André Le Nôtre, tout le monde pense connaître ses jardins à la française. Ligne droite, symétrie massifs réguliers, arbres taillés, nature domestiquée, ce sont autant d’images convenues et ressassées, associées à André Le Nôtre, ce bonhomme avec sa bêche, proche du roi.
On croit le connaître car de nombreux livres ont été écrits sur le sujet, des romans, des essais. On croyait le connaître quand on se promenait dans les jardins du château de Versailles, avant la tempête de 1999, dans ses plates-bandes fleuries et ses alignements rectilignes de grands arbres, ou encore avant la réfection de l’été 2013 du parterre du bassin de Latone à l’occasion de l’Année Le Nôtre à Versailles.
André Le Nôtre restait jusqu’à cet ouvrage, largement inconnu. Patricia Bouchenot-Dechin s’est lancé dans cette biographie depuis plus d’une dizaine d’années. Diplômé de Sciences-po, chercheur associée au centre de recherche du château de Versailles, commissaire adjointe de grandes expositions du château de Versailles depuis une dizaine d’années (Dresde-2006, Versailles et les sciences-2010), auteur de nombreux ouvrages biographiques et essais, elle avait abordé le milieu des jardiniers par un ouvrage sur le métier de la dynastie des Dupuis (Perrin, 2007).
C’était commencer à se lancer dans la nébuleuse des jardiniers des Maisons royales. Il a fallu ensuite se plonger dans les archives notariales, dans les archives privées, dans les inventaires après décès, retrouver tous les indices liés à la famille Le Nôtre, déterminer les dessins de la main de Le Nôtre, identifier les jardins où Le Nôtre a donné une idée ou travailler. Ce qui caractérise cette quête, c’est la faiblesse numérique des sources directes. Mais ce qui caractérise le travail de Patricia Bouchenot-Dechin, c’est sa persévérance à retrouver les documents et sa rigoureuse méthode d’analyse pour les resituer dans le contexte foisonnant du quartier du Louvre et des Tuileries, début XVIIe siècle.
L’auteur répond à plusieurs questions, remettant ainsi en cause l’historiographie qui se fonde sur la courte biographie attribuée à un (petit) neveu du jardinier, Claude Desgots. Est-il un homme qui s’est fait lui-même ? Est-il l’homme de Fouquet ? Retrouvant peu de dessins, certains ont dit qu’il ne savait pas dessiner. Qui était Le Nôtre : un jardinier ? Un dessinateur ? Un paysagiste ? Quelle part prend-t-il dans la conception et la réalisation de jardins ? De quels jardins peut-on donc lui attribuer la paternité? Autant de questions auxquelles il fallait répondre pour le quatrième centenaire de la naissance André Le Nôtre le 12 mars 1613.
Les Le Nôtre avant Le Nôtre
Comme tous les hommes de l’Ancien Régime, Le Nôtre est issue d’une dynastie de jardiniers et de dessinateurs actifs dès le début du XVIIe siècle. Dans une étude prosopographique extrêmement riche, l’auteur montre tout ce que l’on peut tirer des archives notariées des Archives nationales.
Au moment de la naissance d’André Le Nôtre, sa famille est depuis plus de quarante ans au service du jardin des Tuileries et y habite depuis une trentaine d’années. Tous interviennent au sein des jardins royaux pendant de nombreuses générations. Et quand la sœur aînée d’André Le Nôtre, Françoise perd son mari, pour la seconde fois dans l’histoire du jardin des Tuileries, une femme devient jardinière en chef dans la grande orangerie des Tuileries, avant que ses filles apprennent à leur tour le métier. Mieux rémunérés que les maîtres jardiniers employés par des particuliers, les jardiniers du roi perçoivent un salaire fixe sur lequel ils payent les plans, la main-d’oeuvre ordinaire nécessaire à l’entretien des jardins royaux et leurs propres gages. Officiers du roi, ils sont pour les plus importants logés sur place, ce qui leur assure une notoriété et l’accès à de nombreux privilèges qui accompagnent le service. Ils peuvent également nouer des relations étroites avec le souverain.
Le Les Le Nôtre, les Mollet, les Desgots se sont partagé le jardin des Tuileries pour lequel ils fournissent des plans d’arbres, des bulbes, dans des serres et même une orangerie que Jean Le Nôtre, le père d’André, fait construire à proximité pour répondre à la demande d’une clientèle privée exigeant la fourniture de plantes rares que le jardinier a tout intérêt à cultiver lui-même pour augmenter ses profits. La paix revenue avec Henri IV, le décollage de l’économie sous Louis XIII ont permis de classer l’agriculture parmi les moyens essentiels de création d’une nouvelle richesse pour le royaume. L’agriculture est le moteur de l’industrie et des dizaines de pieds mûriers sont plantés dans le parc du château de Madrid à Boulogne, à Fontainebleau, sur la terrasse des Tuileries le long de la rue du faubourg Saint-Honoré. Avec la description de cette période, on découvre la rareté des terres à Paris, la multiplication de pots ou de toutes petites parcelles cultivées dans les interstices de la ville pour nourrir 220 000 habitants.
La communauté des maîtres jardiniers à laquelle appartient cette famille est chargée de veiller à l’application des lois, la qualité des plans et des arbres vendus, l’attestation de provenance ainsi que l’approvisionnement de la ville et la mise en culture des marais suburbains. Enfant, André Le Nôtre suit donc depuis sa fenêtre, la création des jardins avec palissades, tonnelles, cabinet de treillage qui sont tout le savoir-faire de jardiniers d’alors. Les jardins de Fontainebleau, de Saint-Germain, des Tuileries, Monceau en Brie, Blois voient leurs parterres refaits, ornés « d’herbes parlant par lettre et devises, chiffres et armoiries ». Les jardiniers cloisonnent, forment des bordures au parterre qui devient une œuvre d’art dessiné et coloré par des terres de différentes couleurs qui séparent les herbes taillées très basses des herbes plus robustes et hautes.
Claude Mollet qui travaille avec Jean Le Nôtre de 18 ans son cadet, apparaît vers 1595 dans les jardins de Fontainebleau, de Saint-Germain avec le titre de « jardinier ordinaire de son jardin devant son palais des Tuileries du côté de la Ville de Paris ». C’est lui qui impose des exigences nouvelles dans la plantation, l’entretien et le dessin des jardins. C’est lui qui impose une prise de conscience de la valeur du jardinier et de la supériorité de son art pour des jardins aux éléments de plus en plus élaborés, nécessitant pour leur implantation des travaux d’ingénierie et de terrassement complexes. Dans son ouvrage paru en 1652 soit cinq ans après sa mort, Claude Mollet consigne son art fruit d’une longue évolution : « de toutes les choses requises à son embellissement, la première est d’y pouvoir planter une grande avenue à double ou triple rang, soit d’ormes femelles ou teigneux, laquelle doit être tirée d’alignement perpendiculaire à la face de devant la maison. Puis doivent être construit les parterres en broderie afin d’être regardés et considérés facilement par les fenêtres, sans aucun obstacle d’arbres, de palissades ou chose autre qui puisse empêcher l’œil d’avoir son étendue. Ensuite, desdits parterres en broderie se placeront les parterres ou compartiment de gazon, comme aussi les bosquets, allées, palissades hautes ou basses en leur lieu convenable, faisant en sorte que la plupart desdites allées aboutissent et se terminent toujours à quelques statues ou centres de fontaine. Et pour perfectionner l’œuvre, placer les statues sur leurs piédestaux et les grottes bâties en leurs lieux plus convenables, puis élever les allées en terrasse suivant la commodité du lieu, sans oublier les volières, fontaines, jets d’eau, canaux et autres tels ornements, lesquels étant dûment placés, chacun en leur lieu, forment le jardin d’un plaisir parfait ». Claude Mollet, actif cinquante ans plus tôt est bien le maître d’André Le Nôtre. Par le charme de ses créations, il porte le métier de créateurs de jardins, plus haut dans la hiérarchie sociale des métiers.
Jean Le Nôtre, associé avec son gendre Simon Brochard qui réalise pour lui les dessins, travaillent sur ces principes aux nouveaux jardins du palais du Luxembourg commandés par Marie de Médicis à son nouvel intendant des jardins, Jacques Boyceau, gentilhomme de la chambre du roi. Très novateur, celui-ci propose des compositions amples, homogènes et hiérarchisées avec des terrasses qui surplombent les parterres et d’allées encore plus proportionnées. Les jardins de Claude Mollet dessinés vingt-cinq ans plus tôt sont bientôt dépassés. Par l’étude des Le Nôtre avant Le Nôtre l’auteur met en évidence l’évolution dans l’art des jardins que Le Notre a vécu dans sa jeunesse.
La jeunesse d’André Le Nôtre
L’auteur met au jour le lien du jeune Le Nôtre avec les dessinateurs avant la fondation de l’Académie royale de peintures et de sculptures. En effet l’art des jardins passe à cette époque déjà par le dessin des plans de jardin, fondé sur un enseignement artistique très élaboré. C’est sans doute entre 1625 et 1629 que se situent ses quatre années d’apprentissage, période au cours de laquelle il accompagne son père et ses oncles sur le terrain dans les différents chantiers dont les commanditaires peuvent être le cardinal de Richelieu pour son nouvel hôtel à Paris, le troisième plus grand chantier parisien après le Louvre et le Luxembourg et le plus important chantier civil du règne de Louis XIII. Il contemple alors l’œuvre de l’architecte Jacques Lemercier qui a repris le chantier de Salomon de Brosse.
L’auteur insiste ensuite sur la formation qu’il reçut dans l’atelier de Simon Vouet, revenu de Rome, reconnu comme « une des gloires de la peinture italienne » ! Simon Vouet est issu par son grand-père du monde de l’Ecurie royale, et par son père, du milieu des peintres du roi. Il n’est pas impossible que des relations plus proches dans l’hôtel du roi, aient orienté cet apprentissage de Le Nôtre auprès de Vouet. À cette époque le premier peintre travaille à des décors de chantiers considérables, au Luxembourg, au château du Chilly, pour l’Ecuyer de la Grande écurie le marquis d’Efiat, pour le cardinal de Richelieu qui construit son château dans la ville de Richelieu dans le Poitou et la chapelle de sa maison à Rueil, pour le surintendant des finances Claude de Bullion pour son hôtel parisien et en dernier lieu, durant l’été 1638 au Château-neuf de Saint-Germain pour l’appartement de la reine dans l’attente de la naissance de l’enfant royal. Il est difficile de déterminer le rôle du jeune Le Nôtre dans cet atelier si prolifique. Mais Vouet sait accueillir les jeunes vocations et déceler le talent. De là, découlent ses liens de Le Nôtre avec Nicolas Poussin et Charles le Brun mais également avec Le Sueur, Perrier, Mignard, Bellin, Patelle, Cotelle, Sarrasin, Lerambert… Autant d’artistes prestigieux du siècle de Louis XIV.
Jean Le Nôtre est un entrepreneur très en vue sur la place de Paris qui a engagé de nombreux chantiers dans les années 20 pour le réaménagement des dehors du château du duc de Longueville, Henri d’Orléans, entre Chaumont en Vexin et Gisors. Il a travaillé à Coulommiers. À la fin des années 30, Jean Le Nôtre travaille pour le prince de Condé à Chantilly, pour le maréchal de Bassompierre à Chaillot. André Le Nôtre a 22 ans en 1635 quand son père travaille à Blois pour Gaston d’Orléans où il va connaître l’effervescence qui entoure tout mécène et collectionneur.
La faillite de son père au début de l’année 1639 est un choc dans le milieu du Louvre. Jean Le Nôtre s’est lancé dans de grands investissements dont il ne peut honorer les dettes ni les contrats. Il est emprisonné puis libéré sous caution grâce à son gendre Pierre Desgots. Mais il ne passe plus d’actes juridiques, ayant contrevenu aux « bonnes mœurs » des officiers du roi. De « jardinier du roi dans grand jardin des Tuileries », il ne signe plus que « maître jardinier ordinaire chez le roi ». André Le Nôtre est marqué par l’honneur perdu de son père.
La clientèle de Le Nôtre
André reprend les clientèles de son père et de Claude et André Mollet, les multiplie puisque l’aristocratie développe à Paris des hôtels particuliers où il est nécessaire d’avoir un jardin, des résidences de campagne… Il devient un expert de la maîtrise des jardiniers, étant un des quatre jurés sur Paris. Sa qualité d’expert n’est pas payée mais lui donne des capacités d’analyse face à l’évolution du métier et des techniques.
À quarante-quatre ans, André Le Nôtre achète en mai 1657, l’office de contrôleur général des Bâtiments du roi, des Jardins, des Arts et des Manufactures de France moyennant 40 000 livres, qu’il obtient par le clan de sa marraine. Il est ainsi au sommet de la hiérarchie de ce département si important sous Louis XIV. Ses fonctions de contrôle l’emploient désormais un an sur trois pour intervenir dans des domaines divers et développer ses compétences multiformes, et ceci pendant plus de quarante ans.
Mais après la faillite de son père, André Le Nôtre qui n’a pas démérité est déjà apprécié dans l’entourage royal. Le roi lui a accordé un brevet de jardinier le 26 janvier 1637 que l’auteur a exceptionnellement retrouvé. Par sa famille, par le monde des jardiniers, Le Nôtre est au cœur de relations entre les dessinateurs, les graveurs, les architectes, et celui des juristes, des parlementaires. En ce moment foisonnant du règne de Louis XIII, il participe aux cercles scientifiques, aux cercles mondains, celui de Mme de Sévigné ou de Mme de Scudéry. Passionné de techniques d’instruments scientifiques nécessaires à la topographie et à l’hydrographie, il fréquente les cercles religieux et notamment le couvent scientifique des Minimes. Tous découvrent alors le principe de l‘anamorphose, passionnante nouveauté de l’optique du XVIIe siècle. De là découle une façon de voir le paysage, la globalité d’un jardin, la perspective et les moyens de modifier sa topographie.
Dans la formation de Le Nôtre, l’auteur a relevé les difficultés d’écriture et de contact avec l’écrit du jeune homme. Dans les lettres, elle a analysé une forme de dyslexie qui expliquerait une vision différente de l’espace pour Le Nôtre, son étonnante capacité d’adaptation, une mémoire visuelle hors pair et sa prédilection pour l’image. De son éducation découlent son aisance oratoire, son imagination sans limite face aux problèmes qui lui sont soumis, sa mémoire exceptionnelle, son sens aigu de la proportion qui comblent largement les difficultés de l’écrit.
Dans les années 30, son père l’avait fait participer aux grands chantiers des jardins de Paris et de la région parisienne. On peut suivre en détail et c’est passionnant, tous les chantiers contemporains de Versailles, chantiers royaux ou chantiers particuliers. Tous portent la marque de Le Nôtre avec la difficulté d’estimer la nature de son intervention parmi les autres membres de son atelier ou, on dirait de nos jours, de son agence. Et cette marque de Le Nôtre, c’est la course à l’horizon, une symétrie où rien n’est pareil, un naturel travaillé pour déconcerter l’œil, des arbres poussant librement, des herbes hautes au loin ou des pelouses de velours rases au premier plan… Là encore notre représentation du jardin à la française se fissure laissant apparaitre une œuvre nouvelle, comme le décapage et la restauration d’un tableau qu’on croyait connu. L’auteur propose à la fin de son ouvrage une précieuse liste argumentée des interventions de Le Notre, liste qui fait désormais référence.
Ce qui signifie que la carrière de Le Nôtre remonte bien avant Vaux-le-Vicomte.
D’ailleurs l’auteur remet en cause la date de création du jardin de Vaux, pour la placer au début des années 40, tandis que le château prend forme sur le plan d’architecte du 2 août 1656. Il a fallu quinze ans de patientes tractations pour convaincre les différents propriétaires avoisinants de vendre les parcelles de terrain à Fouquet qui transforme ainsi un domaine initial de 90 ha en un ensemble de 500 ha dont 33 dédiés aux jardins. De même ce lieu commun de l’arrestation de Fouquet pour la fête de 1661, est battu en brèche car c’est sous-évaluer la connaissance du jeune Louis XIV sur l’art des jardins, sur l’art topographique et son plaisir à en visiter le plus possible. Louis XIV et Colbert se sont d’ailleurs rendus à plusieurs reprises à Vaux ainsi qu’à Saint-Mandé en présence ou non du maître des lieux. Suivant les chantiers des jardins, ils savent que Le Nôtre est déjà une figure de proue de l’art des jardins bien avant Vaux-le-Vicomte. Vaux est plutôt sa consécration car Fouquet qui connaissait Le Nôtre depuis longtemps et sans doute mieux qu’on ne l’a jamais dit, a fait graver son œuvre à cette occasion.
Après le rêve de Vaux-le-Vicomte, le rêve du roi
Les travaux historiques et récents sur le jardin de Versailles viennent confirmer la cohérence d’un plan d’ensemble conçu très en amont autour d’un double axe déterminé par le premier château de Louis XIII et ses jardins, plan progressivement affiné. Selon l’auteur, le dessin-dessein du parc précéda bien l’achat des terres du domaine de Versailles. (p 211) Déjà était décidé le grand axe est-ouest long de 13 km, la terrasse au pied du château, la trame orthogonale des bosquets, la façade sud destinée à accueillir comme il est courant à l’époque un parterre de fleurs, une orangerie. Déjà décidés, l’axe secondaire Nord-Sud et la pente naturelle entre le château et le bassin du Dragon sur laquelle Le Nôtre trace une allée d’eau comme il l’a déjà fait à Gagny, à Fromont, et à Vaux et qu’il est en train de réaliser à Juvisy. En engageant ce chantier, il place ses hommes pour renforcer l’équipe de jardiniers de Versailles, des maîtres-jardiniers parisiens chargés des parterres, des pelouses et des orangers, des potagers, des jardiniers et fruitiers, des jardiniers fleuristes, des jardiniers du troisième rang qui conduisent les « jardins de propreté » ou jardin de plaisir et d’agrément. De l’année 1663, ce chantier compte déjà 86 garçons pour les seuls travaux concernant les jardins.
Rapidement, malgré l’appui du roi, les objectifs de Le Nôtre se heurtent à ceux de François le Vau chargé de surveiller les chantiers et les dépenses, devant l’ampleur des travaux où déjà 500 ouvriers travaillent au terrassement. Rapidement un boulingrin apparaît, parterre de gazon, genre jusque-là inédit dans l’architecture des jardins en France. Puis Le Nôtre veut ouvrir l’horizon au-delà du parterre situé au pied du château. Il faudra l’appui involontaire des Menus plaisirs organisateurs des grandes fêtes en plein air, pour doubler la surface de l’allée royale.
Et pendant ce temps, André Le Nôtre court d’un chantier à l’autre, à Chantilly, à Paris pour l’achèvement du Louvre et du jardin des Tuileries, pour l’ouverture de l’axe des Champs-Élysées, à Saint-Germain où il fait abattre l’enceinte du côté de l’aile nord et la remplace par un saut de loup encadré par une grille. Il négocie avec les fontainiers, des producteurs de plantes, les dessinateurs, le chef des terrassiers. Il surveille étroitement l’approvisionnement en végétaux des domaines qu’il crée, fournissant buis, arbrisseaux, arbre de haute tige, lauriers-rose, fleurs en pot et fleurs en terre.
Le Nôtre reçoit de nombreuses gratifications du roi pour ses travaux, avant que le roi ne lui accorde en 1675 ses lettres de noblesse et la croix de Saint-Michel. Mais déjà il bénéficie de très grandes faveurs, montant dans le carrosse du roi et sa gondole, apprécié de la famille royale. Il a le droit incroyable d’agrandir d’une petite aile sa maison des Tuileries dans le jardin du roi pour ses propres collections! Ses qualités de dessinateur le feront inviter en avril 1677 au siège de Cambrai, afin qu’il donne des dessins préparatoires aux tableaux et tapisseries du roi.
Dans les années 1670, sa réputation est extrême. Il rencontre Le Bernin au Louvre, le reçoit chez lui en 1665 puisque le sculpteur entend voir ses collections. Les ambassadeurs des monarques européens viennent le consulter, demander des avis ou des vues. Il transforme à distance l’art des jardins européens.
Lui qui n’a jamais quitté la France décide en 1679 de faire à 66 ans le voyage en Italie, aidé de son neveu, le sieur Desgots pensionnaire à l’Académie de peinture, sculpture et architecture du roi à Rome. Comment le roi a-t-il pu le laisser partir dans un contexte diplomatique et un cadre politique délicats au moment de l’affaire de la régale et celle des Poisons ? Comment Le Nôtre a-t-il pu gérer à distance ses nombreux chantiers ? Après quatre longs mois de préparation et tergiversations, c’est à bord d’une armada de 28 galères et de 16 vaisseaux que Le Nôtre embarque pour son premier voyage sans doute à bord du vaisseau amiral la Reale, accompagnant le duc et la duchesse de Sforza autrement dit Mlle de Thianges, jeune nièce de Mme de Montespan, nouvellement mariée. Le Nôtre a préparé son voyage, il passe commande de bulbes aux jardiniers de Toulon, il profite des innombrables réceptions organisées en l’honneur de la duchesse de Sforza et de Nevers pour se faire des relations, il sait les jardins à visiter à Rome, la vigne Pamphilie et les jardins du palais Ludovisi, il profite de la sociabilité des académiciens qu’il a déjà rencontrés à Paris. Surtout il s’acquitte de la mission que lui a confiée Colbert auprès de l’Académie de France à Rome. Il s’agit de faire avancer les commandes passées auprès d’artistes italiens marquants pour les collections royales et pour le jardin de Versaillles. Les informations manquent pour connaitre les achats et les contacts avec les artistes et les collectionneurs. Il est reçu par le pape Innocent XI, épisode que l’auteur démystifie face à l’historiographie traditionnelle. À son retour, il visite Milan, patrie des Sforza. De Mantoue, il passe à Modène. Et surtout il rend visite à son ami Fouquet dans la forteresse de Pignerol, liberté que n’apprécie pas le marquis de Louvois, craignant une demande de faveur. Mais quel beau témoignage de fidélité du jardinier à l’égard de son commanditaire.
«Qu’on ne me parle de rien qui soit petit »
Absent un peu plus de sept mois, Le Nôtre aura passé moins de six mois en Italie, et son retour coïncide, comme le dit l’auteur, avec une multitude de chantiers dignes de la Rome antique. Il faut achever les travaux en cours, donner son avis sur les points laissés en suspens, faire face à une multitude de demandes car tous veulent un parc dessiné par Le Nôtre, nouvel élément de prestige de l’aristocratie. L’Île-de-France se couvre d’un vert manteau de jardins. Le Nôtre envoie ses collaborateurs sur place, ils font des dessins que Le Nôtre annote, ou commente d’une phrase.
Désormais admis dans les appartements privés du roi, Le Nôtre se tient quotidiennement aux côtés du roi comme jardinier, dessinateur et contrôleur des arts et monuments. À Versailles, il croise dans l’entourage du roi, des ducs et des duchesses qui sont autant de commanditaires. Il est devenu un jardinier qui donne des dessins d’architecture, renversant la hiérarchie des métiers. La vocation d’appartements de plein air des bosquets de Le Nôtre s’affirme avec les années et notamment avec la nouvelle salle de bal construite entre 1680 et 1685. Les rivalités avec Mansart, premier architecte du roi, éclatent au moment de la construction de Marly. Le choix d’insérer dans un jardin d’architecture de pavillons renvoie au modèle des villas italiennes ainsi qu’aux décors de théâtre lors des fêtes de 1674. Avec une grande économie de moyens pour cette résidence privée, trois fois rien de gazon, de treillage, de charmille, quelques marronniers, point de marbre, ni de porphyre ni quelque maçonnerie, Le Nôtre offre à Marly un spectacle éblouissant de terrasses, de parterres et d’un seul et unique bassin. Pour la seule année 1685, Dangeau parle de 15 millions de livres de dépenses pour l’ensemble des bâtiments et de 36 000 hommes pour les seuls chantiers de Versailles (p 369). Et il s’agit ensuite d’apporter l’eau à Versailles par la machine de Marly puis par l’aqueduc de Maintenon.
La marge de manœuvre de Le Nôtre semble diminuer avec l’arrivée de Louvois comme surintendant des bâtiments. En 1685 celui-ci a créé un bureau des plans et des dessins afin de rationaliser leur production. À cette époque, le roi intervient de plus en plus dans les jardins, il entre dans des détails sur les plans de Le Nôtre, critique la position d’un arbre, fait avancer les travaux, réexamine la correction et impose certaines modifications. C’est à ce prix que Le Nôtre est devenu un intime du roi. Ensemble ils ont fait tant de promenades à pied dans les jardins des maisons royales qu’ils en connaissent toutes les prouesses optiques et les points de vue. Le Nôtre également apprit au roi le programme de chaque saison dans un jardin, la taille, les plantations, les transplantations. Le roi est devenu jardinier mais Le Nôtre n’est jamais sorti de son état, sans être dupe de sa noblesse, toujours parfaitement désintéressé.
Le Nôtre collectionneur
Un dernier aspect absolument passionnant est étudié par l’auteur. C’est Le Nôtre collectionneur. Il a commencé très jeune sa collection. Au fil des pages l’auteur nous fait suivre et découvrir les acquisitions et elle donne à la fin de son ouvrage une présentation par nom d’artiste de la collection Le Nôtre. Ainsi Le Nôtre possède-t-il plus de 130 œuvres exceptionnelles chez lui, plus de 1500 médailles en argent. Il l’installe dans les trois grandes pièces en enfilade sur le jardin des Tuileries. Il en connaît la valeur et il fait don au roi de ses tableaux, de ses bronzes, estampes et curiosités, de tout ce qu’il y avait de lacunaire dans la collection royale. Il a choisi des œuvres dignes du roi qui vont désormais prendre place dans les plus prestigieuses pièces de l’appartement du roi un moment où le roi a cessé d’en commander ou d’en acquérir par manque de liquidités financières.
Pourtant après le don au roi, il reste encore à ses héritiers 93 tableaux dont des Poussin, des copies de Carrache par Mignard, des Paul Bril, un Rembrandt et d’émouvants petits tableaux d’enfants comme autant d’enfants que Le Nôtre a perdus… L’ampleur du geste de Le Nôtre est telle qui lui valut une pension de 6000 livres par an réversible à sa veuve. Désintéressé, certes, mais Le Nôtre par sa collection est bien loin d’être celle d’un modeste jardinier. Sa fortune est considérable et il s’en défait progressivement avant sa mort en dotant sa famille.
L’auteur termine son ouvrage par une mention dans ce curieux volume se trouve aux archives nationales sous le titre « Comptes que rend le sieur Armand Claude Mollet, conseiller du roi, contrôleur général des bâtiments de Sa Majesté arts et manufactures de France (…) ». Il apparaît qu’un livre dont Le Nôtre se servait pour écrire « des choses de sa profession » a été négligé dans l’inventaire après décès. On peut suivre la trace de ce livre en 1768 puis en 1773 avant sa disparition. Ce serait l’œuvre rédigée de Le Nôtre, son traité des jardins. Un traité disparu pour des jardins encore bien vivants.
Ce livre est bien plus qu’une biographie. C’est une plongée dans le monde foisonnant du Grand siècle, avec une grande érudition et la relecture de nombreuses sources originales qui croisent l’art des jardins, l’histoire des résidences royales, l’évolution de l’aristocratie et de la cour, l’art des collections et du naturel dans les jardins, l’intimité et le goût du roi. L’éditeur a accepté de riches notes et références. Pour plus de clarté, en fin d’ouvrage se trouvent de nombreux arbres généalogiques utiles pour se retrouver dans les familles alliées. Un cahier d’illustrations en couleurs est inséré au milieu du livre montrant des œuvres rares comme ce jardin de Juvisy ou des rares dessins de la main de Le Nôtre.
Pour les étudiants du Capes d’histoire, cet ouvrage est l’illustration du prince et des arts français sur le XVIIe siècle. Pour ceux qui enseignent l’Histoire des arts en primaire et secondaire, c’est un ouvrage incontournable sur les arts de l’espace, au travers de celui des jardins et de l’architecture avec du vocabulaire et des descriptions des abondants chantiers du grand Siècle. Il peut même servir pour enrichir une étude d’histoire locale avec l’évolution de l’espace et du paysage depuis le début du XVIIe siècle là où dans le paysage de banlieue du 91 ou du 77 restent peu de vestiges de la présence royale ou aristocratique. Pour tous, c’est un livre passionnant, plein de découvertes, servi par un style dynamique très agréable.
Exposition au château de Versailles: « André Le Nôtre en perspectives. 1613 – 2013
Cet ouvrage précise de nombreux points obscurs et détruit bon nombre d’anecdotes sur André le Nôtre. Il reconstruit une vision plus exacte et finalement plus riche du Jardinier du roi, de l’architecte de jardins et de son entourage, soit un petit monde de plus de trois cents personnages.
Il reste à attendre à partir du 22 octobre 2013 et jusqu’au 23 février 2014, l’exposition au château de Versailles dirigée par Patricia Bouchenot Dechin, « André Le Nôtre en perspectives. 1613 – 2013 » qui illustrera la personnalité d’André le Nôtre avec des sources incontestables et des œuvres remarquables pour comprendre cette postérité jusqu’à nos jours.