus en URSS après avoir été saisis par le Reich. Ce ne sont pas les seules sources de l’auteur, qui utilise abondamment la presse, de l’Action française à Droit de Vivre, journal de la LICA dont on trouve une collection à la BDIC. Après avoir retracé l’itinéraire de Bernard Lecache et son activité au sein de la Société des amis de la colonisation juive en URSS, Emmanuel Debono part de l’acte fondateur précédant de quelques mois la création de la Ligue contre les pogromes : le procès de Samuel Schwartzbard après qu’il ait assassiné à Paris en 1926, l’ancien dirigeant ukrainien Petlioura, perçu comme l’un des principaux responsables des pogromes d’Ukraine. On retrouve dans le cercle des fondateurs des personnalités comme Joseph Kessel. Après avoir retracé les premiers combats et montré la spécificité rapidement antihitlérienne de la LICA, E. Debono s’intéresse aux structures associatives et discursives de l’antisémitisme avec un éclairage particulier sur l’Afrique du Nord. L’étude se poursuit jusqu’à la guerre et à la libération.
Les décrets Marchandeau
Devant la radicalisation de l’antisémitisme en France, La LICA en vient à réclamer une loi contre le racisme. Il ne s’agit pas encore de la loi actuelle (loi de juillet 1972 attribuée à tort par l’extrême-droite puis les médias à René Pleven) inspirée par la résolution 2142 de l’ONU visant l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (1966). Emmanuel Debono mesure le rôle de l’association dans l’élaboration des décrets signés en 1939 par Paul Marchandeau, garde des Sceaux, maire radical de Reims, d’autant plus concerné qu’il était lui aussi à la tête d’un organe de presse Marchandeau resté à la tête de la ville de Reims occupée, L’Éclaireur de l’Est, avait continué de paraître et fut frappé par les dispositions de l’ordonnance d’avril 1944. Ses presses furent récupérées par l’Union, organe issu de la Résistance.. Comme plus tard la loi de 1972, les décrets Marchandeau posent la question des limites éventuelles de la loi de 1881 et il est clair que les antisémites ne se privent pas d’en dénoncer les effets. E. Debono compare les législations de l’Allemagne de Weimar, du Canada, des Pays-Bas, du New-Jersey et du Brésil dont la LICA s’inspire pour démontrer l’existence de précédents.
La cohésion du corps social républicain
E. Debono montre comment, en souhaitant institutionnaliser l’antiracisme, la LICA obtient les décrets Marchandeau, sans toutefois pouvoir se constituer partie civile, et parce que l’exécutif craint pour la cohésion du corps social républicain. L’histoire de l’antiracisme français (dont la LICA n’est pas à l’origine) reçoit ici un nouvel éclairage qui s’insère dans un continuum et qui intègre les Lumières, l’abbé Grégoire, 1848, l’affaire Dreyfus, la Ligue des droits de l’Homme et la culture politique assimilationniste des députés coloniaux. L’itinéraire de la LICA montre une pratique partie d’un réflexe de défense mais qui finit par s’appuyer sur les valeurs de 1789, même si celles-ci ne figurent pas dans la constitution de 1875. L’association pose donc la question de la cohérence entre institutions, pratiques du quotidien et discours républicain. Malgré cela, Bernard Lecache semble davantage voir dans le racisme, terme apparu au début des années 1930, un projet politique hitlérien qu’une pratique quotidienne fondée sur l’ignorance.
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