Le choix de cette petite maison d’édition de développer une collection de biographies croisées apparaît comme très pertinent et dans une certaine mesure contribue très largement à un renouvellement du genre, une sorte d’exercice obligé lorsque l’on souhaite s’imprégner de la trajectoire d’un personnage que l’on situe bien entendu dans une histoire plus globale.
C’est peut-être le sous-titre qui éclaire de façon significative la démarche de Thérèse Charles-Vallin lorsqu’elle a pris, à bras-le-corps pourrait-on dire, la mesure de ses deux sujets. Les deux hommes, l’émir Abdelkader et le duc d’Aumale se sont affrontés pendant près d’une décennie lors de la colonisation de l’Algérie. Et puisqu’il faut aborder le sujet,– l’actualité nous oblige – cette biographie nous permet de relativiser, sans trancher dans le débat, une expression hasardeuse sur laquelle les politiques en campagne gagneraient à se montrer plus circonspects. Et cela est valable pour celui qui en est à l’origine comme pour ses dénonciateurs, rarement bien inspirés dans ce domaine.
C’est donc bien le sous-titre « identités meurtries », qui retiendra l’attention du lecteur. Dans ces deux personnages, que tout oppose en apparence, on trouve deux trajectoires, qui conduisent de la gloire à l’exil, sans que ni l’un ni l’autre n’abdiquent leur identité. Leur identité, – encore un terme dont on use, et dont on abuse surtout, en ces temps de campagne – n’est pas une crispation, mais bien au contraire un point de départ pour aller à la rencontre de l’autre.
C’est évidemment le cas du duc d’Aumale, un prince qui aurait pu rester dans son château mais qui a choisi, par la conquête, – un choix sans doute discutable si on veut le juger à la lumière du temps présent –, d’aller à la découverte d’un territoire, mais aussi de ses habitants.
De la même façon, pour l’émir Abdelkader, défendre le pays contre le conquérant, c’est aussi comprendre, à partir de l’identité de ce territoire, comment le développer, et le faire entrer dans la modernité. Et pourtant cette modernité elle est basée sur ces idées importées par l’agresseur, et notamment celle de l’État-nation.
La brutalité de la conquête suscite pourtant chez le jeune émir une réaction de défense qui le conduit à cette résistance acharnée. Cette résistance acharnée, vécue comme une surprise par l’état-major français, suscite cette réaction brutale, qui relèverait clairement aujourd’hui, de par les attaques contre les populations civiles, du crime de guerre. Et comme dans tout affrontement de ce type, il y en eut de part et d’autre.
Les trajectoires individuelles des deux personnages ne sont pas si différentes. Fils de roi, le duc d’Aumale dont le père est monté sur le trône avec les trois glorieuses, commence sa carrière militaire sérieusement en 1837. Il aurait pu se contenter de grades honorifiques, mais il suit avec assiduité les entraînements, couche sous la tente avec ses hommes, et finalement, en 1840, arrive en Algérie pour poursuivre la conquête, et la lutte contre cet émir qui a levé l’étendard du djihad, et qui bouscule sérieusement les armées françaises.
À la croisée des destins
L’éducation d’Abdelkader se fait à la marge de l’administration ottomane, dans la tribu des Hachem, qui jouit d’un grand prestige, et qui s’inscrit dans cette nébuleuse de confréries soufies, pratiquant un islam d’introspection, largement mystique, et en même temps ouvert. En 1827 le père d’Abdelkader se fait accompagner par son fils pour le grand pèlerinage, visite Damas et Bagdad, avant de rentrer au pays.
Le jeune homme a pris la mesure sans doute de la domination turque sur les Arabes, mais il peut sans doute évaluer la mal-gouvernance de cet empire qui domine encore largement le Maghreb et Machreck, sans parler du littoral de la péninsule arabique, là où se trouvent les lieux saints de l’islam.
Abdelkader et son père rentrent en Algérie en 1829, à peine un an avant le débarquement des soldats de Charles X à Sidi Ferruch. Si la résistance des troupes ottomanes est faible, les Français doivent faire face à une résistance des tribus, très divisées, face à l’envahisseur. La tribu des Hachem choisit la résistance, et dès 1832, alors que le régime de la Restauration a été renversé, et que Louis-Philippe Ier règne comme roi des Français, les troupes françaises sont confrontées à une guerre de guérilla plutôt surprenante.
Des précurseurs de la modernité
Distingué par son courage lors des combats de 1832, y compris sous les murs de la ville d’Oran, les chefs des trois grandes tribus, les Beni Amer, les Garhaba et les Hachem, choisissent de se ranger sous la bannière du père d’Abdelkader qui passe très rapidement le flambeau à son fils. Celui-ci est considéré, dans ce qui est une guerre contre l’infidèle, comme commandeur des croyants.
Deux traités successifs signés avec la France, le premier en 1834, et celui connu sous le nom de traité de la Tafna en 1837, sont signés avec l’émir. Son autorité temporelle et spirituelle sont reconnues, et une trêve commence, pendant laquelle le jeune émir cherche à constituer les bases d’un État moderne. La guerre reprend au printemps 1840. 57 000 hommes sont envoyés en Algérie, il s’agit pour le maréchal Valée d’anéantir les points de rassemblement de ce que l’on pourrait considérer comme un proto-État d’Abdelkader, et de mener des offensives coordonnées sur l’ensemble du territoire sur lequel règne le jeune émir.
L’engagement du duc d’Aumale dans les combats qui reprennent est incontestable. Lors de la prise de Médéa le 17 mai, le jeune duc s’engage avec l’ardeur de ses 18 ans, tombe malade, avant de regagner la France. Louis-Philippe organise une tournée triomphale pour son fils, et c’est à cette occasion que le duc d’Aumale est victime d’une tentative d’assassinat, rue traversière, à Paris.
La mort du duc de Chartres, héritier du trône, à la suite d’un accident de cheval, le 13 juillet 1842 est une blessure pour le jeune duc. Celui-ci demande à repartir en Algérie, et il s’engage dans la conquête du territoire de l’émir Abdelkader qui lui oppose « la guerre des buissons », fidèle à sa tactique. Dans le même temps Aumale s’oppose à la brutalité du maréchal Bugeaud, qui ne voit pas d’autres solutions que la répression aveugle pour soumettre les populations.
L’entrée dans la légende
Abdelkader n’est plus seulement un chef de guerre parmi d’autres ; commandeur des croyants, confronté à des troupes mobiles, les colonnes de Bugeaud, l’émir doit entretenir une présence incontestable, ce qui sera à l’origine de la création de cette capitale mobile, la smala qui portera son nom. Cette cité nomade réunit une nuée de tentes organisées selon les appartenances tribales, l’émir en occupe le centre.
Le duc d’Aumale est à l’origine de la prise de cette capitale mobile, à Taguin, le 16 mai 1843. L’émir s’échappe, mais le symbole est particulièrement fort, et fait rentrer le jeune prince dans la légende.
Les travaux de Thérèse Charles-Vallin sur cette période qu’elle intitule : « à la croisée des destins », montre que le duc d’Aumale, tout comme l’émir Abdelkader avait pour l’Algérie des projets qui n’étaient fondamentalement pas très différents. Le prince envisageait une sorte de protectorat reprenant les termes du traité de la Tafna, tandis que l’émir aurait pu accepter une sorte de suzeraineté française, dès lors que l’autodétermination du tribut aurait été respectée.
Jusqu’en 1847, les combats se poursuivent, et le jeu trouble du sultan du Maroc, qui retire son soutien Abdelkader à partir de 1846, permet au générale Lamoricière de l’emporter. Le 24 décembre 18147 Abdelkader se rend, en présence du duc d’Aumale, dont il avait souhaité la présence d’ailleurs.
La révolution de février 1848, l’abdication de Louis-Philippe, modifie complètement la donne pour le duc d’Aumale, tandis que pour Abdelkader commence la route de l’exil qui le conduira du château de Pau, au château d’Amboise où l’émir et sa famille parviennent le 8 novembre 1848.
L’émir Abd el Kader à Amboise, le Prisonnier tant aimé
Le prince président, Louis Napoléon Bonaparte, élu en décembre 1848 entend les doléances des prisonniers d’Amboise, et pour adoucir sa captivité, peu de temps après la proclamation de l’empire le 2 décembre 1852, un an après le coup d’État, l’ex émir est autorisé à se rendre à Brousse en Turquie avant de pouvoir rejoindre la Syrie, et de s’installer à Damas à la fin décembre 1855.
Le 3 mars 1848, le duc d’Aumale et son entourage quittent le sol algérien, pour rejoindre son père, en Angleterre, et connaître 22 années d’exil. L’essentiel de l’activité du jeune duc, âgé de 26 ans en 1848, consiste à faire valoir ses droits sur les biens dont la famille des Orléans dispose en France.
La protection des «gens du Livre»
À Damas, Abdelkader qui se consacre à l’étude de ses maîtres soufis doit intervenir lors des incidents particulièrement violents et les massacres de chrétiens maronites perpétrés par les druzes à partir du mois de mai 1860 dans la région du Mont-Liban. Des réfugiés viennent s’entasser dans la capitale syrienne, et devant le risque de massacres que le gouverneur ottoman pouvait laisser perpétrer, Abdelkader s’engage dans la protection des chrétiens de Damas. Il constitue même une sorte de milice armée pour assurer la défense du quartier chrétien, protégeant autant qu’il était possible Les prêtres Lazaristes, le personnel de l’institution des sœurs de la charité, ainsi que les 400 enfants qui fréquentaient leurs écoles. En remerciement de sa conduite Napoléon III élève Abdelkader à la dignité de grand-croix de la Légion d’honneur.
L’émir Abdelkader, pendant son séjour à Damas quitter le territoire de la Syrie pour se rendre à la Mecque, effectuer le deuxième pèlerinage de sa vie, et se consacrera essentiellement à la réflexion mystique, même si Napoléon III a pu envisager un temps de lui redonner un destin politique dans le cadre de son projet de royaume arabe en Algérie.
Abdelkader assiste à la chute de l’empire, après avoir repoussé avec dédain les approches des envoyés de Bismarck, et il doit également assister à la révolte contre lui de son fils aîné Mahi Ed Din qui rejoint en 1872 un mouvement de révolte en Kabylie, contre les Français.
De Damas à Naples
Ayant définitivement tourné la page de l’Algérie, il s’engage pourtant dans le financement de l’aqueduc de la Mecque et au début de 1883, à la demande de Ferdinand de Lesseps, souhaite participer au percement de l’isthme de Gabès permettant de conduire l’eau de mer vers le Ghott el Djerid, créant sur ces étendues désertiques une mer intérieure.
Le 25 mai 1883, Abdelkader s’éteint, et sa sépulture se trouve à l’intérieur du mausolée de son père spirituel, celui que l’ésotérisme islamique considère comme « le sceau de la sainteté, le grand Muhhy Ed Din ibn Arabi, un des grands maîtres du soufisme qui aura inspiré l’Émir pendant toute sa vie.
Pour ce qui concerne le duc d’Aumale, il devra attendre la chute de l’empire pour revenir en France, en 1889 seulement, et sur la fin de sa vie, apporter son soutien aux libéraux, rejetant le boulangisme. Le duc d’Aumale prend également position en faveur de Dreyfus dès 1894, avant de partir vers son domaine de Sicile en 1897. Il y meurt le 7 mai 1897.
L’ouvrage de Thérèse Charles Vallin est comme le précédent, nous avons rendu compte, superbement écrit. L’appareil scientifique qui l’accompagne et la multiplicité des références n’empêche pas d’en rendre la lecture plaisante, et l’on peut parcourir avec beaucoup d’intérêt les trajectoires de ces deux hommes que l’histoire a pu opposer, mais que le sens aigu de l’honneur a rendu proches.
Comment ne pas être touché par cet engagement de l’émir Abdelkader, précurseur lorsqu’il combattait en Algérie du respect des prisonniers, et qui s’engage physiquement, dans les rues de Damas en flammes pour y défendre « les gens du Livre ». Comment ne pas être touché non plus par ce prince d’Orléans, de sang royal, qui au crépuscule de sa vie s’engage pour soutenir un officier juif accusé de trahison ?
Par-delà les destins individuels, dans les turbulences et fracas de l’histoire, dans l’ivresse des combats, deux jeunes gens sont restés des hommes, libres et fiers. Cela n’est pas si fréquent, mais c’est aussi ce beau message d’humanité que nous délivre Thérèse Charles-Vallin. À plus d’un titre, en raison de sa propre histoire, elle est particulièrement qualifiée pour cela.