« M’adapter… Je n’aurais pas demandé mieux, moi ! Etait-ce ma faute si le monde marchait à l’envers de ma logique ? »
Alan Turing est surtout connu pour avoir réussi à décoder les messages cryptés par la machine nazie Enigma. Mais que sait-on réellement de l’homme derrière le savant ? Élevé loin de ses parents, Alan Turing est peu adapté aux rapports humains. C’est la rencontre à l’adolescence de son premier amour, Chris, qui l’ouvre au monde. Autour de leur passion partagée pour la science se noue une complicité fusionnelle. Mais lorsque Chris disparaît quelques années plus tard, Alan se lance corps et âme dans la recherche et deviendra un atout majeur pour les Alliés. Rythmé par le procès qui finira par condamner son homosexualité, « Alan Turing » retrace de manière intime la vie d’un génie qui a marqué notre Histoire.
Raconter la vie d’Alan Turing de l’intérieur
Sous les plumes de Maxence Collin et François Rivière, le mathématicien britannique qui a décodé la machine de cryptage Enigma et lancé sans le savoir la grande aventure de l’informatique bénéficie d’une nouvelle biographie, qui mêle documentaire et fiction, aussi belle que réussie. Après être tombé dans l’oubli suite à sa condamnation pour « indécence manifeste », ce grand mathématicien britannique a été tardivement réhabilité en 2013 avant d’être érigé en martyr de la cause homosexuelle. Depuis, sa vie a été jouée au cinéma, au théâtre et racontée dans plusieurs livres.
Dans ce roman graphique d’une grande qualité, les auteurs ont pris le parti de raconter autant la vie que l’œuvre d’Alan Turing, tout en s’attachant à le dépeindre comme une personnalité brillante et tourmentée, excentrique et attachante. Ils ont fait le choix d’un récit intérieur plutôt que d’une simple biographie à la troisième personne.
Le but était d’entrer dans la tête de Turing pour comprendre ses tiraillements intérieurs, ses angoisses, sans en donner la clef et sans explication définitive. Maxence Collin résume parfaitement son combat intérieur : « Les grands mathématiciens ne se contentent pas de mettre en branle des équations froides. Il s’agit aussi pour eux d’avoir une intuition première. Au départ, il y a un saut dans le vide qui demande de la créativité. Turing, à la fin de sa vie, moins stimulé par les mathématiques, s’intéresse d’ailleurs à l’écriture. Il y a dans son parcours une dimension constante de réinvention de soi. »
Le récit, et c’est une de ses grandes forces, va bien plus loin que son action pendant la Seconde Guerre mondiale. Il met en avant d’autres aspects de son œuvre moins connue comme ses premières réflexions sur l’intelligence des machines dans les années 1950, des questionnements qui sont encore d’actualité avec l’Intelligence artificielle.
L’idée était aussi de mettre en avant l’amour de cet homme pour les jeux de déduction en distillant quelques secrets au travers des pages.
Les partis-pris graphiques
Aleksi Cavaillez explique très bien sa vision du personnage d’Alan Turing et comment il a souligné sa sensibilité : « Il fallait traiter Turing avec générosité, le simplifier pour en faire un personnage de bande dessinée. Il est difficile à dessiner en raison de son visage assez troublant avec ce regard impénétrable et cette coupe de cheveux typique de son époque. J’ai d’abord fait un travail réaliste avant de me défaire de beaucoup de choses pour donner au personnage une certaine sensualité. Il garde beaucoup de jeunesse dans son visage. Sur les photos, à 20 ans d’écart, il donne l’impression de ne pas bouger d’un cil. Il a comme une juvénilité constante. L’atmosphère mise en place participe aussi à souligner la sensibilité du personnage. Les gros plans d’objets, verres, montres, livres, confèrent de la vie, du mouvement. Le rêve de Turing est peuplé d’objets qui composent son univers mental, le ramènent à l’enfance. Cela permet de faire le lien entre sa vie intime et sa production scientifique. »
Les planches sont entièrement en crayonnés noir et blanc, ce qui donne beaucoup de force au récit tant au niveau des protagonistes que de la mise en scène. Cette biographie originale comporte une part de fiction avec les rêves d’Alan Turing qui sont représentés sous la forme de planche surréalistes très réussies.
De plus, le mathématicien est confronté à des problèmes proches de ceux des artistes. Il vit par et pour son travail, saisi par l’angoisse de la feuille blanche quand il n’arrive pas à résoudre un problème. Il a peur de voir son inspiration se tarir, presque comme un poète. Il était très en avance sur son temps et explorait des domaines entièrement nouveaux sans aucune référence pour le guider. Grâce à l’image, Aleksi Cavaillez rend sensible la beauté des recherches théoriques, notamment en exprimant cette poésie par des formes géométriques.
Un bel hommage au mathématicien britannique
Pour conclure, cet album est, selon moi, un bel hommage et une bonne façon de (re)découvrir la vie du célèbre décodeur de la machine Enigma. Tout, en montrant ce qui le caractérisait, soit du mouvement, inlassable moteur de ce mathématicien acharné et intuitif, adapte de la course de fond, les auteurs dépeignent avec simplicité la complexité de la personnalité et de la vie d’Alan Turing.
Cette biographie se révèle aussi complète que passionnante. Elle montre pleinement les doutes, comme les certitudes, de ce personnage singulier, tout en restant parfaitement abordable pour les adultes comme pour les adolescents (plutôt des Troisièmes ou des lycéens, un peu trop complexe pour un public plus jeune).