Si depuis une vingtaine d’années, les Illuminati font partie intégrante du folklore complotiste, rares sont ceux néanmoins qui sont capables d’expliquer qui ils sont (car oui ils ont bien existé !) et d’où ils viennent. C’est justement par le biais du complotisme que les historiens se sont intéressés à ce mystérieux groupe qui a bien existé et qui très vite, au moment de la Révolution française a été accusé de tous les maux. Et pourtant … comme le souligne Pierre-Yves Beaurepaire dans son introduction, rarement un ordre secret aura produit autant d’archives ! Cet ouvrage a été possible grâce à la découverte ou redécouverte de certaines archives liées aux Illuminaten, archives dont la dispersion en Europe et aux États-Unis rend difficile la rédaction de leur histoire, pourtant nécessaire actuellement tant elle dépasse la fiction et rend finalement compte de la pauvreté des théories du complot les mettant en scène. On aurait d’ailleurs aimé en savoir un peu plus sur ces dernières qui sont peut-être un peu trop brièvement présentées dans le chapitre introductif et dont l’histoire envoie pourtant du rêve puisque, entre les documents conservés dans la bibliothèque de Benjamin Franklin et les archives des loges maçonniques volées par les nazis puis récupérées par les soviétiques, il y aurait certainement de quoi là aussi rédiger un ouvrage.

C’est dans cette perspective de (re)découverte que l’historien nous propose depuis ce mois de juin une synthèse historique sur le sujet. Selon ses propres termes, il s’agissait pour lui de vouloir « comprendre comment un ordre secret bien réel, dont l’existence historique attestée n’a pas duré plus de 15 ans, les Illuminaten, a laissé la place au mythe des Illuminati, qui depuis plus de deux siècles prospère et présente une extraordinaire capacité à se régénérer en agrégeant tous les désordres du monde : des guerres mondiales à l’effondrement des empires, des affrontements électoraux aux révolutions ». Sa volonté se résume à travers cette problématique qu’il pose dans son introduction : comment est-on passé de l’histoire de l’ordre des Illuminaten au mythe des Illuminati et à son versant francophone : la conspiration des illuminés de Bavière ? (Page 9)

Pierre-Yves Beaurepaire est historien, professeur d’histoire moderne à l’Université Côte d’Azur, spécialiste de l’histoire culturelle de l’Europe et du monde au siècle des Lumières. Ses recherches portent notamment sur la sociabilité, les réseaux de correspondance et les circulations dans l’Europe et le monde des Lumières. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages personnels, il a récemment publié Les Lumières et le Monde. Voyager, explorer, collectionner (Belin, 2019), un Atlas de l’Europe moderne. De la Renaissance aux Lumières (Autrement, 2019), L’œil de Stockholm. La correspondance de François Philippe Fölsch, consul de Suède à Marseille (1780-1807) édité avec Silvia Marzagalli et Fredrik Thomasson, chez Garnier en 2021.

Il n’est pas question ici de vous détailler le contenu de l’ouvrage afin de garder le mystère mais au mieux de vous en livrer l’intérêt et les axes principaux de cette synthèse qui se concentre avant tout sur la période allant de 1776 aux années 1810.

Le chapitre Ier intitulé « Spartacus à Éleusis » revient tout d’abord sur la genèse et le projet porté par le créateur des Illuminaten Adam Weishaupt [1748-1830] professeur de droit canonique et de philosophie pratique. Cette création est recontextuactualisée dans l’Allemagne de la seconde moitié du XVIIIe siècle où la situation intellectuelle diffère sensiblement de celle de la France. En effet si dans cette dernière la formation des élites intellectuelles et la diffusion des Lumières se fait plutôt dans les sociétés savantes et les salons, il n’en est pas de même en Allemagne où les universités et par extension, l’enseignement tiennent un rôle central. Et si cette prise de conscience par Weishaupt pour qui : « l’arrêt de la culture chez l’individu, aussi bien que dans la société, est le premier pas vers la barbarie ! » (page 26) résume l’esprit du fondateur : sans éducation : pas d’illumination. Car il s’agit bien de cela avant tout : combattre sans merci et à la racine les anti-Lumières (représentés par les religieux) et en premier lieu sur le terrain de l’éducation quitte à utiliser des moyens radicaux. C’est ainsi que le 1er mai 1776 Weishaupt qui adopte le surnom de « Spartacus », crée la société des Illuminaten à Ingoldstadt. Pierre-Yves Beaurepaire rappelle le contexte qui a suivi la guerre de 30 ans, conflit qui a profondément meurtri l’Europe du XVIIe siècle et provoqué une crise du cryptocatholicisme se traduisant par une attitude contestée des princes protestants. Ces derniers prêteraient une oreille coupable à Rome sous prétexte d’œcuménisme et de dialogue interreligieux. Les Lumières protestantes regardent ce rapprochement d’un très mauvais œil et la peur d’une subversion papiste se diffuse en particulier au sein de la franc-maçonnerie, bien implantée en Allemagne depuis les années 1740. Mais dans les années 1770, elle est agitée par de profondes dissensions et des scandales divers. La principale source de division qui agite la franc-maçonnerie allemande est la référence aux Templiers adoptée par certaines loges. En effet, si pour certains la référence au mythe des Templiers fascine, pour d’autres ils font peur et, par ses références au christianisme, engendre des fantasmes. Or, justement, c’est dans l’orbite de cette franc-maçonnerie templière, pourtant aux antipodes de ses idées, que Weishaupt a été initié en février 1777 c’est-à-dire après avoir fondé son ordre. Mais peu à l’aise dans ce milieu, très rapidement il ne la considère pas comme un terrain propice à la réflexion mais plutôt comme un terrain à investir voire à conquérir. Et c’est ici que le projet des Illuminaten de Bavière s’inscrit : en parallèle et en concurrence avec la franc-maçonnerie allemande. Mais un autre problème se pose : comment recruter ?

Deux symboles des Illuminaten : le livre ouvert et vierge sur lequel est perchée la chouette de Minerve, censée guider les Illuminaten vers la sagesse.

Ce problème est abordé au chapitre deux : « Nous avons besoin de gens puissants ». La fin justifiant les moyens, Weishaupt n’hésite pas à se montrer retors et manœuvrier pour parvenir à étendre son ordre. Mais l’expansion des Illuminaten est avant tout l’œuvre d’Adolf Freiherr von Knigge qui, par la réorganisation qu’il propose et grâce à sa grande expérience de la franc-maçonnerie, parvient à élargir l’audience de la société secrète. Contrairement à Weishaupt il perçoit tout le potentiel des loges maçonniques pour le projet du groupe. En effet, par leur organisation et par leur propre mode de recrutement, les loges maçonniques ont naturellement opéré un tri social et culturel et recrutent parmi l’élite. Par conséquent, elles sont vues comme le parfait vivier pour le recrutement et le projet des Illuminaten. Il s’agit donc bien d’une entreprise d’entrisme assumée afin de recruter qui est lancée avec succès comme le montrent les statistiques proposées dans le chapitre. Knigge n’a pas de mal à recruter parmi les francs-maçons qui, à l’époque sont désorientés par les divisions internes qui agitent les loges. Ainsi, si en 1776 les Illuminés ne comptaient que six membres, ce ne sont pas moins de 3000 individus francs-maçons ou non qui adhèrent aux Illuminaten dans les années 1780 les archives permettant précisément de les appréhender. En parallèle, la société est réorganisée par Knigge qui s’inspire à la fois de la maçonnerie mais aussi des fameux mystères d’Eleusis, manière de rompre avec le christianisme et de s’ancrer dans l’histoire.

Mais, très vite deux écueils émergent. Knigge ne tarde pas à rentrer en conflit avec Weishaupt donc le caractère autoritaire et soupçonneux l’emporte et ce malgré la dynamique qui désormais porte les Illuminaten. L’année 1785 constitue un tournant avec deux événements majeurs. Le culte du secret et l’entrisme des Illuminaten ne plaisent à personne. Dès lors la crise est ouverte, et les accusations à leur égard comment à fuser, et en premier celle de complot : ils sont alors accusés, à tort, d’être les instruments de Joseph II pour déstabiliser le gouvernement bavarois. C’est donc en toute logique que le 2 mars 1785 l’électeur Charles Théodore interdit l’ordre des Illuminaten de Bavière et ordonne de poursuivre ses membres. La réalité dépasse la fiction avec un incident qui pourrait relever du fantastique : le 20 juillet 1785, alors qu’ils chevauchent prêt de Ratisbonne, Weishaupt et le Père Lanz dit « Socrate » sont frappés par la foudre. Lanz décède mais on découvre sur lui à cette occasion un document révélant qu’il partait en mission et les objectifs que Spartacus lui avait assignés : s’infiltrer dans les loges maçonniques. L’affaire, qui a tous les signes d’un châtiment divin, est promis à la postérité : c’est la preuve par écrit du complot ! Enfin, le 11 décembre, Joseph II signe la Freimaurerpatent qui impose aux francs-maçons une réorganisation contraignante et provoque une chute des effectifs dans les loges et, pour les Illuminaten, la perte de leur vivier.

Le chapitre trois « Démasqués » revient sur la chute rapide des Illuminaten de Bavière. Dès lors toute une littérature se déchaîne en Allemagne contre eux, écrits qui nourrissent par la suite les premiers écrits complotistes à proprement parler rédigés dans le contexte de la Révolution française. Mais qu’advient-il des membres ? Weishaupt est en fuite tandis que la panique gagne de nombreux illuminaten. Tous ceux qui avaient cru à cette école secrète de la sagesse sont désorientés tels que Goethe qui avait été admis en 1783 dans l’ordre mais la plupart retrouve leur marque dans la société.

Le chapitre quatre « Sauver les Illuminaten » s’intéresse à ceux qui n’ont pas renoncé et qui basculent dans la clandestinité en pensant pouvoir rebondir malgré les preuves et reconstituer l’ordre envers et contre tout. Cette tentative est l’œuvre notamment de Bode et du duc de Saxe–Gotha–Altenbourg qui accueille plusieurs fugitifs dont Weishaupt. Mais, une nouvelle fois, des dissensions apparaissent entre ce dernier et Bode cette fois-ci. Bode ne voit pas les choses de la même manière que Weishaupt notamment concernant l’attitude à adopter vis-à-vis la franc-maçonnerie car si Bode estime que la franc-maçonnerie doit redevenir une école de la vertu de sagesse qui doit mener au Temple de la Vérité, Weishaupt lui n’y voit ici encore une fois qu’une structure à manipuler pour parvenir à ses fins. Malgré tout il ne se ménage pas pour tenter de relancer les Illuminaten en misant sur une implantation en dehors de l’espace germanique, stratégie à laquelle Knigge, parti en 1784, s’était toujours opposé. Il effectue un séjour à Paris en 1787 et rencontre notamment Charles Pierre Paul Savalette de Langes garde du Trésor royal mais aussi et surtout figure majeure de la franc-maçonnerie française en lutte comme Bode, contre la franc-maçonnerie chevaleresque et mystique. L’objectif est alors de profiter des rencontres parisiennes pour recruter. En parallèle, Friedrich Münter, « Syrianus » prospecte quant à lui en Italie où il rencontre le cardinal Borgia et Déodat Dolomieu, commandeur de l’ordre de Malte avec qui il se lie d’amitié. Mais d’autres émissaires, encore mal connus des historiens comme le souligne Pierre-Yves Beaurepaire, oeuvrent aussi de leur côté ailleurs. Quelques lettres retrouvées, rédigées par le médecin et académicien bavarois Ferdinand Maria Baader au marquis de Costanzo, officier militaire au service de la couronne bavaroise montre qu’un projet d’installation d’une petite colonie d’Illuminaten nommés Elysium parmi les Allemands implantés en Caroline-du-Sud, fut envisagé, projet confirmé dans des lettres envoyées en ce sens à Benjamin Franklin. Mais ces initiatives sont sans compter celles de leurs adversaires déterminés à les éradiquer et en premier lieu en Allemagne et malgré l’énergie dépensée à reconstruire l’ordre, ce dernier finit, pour reprendre un mot rédigé par Mihaly Csokonai Vitez, par retomber dans la nuit. Le contexte est alors celui de la Révolution française et du bouleversement de l’Europe.

Le chapitre cinq « D’une dénonciation à l’autre » revient donc très logiquement sur la façon dont les entreprises des Illuminaten ont été récupérées et transformées en 1797 par deux auteurs farouchement anti-révolutionnaires : l’abbé Augustin Barruel à travers son ouvrage resté fameux Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme et Proofs of a Conspiracy rédigé et publié par l’écossais John Robison. Mais ils ne sont pas les seuls ni les premiers loin de là. La période révolutionnaire voit donc émerger de nombreux écrits qui expliquent le chaos politique par l’existence de conspirations mêlant didfférents acteurs. Il faut ici rappeler les publications  les ouvrages de Louis Delaroche du Maine marquis de Luchet qui a notamment vécu en Allemagne et en Prusse dans les années 1780 et qui, à ce titre, était parfaitement au faît des dénonciations publiques visant les Illuminaten en Bavière et en Prusse. Le chapitre à cette force de démontrer comment d’ailleurs ces fameuses théories conspirationnistes rédigées à l’époque savent déjà mélanger le vrai avec le faux, le mythe avec la réalité. C’est à ce moment-là que les Illuminaten deviennent en français les Illuminés accusés de conjuration contre la Monarchie et la religion catholique. Ils sont en prime présentés comme l’avatar des Templiers dont le mythe et la malédiction n’ont cessé de planer depuis leur extermination sur le bûcher en mars 1314.

Mais c’est sans conteste l’abbé Barruel qui a comme le titre et l’expose le chapitre six : « Rafler la mise » en termes de diffusion et de notoriété comme l’explique le chapitre, tandis que le chapitre sept « Proofs of conspiracy » s’attarde quant à lui sur la portée et les conséquences des écrits de John Robison. Ce dernier est à l’origine professeur d’histoire naturelle à l’université d’Édimbourg depuis 1774. Il publie durant l’été 1797 Proofs of conspiracy dont deux éléments sont promis à la postérité : sous sa plume, les Illuminaten deviennent les Illuminati. Ils ne sont plus seulement bavarois mais les ferments d’une menace globale contre la liberté et le droit dès lors, les bases contemporaines sont posées pour faire des Illuminés de Bavière les animateurs d’un complot mondial. Les conséquences touchent en premier lieu les francs-maçons anglais inquiets de voir se développer un amalgame mortifère à terme et ce malgré leurs efforts pour réaffirmer leur loyauté à l’égard de la monarchie, qui les regarde désormais d’un œil suspect à tel point que le Premier ministre britannique Pitt propose que soit considérée comme association ou coalition illégale « toute société dont les membres sont requis de prêter un serment d’engagement » décision qui menace directement l’existence des loges dans la mesure où le serment maçonnique, qui avait été jusqu’alors tenu hors du champ de la loi de 1797, est au cœur du débat. Le 30 avril 1799 une délégation des grandes loges britanniques demande à être reçu par le Premier ministre. Un accord est trouvé afin de lever la suspicion généralisée pesant sur les Frères. Faisant confiance à leur police interne et à l’auto-surveillance, un accord est trouvé, mais le mal est fait et pour longtemps. En parallèle l’ouvrage de Robison traverse l’Atlantique au point de se retrouver dans la bibliothèque de George Washington et de trouver un certain écho auprès du public.

Le chapitre huit « dans le sillage de Giovanni Battista Simoni » s’attarde sur un document méconnu et pourtant central pour appréhender le complotisme, une lettre datée du 1er août 1806 rédigée par Simonini et adressée à Augustin Barruel. Ce document est connu essentiellement dans une version publiée en 1878 dans un périodique catholique intitulé le contemporain et qui a servi de base à l’élaboration du complot dans sa version judéomaçonnique. Son contenu a été depuis repris et développé par de très nombreux auteurs dont Gougenot des Mousseaux en France mais aussi aux États-Unis avec Albert Pike peu connu en France, et William Guy Carr.  Mais je n’en dirai pas plus sur ce chapitre et sa partie américaine qui explique pourquoi et comment l’oeil de la Providence a été attribué aux Illuminati ….Enfin le chapitre neuf fait un bref état des lieux sur le XXe siècle et la postérité des Illuminati, en particulier sous le régime de Vichy et dans la culture pop contemporaine, du roman éponyme à ceux de Giacometti et Ravenne en passant par Assassin’s Creed et le rap.

Cette très belle étude proposée par Pierre-Yves Beaurepaire ne manquera pas de passionner tous ceux désireux de savoir qui sont les Illuminés de Bavière au-delà des clichés. À ce titre l’ouvrage trouvera sa place volontiers dans les CDI et dans les bibliothèques des professeurs désireux de s’approprier un savoir ignoré par les élèves.