Si les récits des origines des peuples et nations ont fait l’objet de nombreux travaux d’historiens et d’anthropologues il n’en est pas de même des récits des origines des villes, peu étudiés et n’ayant jamais fait l’objet d’une synthèse. J’en ai fait l’expérience en étudiant la légende de dame Carcas, récit racontant la refondation et la christianisation de la ville de Carcassonne pendant la conquête carolingienne. Voir Langlois (Gauthier). – « La légende de Dame Carcas. Les origines épiques », Bulletin de la Société d’études scientifique de l’Aude, tome CIX, 2009, p. 77-87 et CX, 2010, p. 45-58 et un livre à paraître sous le titre Dame Carcas, une légende épique occitane. Faute de synthèse j’ai dû rechercher des éléments de comparaison dans les sources primaires concernant de nombreuses villes. Cet ouvrage vient donc combler un manque.
Un colloque international et pluridisciplinaire
Ce volume coordonné par Véronique Lamazou-Duplan réunit les actes d’un colloque tenu à Pau en 2009. Voici la présentation qu’en font les auteurs : « Une trentaine de contributions étudie le récit et les représentations des origines urbaines telles qu’on les concevait et transmettait du XIe siècle au premier XVIe siècle. Fondations et fondateurs, mais aussi refondations et nouveaux fondateurs, constructions, stratifications, déconstructions, rythmes et enjeux sont ainsi étudiés dans toute leur diversité. L’approche est volontairement pluridisciplinaire (anthropologie, histoire, littérature, histoire de l’art, du droit…), l’aire géographique privilégie la France méridionale et la péninsule ibérique, régions pour lesquelles les études étaient jusqu’à présent moins nombreuses, sans oublier les villes d’Italie, des espaces germaniques ou d’horizons plus lointains… »
La prise en compte des sources d’inspiration et les approches historiographiques font parfois déborder les communications en amont vers l’Antiquité et en aval vers l’Époque contemporaine. Quant à l’espace étudié il ne se limite pas à l’Europe occidentale mais prend parfois en compte les ses marges (Espagne musulmane, Constantinople des Grecs aux Turcs…) ou ses prolongement (l’Amérique latine). Et c’est tant mieux car ces débordements permettent une meilleure mise en perspective.
Il est difficile de rendre compte de toute la richesse et la diversité de la trentaine de communications. Tentons toutefois d’en résumer quelques aspects.
Des récits de fondation de toutes époques
Notons d’abord que toutes les époques ont produit des récits de fondation avec une apogée aux XV-XVIe siècle liée au développement de l’Humanisme suivie par une phase de déconstruction des récits fabuleux avec le développement de l’Histoire critique. Mais le fabuleux a encore sa place au XXIe siècle. Dans la première communication Jean-Pierre Albert rapporte un récit qui serait très banal s’il n’était pas raconté en 2004 par un quechua du Pérou. Le péruvien raconte que son village et les deux villages voisins ont été fondé par trois saints venus de France : Dominique de Guzmán, saint François d’Assise et saint Louis. Ce dernier aurait fondé le village de Huancapi en plantant son bâton au milieu d’un marécage. Par miracle le bâton se serait transformé en un cèdre qui assécha le marais et permit l’installation des habitants. Et depuis le saint Louis est le patron du village.
Des enjeux souvent politiques ou religieux
Les motivations des auteurs des récits sont diverses. Les motifs politiques dominent. Il s’agit par exemple d’affirmer l’antériorité d’une ville face à une autre dans un contexte de rivalités locales : (Toulouse face à Narbonne, Bruxelles face à Louvain, Riom face à Clermont…) ou de rivalités nationales (Paris face à Rome…). En Allemagne les villes libres affirment leur indépendance face à une autorité supérieure en choisissant un fondateur créateur de leurs libertés tel que Charlemagne. Il s’agit aussi de renforcer l’identité commune pour plus de cohésion sociale. . Les motifs religieux sont aussi souvent présents comme à Milan où le souvenir de saint Ambroise est mobilisé contre les hérétiques et les ennemis de l’Église.
Les fondateurs : Troyens, héros de la mythologie, personnages bibliques ou historiques…
Beaucoup de récits s’appuient sur la mythologie antique. Inspirées par l’Énéide de Virgile, les origines troyennes sont les plus anciennement invoquées. Les Arvernes et les Éduens au premier siècle de notre ère tout comme les Francs au VIe siècle revendiquent de telles origines. Ces mythes vont nourrir les récits de fondation composés jusqu’au XVIe siècle. Les origines troyennes sont aussi les plus fréquentes et se retrouvent même dans le monde musulman. C’est ainsi que le sultan turc Mehmed se serait considéré comme descendant des Troyens et aurait manifesté sa joie de venger ses ancêtres en prenant la ville de Constantinople sur les Grecs en 1453. Autre lieu commun : la référence à Hercule et autres héros apparentés, particulièrement présente en Espagne (et j’ajouterai aussi dans le sud de la France). Dans cet espace méridional se sont également développés de nombreux récits de la reconquête sur les musulmans. La prise de la ville et sa christianisation y apparaissent comme une nouvelle fondation. Parmi les autres fondateurs évoqués apparaissent des personnages bibliques, les Babyloniens, les Phéniciens, les Grecs, les Romains, les Gaulois, des carolingiens…
Des fondateurs multiples pour une même ville
Souvent plusieurs traditions contemporaines ou successives se font concurrence, traduisant les débats et les évolutions politiques et sociales de la ville. Prenons l’exemple de Toulouse qui fait l’objet des contributions de P. Arabeyre, F. Bordes et V. Lamazou-Duplan. Pour l’évêque Bernard de Rosier (1432) le fondateur éponyme de Toulouse est Tholus ou Thola, fils de Jacob. Mais pour Étienne de Gan (1453), l’un des clercs de son entourage, il s’agit de Lemosin, arrière-petit-fils de Noé. C’est cette tradition que Nicolas Bertrand, un juriste plusieurs fois consul de la ville, reprend et illustre dans son Opus de Tholosanorum gestis publié en 1515. Mais après un succès historiographique relatif ces deux traditions sont finalement éclipsées à partir de 1525 quand les élites municipales revendiquent l’héritage romain de la ville. D’autres villes s’inventent plusieurs fondateurs successifs. Dans sa contribution sur Narbonne M. Fournié relève qu’un clerc de la collégiale Saint Paul attribue la fondation de la ville à un noble troyen nommé Narbones. Mais pour ce clerc le second et principal fondateur de la ville est son premier évêque, saint Paul-Serge. À Rome les apôtres Pierre et Paul qui figurent à partir du XIe siècle sur toutes les bulles papales apparaissent comme des jumeaux refondateurs de l’Urbs, éclipsant Romulus et Remus.
Rythmes et formes variées de représentation
On note une grande variété dans le rythme de création des récits. Naples, les villes des Marches ou Lyon n’ont éprouvé le besoin de s’inventer des origines qu’assez tardivement. La forme et l’importance des récits varient également beaucoup : simple mention dans une chronique médiévale, roman inspiré de l’Énéide, étude historique… La réception de ces récits est très diverse. Certains sont davantage « un jeu de l’esprit qu’un jeu de mémoire » (P. Gilli) : ils n’ont pas eu d’écho hors du public savant. D’autres sont devenus populaires et durables, donnant lieu à des rites et représentations publiques comme le culte de saint Ambroise à Milan ou les fêtes de christianos y moros à Alcoy.
Pour conclure nous souscrivons pleinement à cette phrase de P. Gilli : « C’est là le premier et non le moindre des mérites de ce volume : offrir par delà les exemples locaux la possibilité d’un croisement des informations et d’un comparatisme de plus en plus nécessaire… ». Loin d’avoir épuisé le sujet, ce colloque est destiné à susciter de nouvelles recherches.