Jean-Paul Cahn et Ulrich Pfeil, éds, Allemagne 1974-1990. De l’Ostpolitik à l’unification, vol. 3/3, Presses Universitaires du Septentrion, 2009, 329 p., 22 euros.

Le troisième volume de cette série sur l’histoire des deux Allemagnes depuis 1945 nous conduit jusqu’à la chute du Mur et à la réunification. Comme les précédents, il prend la forme d’une série de contributions intégrant histoire politique, économique, sociale et culturelle.

Les chocs pétroliers, à l’origine de la fin de la RDA ?

Plusieurs articles soulignent l’importance de l’évolution des prix du pétrole pour l’histoire économique et, par delà, politique, de la RDA. Au moment même où, malgré le choc pétrolier de 1973, la RFA s’affirmait comme un partenaire incontournable du débat économique mondial lors de G5 de Fontainebleau en 1975, son voisin se trouva douloureusement confronté à une augmentation des prix réclamés par l’URSS pour ses livraisons de pétrole à la fin des années 1970. En 1981, Moscou réduisit les quantités fournies jusqu’à ce que Berlin-est accepte de payer la différence en devises convertibles, ce qui entraîna une vertigineuse augmentation de la dette et réduisit en conséquence les possibilités d’action de la RDA sur la scène internationale. Sur le plan économique, l’extraction du charbon fut développée comme alternative, aussi écologiquement désastreuse qu’économiquement coûteuse : les capitaux qui y furent engloutis ne purent être investis dans des secteurs qui le nécessitaient, et la politique en faveur de la consommation lancée par Honecker à son arrivée fit long feu, entraînant une forte désillusion de la population. Par ailleurs, si la crise des années 1970 fut en RFA à l’origine de la transformation de l’économie industrielle en une économie de services dans le contexte d’une mondialisation accélérée, ce virage ne fut jamais pris en RDA, où les dirigeants s’évertuèrent à développer des produits comme les puces électroniques pour un coût de revient (en 1988) 200 fois supérieur au prix de vente sur le marché mondial. Pour combler le trou sans fond du budget, il fallut recourir à tous les subterfuges possibles, dont la vente de visas pour des prisonniers politiques et dissidents, mais il était déjà trop tard pour éviter la faillite.

Normalisation politique ou nouvelle ère postnationale ?

Les accords et traités signés au début des années 1970 réglaient pour partie le problème des relations interallemandes, mais faisaient l’objet d’interprétations divergentes : aux yeux de la RDA, le traité fondamental du 21 décembre 1972 établissait une pleine égalité de droits entre les deux États, et de fait la RFA renonça à la doctrine Hallstein et des ambassades de la RDA s’ouvrirent dans nombre de capitales, alors qu’aux yeux de Bonn ce traité n’avait pas de valeur internationale. L’affrontement diplomatique se poursuivit donc, feutré, l’objectif étant pour Honecker de se faire inviter dans les capitales occidentales et d’attirer des dirigeants à Berlin. Toutes les subtilités protocolaires étaient requises pour maintenir un équilibre : les Pays-Bas l’accueillirent ainsi en « visite officielle » et non en « visite d’État », sous pression de Bonn. Afin d’apparaître comme un État normal, la RDA favorisa dans une certaine mesure l’ouverture à l’ouest mais dans le même temps s’efforça de marquer sa différence (politique de démarcation, d’Abgrenzung) par rapport à la RFA, afin de ne pas apparaître comme à la traîne de cette dernière. Les hésitations couplées aux restrictions budgétaires rendirent toutefois lisible cette politique qui, dans le champ culturel, laissait plus de possibilités de rencontres entre auteurs de l’est et de l’ouest au moment même où le chanteur Wolf Biermann était déchu de sa nationalité durant un concert à Cologne en 1976, une affaire qui annonça un durcissement de la répression et provoqua de nombreuses fuites vers l’ouest d’intellectuels.
Un point commun aux deux États fut la moindre prégnance de l’idée nationale durant ces années. En 1974, la RDA avait supprimé toute référence à la nation allemande dans sa constitution et, à l’ouest, l’arrivée au pouvoir d’Helmut Kohl en 1982 entraîna une affirmation décomplexée de la RFA. La création d’une « Maison pour l’histoire de la RFA » en 1982 et les ambitieux programmes architecturaux lancés dans la seconde moitié des années 1980 pour transformer Bonn en une réelle capitale symbolisent l’intériorisation de la division des deux Allemagnes : alors que la RDA restait obsédée par l’évolution de la RFA, cette dernière semblait se désintéresser de ce qui se passait à l’est, même si elle versait à sa voisine des sommes de plus en plus importantes pour assurer sa stabilité.

Les hésitations de la réunification

L’ouvrage montre également comment, après la chute du Mur, l’idée de la réunification dut faire son chemin et pourquoi un certain nombre de penseurs de RDA s’y opposèrent au nom de la réforme du socialisme, ainsi que des hommes politiques de l’ouest : le SPD, malgré l’immense prestige de Willy Brandt, suivait alors la ligne de son candidat Oskar Lafontaine, hostile à la réunification par crainte d’un nouveau nationalisme, mais aussi d’une « invasion » des Ossis. Cette position facilita la tâche d’Helmut Kohl, qui réussit à masquer l’ampleur des problèmes que posait ce processus et des coûts qu’il entraînait : les élections du 2 décembre 1990 furent un triomphe de la CDU/CSU, ce qui accrédita l’idée que l’effondrement de la RDA était une victoire du libéralisme alors qu’il s’agissait avant tout d’un échec du socialisme d’origine stalinienne. Plusieurs contributions reviennent également sur le contexte international de la réunification ; d’autres analysent le soutien problématique de la RDA au terrorisme d’extrême-gauche et les différents champs culturels (télévision, cinéma, littérature)…

Ces trois volumes constituent donc une entreprise éditoriale remarquable, qui permet au lecteur francophone de se tenir informé des tendances historiographiques les plus actuelles, dans leur diversité et leurs tensions : on notera ainsi que l’auteur de la conclusion invite à ne pas accorder trop d’importance à la communication interallemande comme facteur d’explication de toutes les évolutions, en particulier en RFA, une position plus nuancée que celle qui sous-tend le premier et surtout le deuxième volume de cet ensemble. Comme toujours, on peut considérer que certaines communications sont moins riches que d’autres, mais l’ensemble est de très bonne tenue et remarquablement cohérent.