« La justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique » se serait esclaffé Clemenceau lors du scandaleux procès en révision d’Alfred Dreyfus en 1898. Ce persiflage ne saurait en aucun cas être étendu à la médecine militaire, ainsi que le démontre la journaliste Elisabeth Segard dans les pages de ce livre. Plus encore, elle met pleinement en évidence le rôle de la guerre – et secondairement de la colonisation – en tant que grand « incubateur médical ».

On fréquente de nombreux noms au fil des pages. Ceux, célèbres, des illustres anciens et des grands pionniers, les Ambroise Paré, Parmentier, Larrey, Percy, Alphonse Laveran, Albert Calmette, Henri Laborit et Valérie André. Ceux également de savants méconnus comme Eugène Jamot qui vient à bout de la maladie du sommeil, Jean Laigret qui jugule la fièvre jaune, ou Émile Jeanbrau qui met au point la transfusion sanguine. Mais aussi de praticiens demeurés inconnus, tels le médecin Alexandre Ollivier, concepteur incompris de la prophylaxie, le pharmacien militaire Julien Jeannel, inventeur du bouillon cube, ou encore le médecin major Ernest Duchesne, précurseur français ignoré de la pénicilline.

On mesure à quel point ces médecins, chirurgiens et pharmaciens des armées, et tant de leurs confrères jusqu’à nos jours, sont ou ont été des acteurs majeurs des grands progrès dans bien des domaines : chirurgie, lutte contre les maladies infectieuses et tropicales, bactériologie, santé publique, hygiène alimentaire, élaboration des règles fondamentales de la médecine d’urgence. Il en est de même pour la mise au point d’innovations pharmaceutiques d’une portée considérable : quinine, traitement de la lèpre, invention de l’atropine, etc.

Les guerres sont des théâtres importants d’innovation médicale et sanitaire. Le rôle de la Grande Guerre comme laboratoire d’innovation est légitimement souligné. La chirurgie réparatrice et reconstructrice y fait des pas de géant. Il en est de même de la radiologie, grâce aux « Petites Curies ». La rééducation y formalise ses protocoles. Blessures psychiques, psychiatrie et stress post-traumatique font de la santé mentale une priorité nouvelle.

La santé militaire touche finalement à tous les domaines, parfois assez inattendus. La chirurgie esthétique y puise ses racines. La médecine légale en bénéficie. Et tout à fait surprenant est le rôle de la médecine militaire dans la promotion de l’hippophagie, pensé comme un double progrès pour le bien-être animal et l’alimentation populaire !

De l’innovation technique à la culture de l’urgence, la porosité est très forte avec la société civile. L’auteure conclut son tout d’horizon en évoquant les domaines de recherche de pointe actuels dans lesquels le service de santé des armées fait œuvre pionnière. Articulé de façon très didactique, ce sympathique livre de vulgarisation est parfois un peu trop inclusif dans son propos. On est légèrement interloqué en découvrant (p.80) l’agrégé de grammaire Léopold Sedan Senghor transfiguré en médecin. De même, l’hommage légitime rendu au découvreur du bacille de la peste Alexandre Yersin semble un peu hors sujet, l’intéressé n’ayant jamais été médecin militaire. Mais le plaisir à parcourir ces pages rédigées d’une plume fluide et expressive est indéniable. La leçon qui en ressort est une vérité parfaitement contre-intuitive : la guerre, qui détruit tant de vies, a aussi permis d’en sauver quantité d’autres.

© Guillaume Lévêque