Une BD qui met en avant un conflit local autour de l’environnement en mélangeant approche historique, géographique et de science politique.
Dans une dernière news du 21 août 2020, Reporters Sans Frontière signalait que les journalistes environnementaux étaient de plus en plus soumis à pression et comptabilisaient 10 tués en 5 ans et de nombreuses intimidations ( https://rsf.org/fr/actualites/alerte-rouge-pour-le-journalisme-vert-10-tues-en-5-ans) Le cas d’Inès Léraud et de sa Bande Dessinée Algues vertes parue en 2019 y est d’ailleurs cité (plaintes en diffamation, refus d’invitation à un salon du livre). La journaliste Inès Léraud s’est en effet spécialisée depuis plusieurs années déjà sur les questions environnementales et a mené pour France Inter et pour la Revue Dessinée une enquête sur les algues vertes. Pour mener à bien ce projet d’enquête, elle s’est d’ailleurs installée à cette époque en Centre Bretagne. Elle propose sous forme de Bande Dessinée illustrée par Pierre Van Hove une synthèse complète pour l’étude de cette question. L’ouvrage est complété par un dossier documentaire de vingt pages composé d’une bibliographie, de photos, de lettres, d’articles de journaux, autant de documents qui se présentent comme preuve des faits décrits et qui datent du début des années 90 jusqu’à aujourd’hui.
La Bande Dessinée explique en plusieurs temps les différentes étapes et les différents enjeux d’un conflit environnemental dans un espace rural marqué en profondeur par l’industrie agroalimentaire. On y voit apparaître dans un jeu d’acteurs compliqués des tensions très fortes autour du dilemme protection de l’environnement/ développement économique. S’opposent à différentes échelles des acteurs politiques tels que les élus locaux et régionaux mais aussi le gouvernement et les députés, des représentants de l’Etat au sein de structures administratives comme la DDASS devenue ARS, la préfecture, les structures vétérinaires mais aussi des acteurs privés comme les entreprises de la filière agroalimentaire et d’une manière plus large du « lobby breton ». On y rencontre également des journalistes locaux et nationaux, des lanceurs d’alerte et des associations de défense de l’environnement. Les tensions sont fortes et un climat de violences, surtout psychologiques règne…
Dans un premier temps, Inès Léraud dresse le portrait de Pierre Philippe, médecin urgentiste à Lannion qui, le 28 juillet 2009, est confronté à un patient victime d’un malaise sur la plage de Saint Michel en Grève et dont le cheval est décédé, asphyxié par le gaz émis par les algues vertes. On y voit l’engagement d’un lanceur d’alerte qui explique qu’il a été confronté à deux précédents décès au même endroit en juillet 89 et en juillet 99. Ce qui frappe dans son témoignage, c’est l’opacité du silence qui frappe ses courriers signalant les cas à l’ARS, sa solitude pendant des années et son passage à l’acte, comme le fait de parler aux journalistes contre l’avis de son administration en 2009. Ce premier chapitre évoque aussi les conflits liés à la venue de journalistes de Thalassa en 2008 à la suite du décès de deux chiens. C’est la mobilisation des associations écologistes qui contribuèrent à médiatiser l’affaire à l’échelle nationale. Après le décès du cheval, plusieurs ministres se rendirent sur place pour lancer un plan algues vertes.
Le deuxième chapitre met en avant le cas du décès d’un ramasseur d’algues, Thierry Morfoisse le 22 juillet 2009. Ce qui est intéressant dans le traitement de cette affaire est la mise en évidence des conditions de travail des ramasseurs d’algues et la violence psychologique exercée à l’encontre des victimes : intimidations faites aux ouvriers pour transformer leurs témoignages, mise en cause du mode de vie de la victime qui devient coupable et responsable de sa mort. On note aussi la volonté des acteurs publics de ne pas impliquer la filiale de Bouygues et les négligences dans l’instruction du procès (pas de reconstitution, pas d’audition de témoins, mauvais entretiens des analyses de prises de sang…). C’est seulement 9 ans après que la mort de cet ouvrier fut reconnue comme un accident du travail.
Le troisième chapitre met en avant les dénis de l’administration (ARS et préfecture) dans la gestion des animaux morts à Gouessant en 2011. En effet, dans l’estuaire de ce fleuve côtier, 36 sangliers, 1 blaireau et cinq ragondins sont retrouvés morts asphyxiés. L’administration nia tout lien avec les algues vertes.
Le quatrième temps est consacré à l’étude du modèle productiviste breton. Inès Léraud évoque « le modèle agricole breton » décrit par Corentin Canévet. Elle raconte la modernisation des années 50-60, les remembrements et d’une manière générale les transformations des paysages, des modes de vie, de la structure sociale qui en ont découlé. Le graphisme est particulièrement réussi pour montrer la transformation des parcellaires, des champs à hauteur d’hommes. Elle évoque les contestations de l’époque mais aussi montre la transformation de la paysannerie en une industrie agro-alimentaire très performante grâce à l’élevage hors-sol porcin et avicole et grâce à l’utilisation des intrants chimiques. Elle explique aussi l’importance que les Bretons accordent à cette agriculture par la peur de connaître à nouveau la pauvreté et la misère. Mais dès les années 70, les Bretons notent les nouvelles pollutions liées à ces transformations. Même si le lien entre l’agriculture et les marées vertes est reconnu par les scientifiques, une querelle scientifique s’élabore alors. Des entrepreneurs agro-industriels créent ainsi l’ISTE pour démentir le rôle des nitrates dans les marées vertes, pour mettre en avant le rôle des phosphates des lessives des villes. L’Etat ne reconnut seulement qu’en 1999 le rôle de l’agriculture dans les algues vertes.
Dans le cinquième temps, Inès Léraud met en évidence l’importance du lobby breton. Les liens entre les différents groupes d’influence comme le club des Trente ou l’institut de Locarn, les entreprises FTN et les hommes politiques est faite de manière très graphique, efficace et pédagogique.
Le chapitre 6 montre la difficulté que les paysans ont à quitter un système contrôlé par les coopératives agricoles. Ces groupes contrôlent toute la filière agroalimentaire de l’amont à l’aval : vente de pesticides, engrais, animaux mais aussi achats des bêtes. Peu d’agriculteurs réussissent à être indépendants, ceux qui essaient de le devenir, qui sont réfractaires au système se voient vendre des produits de mauvaise qualité, ne sont pas distribués en temps réel, ne peuvent être repris dans d’autres groupes…. Elle met l’accent aussi sur l’importance des subventions qui tiennent le système mais qui sont aussi parfois détournées comme dans le cas des subventions du plan algues vertes. Elle dresse enfin le portrait de deux personnes qui tentent l’expérience du bio et de l’agriculture raisonnée et qui ont dans l’ensemble, une certaine rentabilité.
Le dernier chapitre, le septième, montre enfin que le conflit n’est pas résolu. Malgré les opérations de nettoyage massif, certains espaces difficiles d’accès ne sont pas nettoyés comme l’estuaire de Gouessant ; un joggeur y est mort en 2016. Cette mort a mis à nouveau en lumière les différents procédés décrits précédemment : dénis de l’administration, incitation à ne pas faire d’autopsie, réactions des associations écologistes, convocation des médias et tensions au sein des villages avec des gestes d’une grande violence physique contre les écologistes.
Cette bande dessinée est une bonne ressource pour le thème de l’environnement en spécialité HGGSP en terminale. Elle met en avant un conflit local autour de l’environnement en mélangeant approche historique, géographique et de science politique. Elle illustre également deux des problématiques de la thématique de Géographie des espaces ruraux en France : les espaces productifs agricoles et le conflit en milieu rural.