L’ouvrage, Gouverner l’islam en France, achevé après le revirement en 2024 de la politique étrangère française sur la question du Sahara occidental, intègre un certain nombre d’éléments d’actualité récente. Il annonce par exemple le rapport sur les Frères musulmans dont il a été question dans les polémiques de ces dernières semaines.

Franck Frégosi est membre du laboratoire Groupe Sociétés, Religions et Laïcités (GSRL-UMR 8582 PSL Campus Condorcet) il dirige à Sciences Po Aix une de ces formations agréées « Droit, Laïcité et Sociétés » destinées aux différents acteurs sociaux, religieux compris et proposées aujourd’hui dans de nombreuses universités. Il enseigne aussi la sociologie des religions en contexte séculier.

L’ouvrage a d’autant plus d’intérêt qu’il présente méthodiquement les opérateurs publics français et extérieurs intervenant dans la vie de l’islam en France, les acteurs musulmans parmi lesquels l’ex-UOIF ou la « Mosquée de Paris », tous replacés dans leur continuum historique, enfin les logiques anciennes et nouvelles du gouvernement de l’islam en France. Il fait un sort au passage à un certain nombre de clichés concernant l’histoire du réformisme religieux en islam ou l’idée que cette religion ne connaîtrait pas de séparation entre le religieux et le politique, séparation qui, de l’avis de certains jugements un peu bâclés, serait naturelle au christianismeVoir à ce sujet Abderrahim Lamchichi, «Pouvoir et religion selon l’islam», Sciences humaines, n°51, juin 1995, p. 10-15. https://clio-texte.clionautes.org/abderrahim-lamchichi-pouvoir-et-religion-selon-lislam.html..

Héritages coloniaux de longue durée

Relier des pratiques actuelles à une continuité d’origine coloniale est potentiellement polémique. L’auteur est pourtant convaincant lorsqu’il retrace les politiques publiques de la France coloniale vis-à-vis de l’islam et la façon dont elles traversent la décolonisation puis la gestion des vagues migratoires successives jusqu’à l’idée d’un islam français avec le constat flagrant d’un certain nombre de continuités.

Alors même que la laïcité suppose avant tout la neutralité et la non-intervention de l’État dans les affaires religieuses, l’auteur étaye méthodiquement une affirmation qui traverse l’ouvrage : lorsqu’il s’agit de l’islam, on est davantage dans un modèle gallican rapprochant la laïcité française d’un modèle autoritaire que de la réelle neutralité attendue d’un État réputé laïque. En outre, depuis les temps coloniaux, l’État, qui a longtemps externalisé la question de l’islam vers les États musulmans affiche aujourd’hui la volonté de résoudre la question de la formation d’imams en France afin d’arrêter les flux extérieurs. Or, pour ce faire, il tend à promouvoir une laïcité des valeurs, parfois au détriment du droit de la laïcité.

Gallicaniser l’islam

Ce volontarisme d’État s’appuie sur des acteurs musulmans institutionnels eux-mêmes éventuellement enclins à tout faire pour se présenter comme interlocuteurs légitimes du pouvoir. Il est d’ailleurs rappelé que l’ancien maire de Tourcoing, aujourd’hui ministre, avait proposé dès 2016 un plaidoyer pour l’islam français dans lequel il entendait « imposer une concorde » en assurant renforcer ainsi « l’esprit de 1905 ». Ce projet de « concordat (sic)» affirmait paradoxalement renforcer la loi de 1905, pourtant si éloignée du traité et de la législation de 1801-18021801 est la date du traité de Bonaparte, premier consul de la République, avec le pape. 1802 est la date de la législation concordataire.. L’ouvrage permet d’ordonner clairement l’impressionnant corpus de normes engendrées par des représentants de l’État au sein de différents ministères pour organiser le culte, désigner certains de ses responsables et même intervenir dans sa doctrine. On se souvient ainsi d’un président appelant en février 2020 à un islam des Lumières, d’une charte de l’imam républicain, œuvre d’un ministre et non d’une organisation religieuse, d’un ministre de l’Intérieur évinçant une organisation religieuse ayant refusé de signer sa propre charte des principes pour l’islam de France (janvier 2021), d’une secrétaire d’État exhortant le culte musulman à accepter le mariage des personnes de même sexe pourtant rejeté par la quasi-totalité des confessions en France« Est-ce que, dans les prêches, on considérera que deux hommes ont le droit de s’aimer et de se marier comme deux femmes ont le droit de s‘aimer et de se marier, comme le disent les lois de la République françaises ? C’est cela que dit la charte » cf. op. cit. p. 189. et d’un procureur sollicitant dans ses réquisitions contre un imam radical une peine comprenant l’interdiction de l’imamat – le lecteur demandera qu’on cite un seul procès de prêtre pédophile où le ministère public a requis l’annulation du baptême ou de l’ordination. La permanence d’une intervention étatique – l’auteur évoque une « police doctrinale » et une vassalisation – ne s’appliquant qu’à une seule religion sur le territoire de la République est ainsi largement étayée par les faits.

Les acteurs du gouvernement de l’islam

Un regard critique est porté sur les acteurs et les logiques de leurs pratiques. Il rend compte entre autres du décalage entre l’influence au sommet d’un certain nombre d’experts dont la médiatisation n’est pas toujours proportionnelle à leur aura académique et dont certains s’emploie à démasquer les réseaux fréristes avec un discours qui s’apparente à ce qu’on a pu lire naguère sur les illuminati ou la franc-maçonnerie. C’est sans doute là un des rappels les plus utiles pour la formation du monde enseignant, en particulier le secondaire. Parmi ces experts, un certain nombre de signatures et de voix qui semblent être de tous les plateaux TV et pour lesquelles la question de l’islam semble quasi-exclusivement dominée par des questions sécuritaires inspirant à leur tour des ministres. L’une des personnalités mentionnées dans l’ouvrage – elle même apparemment partisane d’un concordat et très préoccupée des réseaux du frérisme – s’est d’ailleurs illustrée au moment de la rédaction de cette chronique en présentant comme proche des Frères musulmans l’historien John Tolan, accusation à peu près aussi sérieuse qu’un procès en sorcellerie.

Nombre d’acteurs du culte musulman en France, d’organisations et de personnalités marquantes d’hier et d’aujourd’hui sont passées en revue dans des pages très denses. Le saint-simonien guyanais Ismaïl Urbain, contemporain de Napoléon III, n’est d’ailleurs pas oublié. Un certain nombre de personnalités sont passées au crible, des plus médiatiques aux moins connues, notamment trois femmes imams assez peu médiatisées. L’auteur note que les universitaires sollicités pour leurs expertises sont placés dans une position difficile en étant amenés à servir de caution à des politiques publiques. Celles-ci obéissent toujours à une logique du sommet vers la base, système au sein duquel les principaux intéressés peuvent éventuellement se sentir exclus.

L’ouvrage n’évite pas la mention à de nombreuses reprises de la loi du 15 mars 2024 assimilée à une prohibition du « port du voile simple ». Or, le contexte du débat public et le texte voté demeurent deux choses différentes« Art. L. 141-5-1. – Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. ». De même, la loi d’octobre 2010 (et non novembre 2011) est présentée au moins quatre fois comme une prohibition du « voile intégral »« Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage »… Or, si personne n’ignore que, dans les deux cas, le voile fut au cœur de la discorde médiatique, on n’en néglige pas moins les caractéristiques élémentaires de la règle de droit (impersonnelle et générale) en oubliant au surplus l’autonomie imprévisible du texte. La loi de 2004 n’interdit pas les signes religieux, ni ne définit une casuistique de signes ostensibles mais interdit une certaine façon ostensible d’en userGilles Kepel – forcément cité dans l’ouvrage dans la liste des experts médiatiques – commettait lui aussi ce type d’erreur en parlant en juin 2025 dans les Matins de France culture de « signes ostentatoires (sic) »… . En outre, en évoquant à propos de l’imam Chalghoumi de Drancy (p. 263) sa propension à « reprendre à son compte l’assimilation de l’antisionisme à l’antisémitisme », l’auteur ne donne pas sa définition du dit antisionisme. Opposition à la fondation d’un État juif en 1948 ? Opposition à l’existence d’Israël aujourd’hui ? Opposition à un gouvernement ?

 Vers la fin du top down ?

L’auteur entend qu’on rompe avec des logiques top down étrangères à la laïcité. Il ouvre des pistes de réflexion telles que l’organisation du catholicisme, celle du judaïsme depuis le consulat ou le mode de gouvernement presbytérien synodal de l’Église protestante unie de France. Sachant qu’on n’élira pas un grand imam de France, il envisage également une organisation du culte décentralisée à l’échelle associative départementale et émanant de la base musulmane française.

En lisant ses pages, le lecteur se demandera si on a un jour sollicité le pape pour qu’il accepte la loi de 2013 sur le mariage ou si on a invité les catholiques de Saint-Nicolas du Chardonnet à signer une charte d’allégeance à la République laïque ou de renoncement au monarchisme et au pétainisme… Sauf erreur, on n’a jamais fondé sur une loi spécifique anticatholique la condamnation d’un évêque ayant appelé en 1906 à s’opposer aux lois de la République, celle d’un curé pédophile ou la prononciation par un curé intégriste de propos racistes à l’encontre d’une ministre. 

Au delà du bémol exprimé plus haut, cet ouvrage présente une utilité véritable pour l’enseignant qui ne veut pas s’en tenir à la vulgate salonnarde qui « est dans l’air ». Il sera également utile au citoyen qui souhaite faire le point sur l’organisation de l’islam en France, les rapports ente l’État et les cultes ou l’état d’un droit de la laïcité. Un droit si revendiqué, si conspué, et si mal compris, y compris de ceux qui prétendent le servir.