Voici un ouvrage rédigé par un professeur d’histoire et de géographie qu’il faudrait mettre entre toutes les mains.

Celle des étudiants–fonctionnaires–stagiaires, qui dans les écoles supérieures du professorat et de l’éducation, attendent avec angoisse leurs mutations, après leur inspection de titularisation, en envisageant comme un exil sans retour, leur affectation dans un collège du neuf-trois.

Il faudrait aussi imposer la lecture de ce livre aux formateurs de ces ESPE, aux inspecteurs pédagogiques régionaux, et certainement, mais de façon absolument obligatoire cette fois-ci, à un certain nombre de « spécialistes », des sciences de l’éducation, ainsi qu’à ceux qui font des succès d’édition en parlant du déclin de l’école, avec un air compassé.

On pourrait peut-être demander aux géographes qui s’intéressent aux questions urbaines, dans de savantes publications, où l’on fait assaut de concepts fumeux et de chorêmes de lire ce livre de témoignages, qui remet en cause, de façon bien décapante un certain nombre d’idées reçues.

Et puis, même si les phénomènes décrits à propos de la cité des Bosquets ne sont pas aussi intenses dans d’autres parties du territoire, peut-être que les élus et responsables, pourraient tirer profit d’une lecture attentive de ces 190 pages qui sont un cri du cœur.

La crise des banlieues est un thème récurrent, et les violences récentes, entre l’attaque au cocktail Molotov des voitures de police, les caillassages des véhicules de pompiers, les incidents parfois qualifiés d’émeutes qui ont suivi « le contrôle d’identité » très particulier, du jeune Théo, on fait resurgir le spectre d’un embrasement généralisé de ce que l’on qualifie de façon totalement stupide d’ailleurs « les quartiers ». Comment un terme a priori totalement neutre qui définit une partie d’un tout, en l’occurrence une zone urbaine, a-t-il pu devenir synonyme de zone de non-droit, de territoire perdu de la république, et au final équivalent à celui de ghetto.

Une belle résidence privée

Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit. La France des 30 glorieuses a construit à partir de 1960, à proximité de la petite ville de Montfermeil, 8000 habitants en 1954, une zone prévue initialement de 10 000 logements, en 1960, pour finalement en réaliser 7000, avec un régime de copropriété. L’échec des différents programmes de promotion immobilière ont conduit les propriétaires à louer ces logements, au départ destinés à l’accession à la propriété. Les propriétaires bailleurs ont réduit au maximum les charges d’entretien pour rentrer rapidement dans leur investissement, les charges de copropriété ont explosé, se sont répercutées sur les loyers, et le cercle vicieux du délabrement s’est très vite constitué.
Tous ces problèmes contribuent à la fuite des classes moyennes, la part des populations immigrées, de 50 % au départ, atteint très vite les 90 % au bout de 15 ans, et le ghetto se constitue d’autant plus que l’accessibilité prévue au départ n’est pas réalisée. La situation d’enclavement est caractéristique du quartier.
Ce phénomène est connu, plusieurs fois analysées, et l’ensemble des dispositifs mis en place,– on apprend dans ce livre que c’est sous le gouvernement de Raymond Barre, en 1980, qu’est lancée la première procédure nommée « habitat et vie sociale » pour réhabiliter certaines cités HLM dégradées – ne changera pas véritablement la situation de cette cité.
Dans la cité des Bosquets, le programme habitat vie sociale permet le rachat d’appartement de la copropriété en voie de délabrement, même si cette politique n’est pas poursuivie, en 1983, du fait d’un changement de majorité municipale, et du tournant de la rigueur. On oublie souvent que c’est en 1981, dans la cité des Minguettes, dans la banlieue lyonnaise, que l’on commence à mettre en œuvre les programmes de politique de la ville, qui s’étaient traduits d’ailleurs par l’envoi en vacances des jeunes du quartier dans les stations balnéaires du littoral languedocien, notamment au Cap d’Agde. La présence dans cette station du premier camping naturiste d’Europe, avait suscité tout de même quelques incidents liés à une sorte de choc des cultures.
Cette cité de Montfermeil a été en quelque sorte de laboratoire et le lieu d’intervention d’un certain nombre de personnalités, de Bernard Tapie, ministre de la ville entre 1992 et 1993, à Éric Raoult dont les actions ont davantage relevé de la communication que de l’action concrète sur le terrain. Ce dernier était ministre délégué auprès du ministre de l’aménagement du territoire, de la ville et de l’intégration entre 1995 et 1997.
On parlera également dans cet ouvrage de l’action pour le moins discutable de Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur avant 2007, dont la réponse aux problèmes de cette cité relevait davantage du déploiement de force policier, que d’une réflexion sur la politique de la ville.
Au fil des années, de 1996 à 2001, et jusqu’à aujourd’hui, tous les sigles et acronymes ont été utilisés pour ce quartier de Montfermeil. De la zone urbaine sensible, avec la zone franche urbaine, censée attirer les entreprises, jusqu’aux grands projets de ville de 2001. ( ZUS, ZFU, DSQ, pour développement social des quartiers, tout l’alphabet y est passé, sans que les habitants n’en voient forcément les effets positifs.)
Ils existent pourtant, et au fil de ces pages Jean-Riad Kechaou, nous fait découvrir, sans aucun idéalisme, la réalité des choses. À partir des témoignages recueillis sur place, des habitants de ce quartier découvert quand il avait 21 ans, des présidents d’associations, des enseignants, des travailleurs sociaux, une enseignante, professeur des écoles, une assistante sociale, un fonctionnaire de police détaché au centre de loisirs de jeunesse de la cité, Jean-Riad Kechaou fait œuvre d’historien, de sociologue, mais aussi de témoin.

Regard sans complaisance

Il n’y a aucune complaisance pourtant, lorsque l’auteur évoque les émeutes de 2005, les relations difficiles avec la police, le rapport perturbé à l’école pour beaucoup de jeunes en rupture.
« Se révolter pour exister » tel est le titre du chapitre que Jean-Riad Kechaou consacre à ces émeutes de 2005. Que l’on ne cherche pas ici dans ces pages une quelconque complaisance à l’égard des violences, car expliquer ne signifie pas forcément excuser, mais déjà chercher à comprendre, pour aller vers la résolution du problème.
Car depuis 2005, même si les problèmes subsistent, beaucoup de choses se sont améliorées. Des barres d’immeubles de 10 étages ont disparu, remplacées par des ensembles de quatre étages, des ensembles d’équipements sportifs installés, la commune espère avec beaucoup d’impatience que l’ouverture physique avec le métro du Grand Paris pourra désenclaver, non seulement le quartier mais surtout les esprits.
On attendait beaucoup d’impatience la partie consacrée aux relations entre les forces de l’ordre et les habitants des Bosquets. Les émeutes de 2005 ont créé une certaine fracture, d’autant que pendant la période qui le conduit jusqu’à son élection en 2007, Nicolas Sarkozy, pour asseoir sa crédibilité, et aussi élargir son socle électoral, multiplie les déclarations martiales, envoie systématiquement les CRS, avant de remettre en cause pendant son mandat, la police de proximité.
Parmi les problématiques que l’on découvre dans cet ouvrage, la jeunesse des policiers, le système de leurs mutations, leurs affectations dans ses commissariats qui leur permet d’accélérer leur carrière, et de retourner plus vite dans leur région d’origine, explique sans doute bien des dérapages. Mis sous pression, souvent proche par l’âge des jeunes gens qu’ils contrôlent, ils ne bénéficient pas forcément du respect qu’inspire l’âge, même à un gamin particulièrement indiscipliné.

Le savoir est une arme, mais les profs cherchent à déserter

On retrouve d’ailleurs le même phénomène pour ce qui concerne les enseignants, évoqués avec beaucoup d’humour par l’assistante sociale du collège Jean-Jaurès, dans ce chapitre « le savoir est une arme », qui traite bien évidemment de l’école. On n’y rencontre cette assistante sociale qui amène les jeunes professeurs, nouvellement affectés, à la découverte du quartier où vivent les élèves qu’ils auront en face d’eux dans leur classe. Ils poussent un soupir de soulagement à la fin de la visite, sans doute surpris d’être encore en vie, après la seule visite qu’ils auront faite du quartier, pendant la brève période où ils y enseigneront. Cela peut se comprendre, et les dispositifs incitatifs, y compris financièrement, avec la prime de réseau d’éducation prioritaire +, sont loin de pouvoir changer les choses.
Mais en même temps d’extraordinaires initiatives sont prises, dans le domaine culturel, avec ce professeur des écoles qui systématiquement amène ses élèves dans des musées, à Paris, avec ce défilé de mannequins avec des vêtements issus des cultures d’origine, avec un sponsoring de LVMH. Ce projet de tour Médicis, qui devrait voir le jour en 2019, si l’alternance de 2017 ne modifie pas les décisions pourtant confirmées par trois ministres de la culture successives, sous le quinquennat en cours d’achèvement de François Hollande.

Clichés du ghetto

L’histoire de ce quartier, c’est aussi celle de ce club de football, considéré comme pestiféré par les voisins. La bagarre générale entre les supporters du club de Montfermeil et celui Neuilly, tout un symbole, voit ce club deux ans de suspension. Mais dans le même temps, même si la suspension élevée, le maire Xavier Lemoine y met des obstacles. C’est l’assistante sociale Laurence Ribeaucourt qui doit s’investir pour que le club puisse à nouveau fonctionner, et le nouveau club, le football club de Montfermeil devient l’espace d’une dizaine d’années l’une meilleures formations d’Île-de-France.

Le Maire qui n’aime pas les musulmans

Évidemment, au vu des débats actuels, la question de l’islam dans les banlieues suscite forcément l’intérêt. La cité des Bosquets n’est d’ailleurs pas fondamentalement différente du reste du territoire français. Jean-Riad Kechaou fait référence aux travaux de Gilles Kepel, qui évoque l’arrivée de prédicateurs des différentes mouvances, Frères musulmans, tablighs, puis plus récemment salafistes.
Parmi ces témoins, on peut citer Ladj, réalisateur de documentaire, qui explique : «on était musulman, c’était normal à l’époque, aujourd’hui c’est grave. Quand est dans la cinquième puissance mondiale, dans un quartier délaissé à l’abandon avec un maire qui te déteste, tu te sens abandonné. Des référents sont tes parents, la mosquée et ceux qui s’intéressent à toi».
Le maire de Montfermeil, Xavier Lemoine est membre du parti chrétien-démocrate, et semble avoir, depuis son élection en 2001, quelques problèmes relationnels avec ses administrés musulmans. La question de la mosquée de Montfermeil, et de et de son agrandissement en 2012 a suscité de multiples tensions qui s’expriment encore, d’autant plus que le premier magistrat de la commune n’a pas hésité à se rapprocher du très médiatique maire de Béziers, dont les propos envers l’islam peuvent à tout le moins poser question.
La première pierre de la mosquée, et du centre cultuel a été posé le 19 juin 2015 par le président de l’Assemblée nationale Claude Bartolone. Ce dernier, natif de Tunisie, comme l’auteur de ces lignes, et Jean-Riad Kechaou natif de Lyon dans une famille tunisienne, ne semble pas avoir de prévention à ce propos, contrairement au maire, Xavier Lemoine, qui décline l’invitation. On découvre dans ce livre que ce maire de Montfermeil a tenu des propos au moins aussi incendiaires que ceux de son collègue de Béziers. En juin 2006 il déclare, en parlant des musulmans : «Ce sera le nous. S’il gagne, on est mort. Moi je suis catholique, français et fier de l’être, et je n’ai pas l’intention de vivre comme un dhimmi, (un non musulman bénéficiant d’un statut particulier dans un pays musulman) dans mon propre pays. Nous sommes différents d’eux et ces gens ne représentent pas la France.» À découvrir cette citation, huit ans avant l’arrivée de ce locataire très particulier à l’hôtel de ville de Béziers, on serait tenté, en pratiquant l’humour noir Noir ? C’est peut-être pas le mot qui convient de crier à l’injustice. Pourquoi le maire de Montfermeil fait-il moins le buzz que celui de Béziers ?

L’islam, sujet sensible

Dans cet ouvrage, Jean-Riad Kechaou donne la parole, sans forcément prendre parti, à ces jeunes qui se considèrent comme musulmans, et qui estiment que pour eux la question du voile est un faux sujet et que les jeunes filles ne sont pas soumises à une quelconque pression de leur famille, et surtout de leur grand frère. Dans le même temps Laurence Ribeaucourt, l’assistante sociale montre qu’il existe véritablement une dégradation des rapports entre les garçons et les filles.
On pourra peut-être interroger l’auteur sur le témoignage qu’il reprend, et à propos duquel on pourrait émettre un avis plus circonspect. La confrérie du Tabligh un mouvement de prédication insistant sur des préceptes stricts et la rigueur morale, est présentée comme un moyen de contribuer à la disparition de la toxicomanie dans le quartier, et même l’assistante sociale largement citée explique que les imams de Montfermeil ont eu un rôle apaisant après les émeutes de 2005, et que les préceptes concernant l’alcool jouent un rôle positif en termes de santé.

Cet ouvrage de Jean-Riad Kechaou interpelle, et même si l’on n’en partage pas toutes les analyses qui apparaissent de façon implicite, sur les questions touchant à la sécurité publique, à la question de l’islam, et à la culture des banlieues, il n’en reste pas moins intéressant, et même essentiel.
Essentiel parce qu’il aborde sans fard tous les sujets, y compris les plus sensibles. Forcément les réponses qu’il apporte à ces préoccupations supposent des nuances, et cela ne s’accommode pas de visions simplistes, d’agitation de principes. Le vivre ensemble que tout le monde espère suppose que l’on comprenne son interlocuteur, surtout lorsqu’il est différent. Mais dans le même temps, on peut aussi envisager que le refus de l’intégration suscite une réaction de rejet. Et c’est forcément dans ses discours sans nuances, sans empathie, sans générosité, que se réveillent les vieux démons de l’enfermement et du repli sur soi, qui touchent aussi bien ceux qui s’estiment rejetés que ceux qui se rassurent en rejetant les autres. Et finalement, du fondamentaliste bigot à l’identitaire bas du casque, tous s’aiment à détester l’autre. Triste constat !
Et pourtant, c’est l’immense mérite de l’ouvrage de Jean-Riad Kechaou, cette banlieue peut se faire belle, pour peu que l’on se donne la peine de la découvrir, de saluer l’immense dévouement de quelques personnes trop rares, et pour peu aussi que l’on mette en œuvre des politiques de l’emploi qui puissent réaliser la seule insertion qui vaille, celle du réveil des talents qui passe par le travail.