Bernard Jimenez est parti sur les traces de La Condamine et de Jussieu, membres de la première expédition scientifique française envoyée au Pérou par Louis XV pour connaître la véritable forme de la Terre.

Le récit du voyage est complété par des photographies prises par l’auteur aujourd’hui ainsi que des extraits de comptes-rendus publiés par les savants de l’expédition et de lettres envoyées en Europe.

Dans la Préface, C. Grataloup expose les objectifs scientifiques de cette expédition. Au XVIIe s., des savants européens commencent à s’interroger et à polémiquer sur la forme et le périmètre de la Terre, suivant ou s’opposant aux travaux de Newton. Celle-ci est-elle parfaitement ronde ou allongée ? Aplatie aux pôles et renflée à l’Équateur comme le soutient Newton ?

Il devient essentiel pour avoir des cartes justes de partir vérifier de manière expérimentale les calculs et hypothèses des scientifiques. Ainsi, l’Académie des sciences de Paris lance, avec le soutien de l’État, deux expéditions qui doivent comparer la longueur d’un arc de méridien vers l’équateur et vers le cercle polaire avec les mesures faites en France.

Une expédition scientifique

C’est en 1735 que la première expédition quitte la France pour l’Amérique accompagnée par deux officiers espagnols, tandis que celle au nord du royaume de Suède dirigée par Maupertuis, rejoint par le Suédois Celsius, part l’année suivante, en 1736.

Si l’expédition polaire comportait des risques, elle se déroule rapidement puisque dès 1737, les vérifications donnent raison à Newton.

En revanche, se rendre en Amérique à l’équateur, était un tout autre voyage, beaucoup plus long et dangereux. Méconnu et plein de péripéties, il dura huit ans. Bernard Jimenez nous propose de suivre avec lui ses héros, presque au jour le jour, des sommets de la cordillère des Andes aux profondeurs de la jungle amazonienne.

Dans cette seconde partie du XVIIe s., Louis XIV et son ministre Colbert veulent renforcer la marine royale et développer le commerce maritime, c’est pourquoi les cartes doivent être de plus en plus précises. Mais les astronomes et mathématiciens, tels que J. Richer, Newton, Descartes et les Cassini ne s’accordent pas sur la forme de la Terre : orange ou citron ? C’ est ainsi que l’idée d’un voyage et de mesures prises sur place semblent l’unique solution à ce dilemme.

Effectuer des mesures à l’équateur nécessite l’accord du roi d’Espagne, Felipe V. Celui-ci est favorable à cette expédition scientifique mais exige que deux jeunes officiers espagnols, J. Juan y Santacilia et A. de Ulloa, partent avec l’équipage pour surveiller les Français.

Les scientifiques français sont Louis Godin qui a la responsabilité de l’expédition, Pierre Bouguer, Charles-Marie de la Condamine, Joseph Jussieu ainsi que plusieurs « aides  et compagnons de voyage ». Une fois les fonds rassemblés, ce sont les instruments de mesure les plus perfectionnés, résistants et étanches, qu’il faut emporter. Ainsi Godin se rend à Londres pour en acquérir. Rien n’est laissé au hasard.

1735 départ de France

Le voyage commence le 16 mai 1735 à La Rochelle. L’expédition se dirige vers la Martinique, aux Antilles françaises, où ils arrivent le 22 juin. Pendant le voyage, les scientifiques testent les instruments mis à leur disposition et dès leur arrivée, ils se mettent à recueillir des données, chacun dans sa discipline. Puis le 4 juillet, leur navire part vers Saint-Domingue où l’équipage doit attendre un vaisseau français et l’autorisation espagnole de poursuivre le voyage. Pendant cet arrêt forcé, les scientifiques poursuivent leurs expérimentations et font l’expérience des désagréments de la vie sous les tropiques. Les premières tensions surgissent entre Godin et le reste de l’équipage. Enfin le 31 octobre, le navire hisse les voiles et part cap au sud.

C’est à Carthagène des Indes, ville fortifiée sur la côte Caraïbes, que l’expédition devient franco-espagnole puisque les deux officiers de marine espagnole rejoignent leurs collègues français. Aussitôt débarqués, les académiciens se consacrent à leur discipline avant de repartir le 24 novembre vers l’isthme de Panama. La traversée est mauvaise et les fièvres touchent plusieurs passagers en raison du climat tropical humide. Le voyage est retardé. Ce n’est que le 22 décembre que deux bateaux lourdement chargés remontent le rio Chagres pour ensuite poursuivre par voie de terre jusqu’à Panama, où les savants recueillent de nombreuses données. La mésentente s’accentue entre Godin et certains académiciens mais tous embarquent enfin le 21 février 1736 pour l’équateur.

Après dix mois de voyage les voilà enfin arrivés en Amérique du Sud. Ne parvenant plus à se mettre d’accord, le groupe se scinde en deux : La Condamine et Bouguer partent de leur côté vers Manta, tandis que Godin, les officiers espagnols et le reste du groupe mettent les voiles vers Guayaquil.

La Condamine et Bouguer font de nombreux relevés à Manta où ils sont bien accueillis par les indiens. Le groupe de Godin poursuit jusqu’à Quito, en bateau, à cheval et à dos de mule franchissant les hauts plateaux. Ils y parviennent le 29 mai 1736. De leur côté, La Condamine et Bouguer se séparent : La Condamine veut suivre la ligne de l’équateur jusqu’à Quito, en traversant la cordillère des Andes, où il arrive en juin 1736. Alors que Bouguer, malade, tente de rejoindre le reste de l’expédition à Guayaquil.

La Condamine parvient à franchir jungle, fleuves et montagnes, dans des conditions difficiles, réalisant une des grandes odyssée du continent.

Toute l’expédition se retrouve à Quito

Début juin, toute l’expédition se retrouve à Quito où ils s’installent, faisant de nombreuses observations astronomiques et déterminant avec précision la latitude et la longitude de Quito, quasiment sous l’équateur. C’est là qu’ils apprennent le départ de l’autre expédition pour aller mesurer un degré de méridien, vers la Laponie, conduite par Maupertuis.

Pendant que les scientifiques déterminent leurs mesures, les officiers espagnols explorent les environs de Quito et découvrent les restes de la civilisation préhispanique. Des monuments incas sont décrits et dessinés, procédant aux tous premiers relevés archéologiques. Les objets précolombiens rapportés par les français sont parmi les premiers à entrer dans les collections nationales.

L’expédition connaît de nombreuses difficultés juridiques et financières et c’est pourquoi La Condamine décide de partir pour Lima, le 19 janvier 1737. A la demande de Jussieu, il prend le chemin le plus long et le plus pénible afin d’observer l’arbre à Quinquina dont on connaissait les bienfaits mais pas la plante. Il rédige un mémoire scientifique à son sujet et réussit à obtenir les crédits nécessaires pour poursuivre leur mission. C’est cinq mois plus tard qu’il est de retour pour s’attacher enfin à la mesure d’un arc de méridien.

Pendant ce temps, Godin a reçu l’ordre du roi d’abandonner l’expédition compte tenu des difficultés financières, mais il n’en dit rien à ses collègues et les mesures se poursuivent autour de Quito.

Pendant deux ans, les académiciens et leurs adjoints vivent dans la cordillère, dans des abris rudimentaires, escaladent à cheval ou à pied, dans le brouillard, la neige, le vent et le froid intense, l’altitude et le manque d’oxygène, soumis aux difficultés de transport et de ravitaillement, occupés à chercher les sommets de référence et à mesurer les angles des triangles nécessaires pour déterminer un degré d’arc du méridien. Heureusement les villages indiens sont bienveillants et les deux officiers espagnols ont délaissé leur rôle de cerbère pour aider le savants-aventuriers dans leur rudes travaux. Ceux-ci explorent pour leurs recherches « l’avenue des volcans » et restent fascinés devant les hauts sommets toujours couverts de neige, les lacs et les sources d’eau chaude. Ils réalisent également les premières mesures de vitesse du son.

En septembre 1738, des lettres de France leur apprennent que l’expédition au cercle polaire arctique a déterminé que la Terre est aplatie aux pôles et que Maupertuis en a fait la démonstration à l’Académie royale des sciences le 13 novembre 1737. La mission a été menée en moins de deux ans, alors que celle en équateur est loin d’être terminée. Elle reste cependant essentielle pour quantifier avec précision cet aplatissement. A Quito, l’organisation du travail en deux groupes portent ses fruits, malgré les difficultés financières incessantes. La fin de la triangulation est atteinte mi-juillet 1739, après trois ans d’efforts.

Les académiciens se rendent alors à Cuenca, moins élevée que Quito, et plus agréable pour y installer leur camp de base, même si les dissensions entre Godin et son équipe demeurent fortes. Désirant rapporter des résultats incontestables, ils vont inlassablement répéter leurs mesures. Ce n’est qu’en 1743, après quatre années de recherches et de tâtonnements, qu’ils obtiennent une mesure juste.

Joseph de Jussieu parcourt pendant ces trois années les vastes étendues andines, en limite des neiges éternelles, inconnues des botanistes. Il en ramène un herbier, des centaines dessins et des graines, qu’il envoie à ses frères au Jardin du roi et dont on a conservé les manuscrits. Jussieu explore aussi les forêts de quinquina pour compléter les observations de La Condamine. A Quito, en 1740, Jussieu tombe malade, survit mais est séquestré en raison de l’état sanitaire de Quito. Il exerce la médecine à Quito pendant plusieurs années attendant d’être à nouveau libre de voyager. De décembre 1747 à avril 1748, il part ainsi à la recherche du « pays de la cannelle » et de l’arbre produisant la cannelle amazonienne dont ses frères voulaient acclimater l’espèce pour faire concurrence à la cannelle de Ceylan.

Quant à Godin, en 1744, il a accepté la chaire de mathématiques à Lima pour payer son retour en France, et il a perdu son titre d’académicien. Certains membres de l’expédition, ne se trouvant plus sous son autorité, se dispersent. C’est à Jussieu que l’on demande de se rendre à Lima pour récupérer les instruments scientifiques de l’Académie qu’a gardés Godin. Entre temps celui-ci a décidé de rentrer en France en passant par Buenos Aires. Les deux académiciens font donc le voyage ensemble, observant la faune et la flore. En 1749, ils découvrent Cuzco, ancienne capitale de l’Empire inca et la vallée sacrée des Incas, le lac Titicaca et La Paz. De ses voyages et ses observations, Jussieu nous laisse un herbier, des dessins et un journal manuscrit inestimable décrivant tout ce qui l’entoure, tant les plantes que les coutumes des hommes. Parvenus à La Paz, Godin et Jussieu se séparent, celui-ci veut aller explorer les vallées où pousse la coca. Il la découvre cultivée en abondance et il est le premier à en envoyer des semences à ses frères en France. Il poursuit son exploration vers Santa Cruz, puis les mines de Potosi où, grâce à ses solides connaissances en sciences de l’ingénieur, il crée une machine hydraulique pour soulager le travail des indiens et rétablit un passage par la construction d’un pont.

Des retours échelonnés vers l’Europe

Il part pour Lima où il arrive en janvier 1756. Cela fait vingt ans qu’il est au Pérou. Sans ressources et de santé fragile, il doit attendre pour rentrer en France. Ce n’est qu’en octobre 1770 qu’il s’embarque et arrive à Paris en juillet 1771 après trente-cinq ans d’absence. Une partie de ses envois à ses frères ont été perdus, volés, détruits… il en est profondément affecté et tombe malade. Il meurt en 1779 laissant une œuvre naturaliste immense dont on n’a qu’une infime partie.

Quant à Godin, il arrive à Lisbonne en 1751, son voyage de retour a duré trois ans. Il est témoin du terrible tremblement de terre de 1755 qu’il relate dans plusieurs textes scientifiques, seul à ne pas évoquer la colère divine.

Il devient directeur de l’Académie royale des gardes de la Marine et dirige le nouvel observatoire astronomique. Responsable de l’expédition, il ne publie pas ses résultats et son nom est oublié.

De son côté, en 1743, La Condamine décide de revenir en France en descendant la rivière des Amazones. Il découvre un monde nouveau, une forêt immense où il recueille quantités de données (faune, flore dont le curare qu’il est le premier à rapporter en France, le caoutchouc, les tribus indiennes) sur un terrain qu’aucun scientifique n’a jamais exploré. Il poursuit ses observations astronomiques et cartographiques. Il interroge missionnaires et indiens, recueillant leurs récits, sur les mythes des Amazones et celui de l’Eldorado. Après quatre mois de navigation, il atteint la côte de l’océan Atlantique. Mais plutôt que de s’embarquer pour l’Europe, il rejoint Cayenne en Guyane pour achever sa carte du cours de l’Amazone et poursuivre ses observations astronomiques et géographiques. Ce savant-aventurier finit par rentrer en Europe en novembre 1744, mais il est doublé par Bouguer.

En effet, comme La Condamine, le mathématicien Bouguer a quitté le Pérou en février 1743 en direction de Carthagène des Indes. Il est le premier à décrire des gravures de sites précolombiens entre La Plata et Honda. Il rentre par Saint-Domingue et débarque le premier en France en mai 1743. Il est donc le premier à rendre compte des activités de l’expédition à l’Académie devant le ministre Maurepas le 29 juillet 1743. Le public accourt, friand de leurs aventures. Surtout, les mesures prises vont permettre de calculer le degré réel d’aplatissement de la Terre, information vitale pour la navigation océanique.

La Condamine, oublié de tous, obtient le soutien de Voltaire et fait un brillant retour dans les salons parisiens où il captive son public avec ses aventures sur l’Amazone. En 1751, il publie son Journal. Archétype du savant des Lumières, il devient une des personnalités européennes les plus connues. Profitant de sa notoriété, il défend une méthode médicale, ancêtre des vaccins : l’inoculation.

Cette expédition, partie pour déterminer la forme de la Terre, s’est transformée en véritable aventure qui a duré neuf ans et qui a permis de faire progresser les connaissances dans de nombreux domaines : la forme de la Terre qui est bien aplati aux pôles et renflée à l’équateur, les cartes de géographie, l’ethnographie, l’archéologie, la botanique, les espèces animales nouvelles. Elle est pourtant la plus méconnue des expéditions scientifiques du XVIIIe s. C’est sous le nom « d’expédition de La Condamine » que l’histoire a retenu son nom et l’a faite passer à la postérité.

Le livre s’achève par plusieurs pages d’annexes, de notes et de bibliographie. Un glossaire et un tableau des unités de mesure y ont été adjoints pour en faciliter la lecture.

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