Le dernier numéro du Mouvement social donne à lire une histoire résolument transnationale. Il est en effet composé de deux dossiers qui traitent de problèmes historiques à l’échelle mondiale ou du moins supranationale : le premier, qui fait l’objet de l’éditorial, compte trois articles et porte sur « L’internationalisation des politiques sociales et du droit au XXe siècle » ; le second, moins développé, regroupe deux articles évoquant, de manière très différente, la question du droit international et de la guerre.

Internationalisation des politiques sociales et du droit au XXe siècle

Dans « Du BIT à la politique sociale européenne : les origines d’un modèle », Lorenzo Mechi, chercheur en histoire des relations internationales à l’Université de Padoue, met en évidence l’existence d’une filiation méconnue entre l’Organisation Internationale du Travail et son secrétariat permanent, le Bureau International du Travail (BIT), fondés au lendemain de la Première guerre mondiale, et la construction européenne. Lorenzo Mechi montre que pendant tout l’entre-deux-guerres, sous la direction d’Albert Thomas jusqu’à sa disparition en 1932, le BIT est partisan d’une plus forte intégration économique européenne grâce, notamment, à la création d’une union douanière. Confiants dans les vertus du marché, les responsables du BIT pensaient que cette union aurait apporté à la fois la croissance économique, une certaine rationalisation des appareils productifs du fait de la concurrence accrue à laquelle auraient été soumises les entreprises, et au total un certain progrès social. Ces idées sont notamment formulées dans un mémorandum de janvier 1931 « exposant les positions du Bureau sur les projets d’union douanière liés à la proposition de fédération européenne d’Aristide Briand. »
« Le document, présenté par le directeur [Albert Thomas donc], accueillait avec enthousiasme la perspective de l’intégration économique entre les pays européens, en soulignant qu’elle favoriserait « un accroissement de la productivité sur le continent » qui se traduirait à coup sûr « par le relèvement du niveau de vie des travailleurs ». Cette cohérence entre rationalisation productive, croissance économique et progrès social, poussa le Bureau à soutenir que l’union douanière n’avait pas à être accompagnée de mesures de nature sociale, à l’exception de celles qui étaient étroitement connectées à son fonctionnement. » (page 20).
Ces mesures se seraient limitées, dans le cadre d’une libre circulation des travailleurs, à rendre compatibles les différentes systèmes nationaux d’assurance sociale et à aider les salariés ayant perdu leur emploi du fait de l’incapacité de leur entreprise à résister à une concurrence européenne.
Lorenzo Mechi montre ensuite comment l’OIT participe à la mise en œuvre du plan Marshall et comment ses idées inspirent les débuts de la construction européenne :
« Dans sa version finale, le traité de Rome se trouve donc dans en continuité parfaite avec la lignée fixée par le BIT depuis l’entre-deux-guerres, en privilégiant la recherche de la croissance et en s’en remettant aux forces du marché pour l’amélioration des conditions sociales. La différence fondamentale par rapport au passé tenait à la culture économique dominante dans l’Europe des années 1950, portée à attendre la réalisation de l’objectif prioritaire du plein-emploi d’une action énergique conduite par l’autorité publique […] La forte croissance des années suivantes, qui permit aussi l’édification des Etats-providence nationaux, doit beaucoup à ce mélange vertueux de dirigisme national et de libéralisation européenne que Robert Gilpin a résumé d’une formule célèbre : Keynes at home ; Smith abroad. » (page 27).
Comme le soulignent Thomas Cayet et Paul-André Rosental, l’article de Lorenzo Mechi doit être replacé dans un contexte historiographique plus large et qui mérite d’être connu :
« Ressaisir l’importance qu’a revêtue le BIT est un fruit récent de l’historiographie, une conquête longtemps différée par le spectacle de la déliquescence de l’ordre international dans les années 1930, puis de la confrontation, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. Pour comprendre cette occultation, il faut relever la façon dont, des décennies durant, des études historiques sur la Société des Nations ont donné à voir une institution impuissante à influencer les négociations internationales. Il a fallu que les historiens se mettent à analyser, depuis moins d’une génération, les organisations « techniques » de la SDN pour que commence à se répandre une perception différente. Sans parler de leur bilan souvent substantiel, leur mode de fonctionnement a fourni la matrice du modèle décentralisé d’action internationale de l’ONU. Ainsi, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’inscrit en partie dans la continuité de l’Office d’hygiène de la SDN, le Haut-Commissariat aux réfugiés dans celle de l’Office Nansen des réfugiés. » (page 5).
Dans « La sécurité sociale au péril du vieillissement. Les organisations internationales et l’alarmisme démographique (1975-1995) », Matthieu Leimgruber apporte une contribution importante à l’histoire de la généalogie d’une idée et de sa circulation au sein des organismes internationaux tels que le FMI, la Banque Mondiale et l’OIT. Cette idée, si répandue aujourd’hui qu’elle est présentée comme une évidence par la majorité des acteurs du débat public, qu’ils soient journalistes, économistes ou hommes politiques, est bien connue : le vieillissement de la population dans les pays développés rendrait le coût du financement de l’assurance vieillesse insupportable sans « réforme ». On voit là que la recherche historique peut nourrir les débats politiques les plus actuels. Mathieu Leimgruber date l’apparition de cet argument au sein des réflexions du FMI de 1984 ; sans surprise, c’est le représentant du gouvernement Thatcher, alors en train de mener une réforme du financement des retraites au Royaume-Uni, qui l’introduit lors d’une réunion ordinaire du conseil d’administration du FMI. Avant de « pénétrer » le FMI, cet argument était apparu dans le discours libéral dans les années 1970, comme le souligne Mathieu Leimgruber : « Dès les années 1970, le thème du vieillissement démographique et de son fardeau devient un des leviers fondamentaux sur lesquels s’appuie la critique libérale renouvelée de l’Etat social. » (page 36). Au sein des organisations internationales, il n’est pas anodin que ce soit le FMI puis la Banque mondiale qui soient le théâtre des premiers débats ou échanges sur ce sujet. Jusque là, c’est l’OIT qui se chargeait des questions sociales et qui possédait une expertise certaine sur la question des retraites. S’en suivent des tensions, à défaut d’un conflit ouvert, entre l’OIT, le FMI et la Banque mondiale qui débouchent sur le triomphe des deux derniers tant les vues exposées en leur sein sur la question des retraites et du péril que leur financement ferait peser sur les finances des pays développés l’emportent largement dans le débat public, quand bien même des économistes ou des spécialistes de la question, travaillant à l’OIT en particulier, pouvaient défendre des thèses différentes. Le FMI et la Banque mondiale ne sont pas à eux seuls les responsables ou les uniques acteurs du triomphe de la thèse du « péril du vieillissement » dans les pays occidentaux mais ils y ont largement contribué en produisant des études et des rapports sur lesquels a pu et peut s’appuyer le discours libéral sur le sujet.
Leïla Choukroune et Chloé Froissart apportent une contribution intéressante aux débats sur l’évolution actuelle de la Chine dans un article intitulé « Réforme du droit et contestation sociale sans Etat de droit : le laboratoire chinois » dans le domaine social. Elles montrent notamment comment émerge, en Chine, un « réel » droit social sur lequel peuvent s’appuyer les travailleurs chinois pour défendre leurs droits même s’ils ne vivent pas dans un Etat de droit ; elles mettent au jour, par ailleurs, « La mise ne place progressive d’une forme originale de négociations collectives » (page 47). Cela permet de mieux comprendre les ressorts d’évolutions contemporaines de la Chine dont les médias se font régulièrement l’écho : hausse des salaires, montée de la contestation sociale, multiplication des grèves …

Guerre et droit international

Sous ce titre, sont réunis deux articles, l’un de Isabella Löhr, intitulé « Le droit d’auteur et la Première Guerre mondiale : un exemple de coopération transnationale européenne », l’autre de Juliette Denis consacré aux « Déplacés baltes en Allemagne, de la sortie de guerre à la Guerre froide. » Juliette Denis enseigne l’histoire au Collège universitaire français de Moscou et elle achève parallèlement une thèse sur « La fabrique de la Lettonie soviétique. »http://www.moscuf.org/fr/qui-sommes-nous-/lequipe C’est assurément grâce aux recherches menées pour son doctorat qu’elle a pu écrire cet article, centré sur le cas des « déplacés » lettons même si les autres réfugiés baltes sont aussi évoqués.
Rappelons que les états baltes ont connu un sort particulièrement chaotique pendant la Deuxième guerre mondiale : après avoir été occupés et annexés par l’URSS en 1939, ils sont victimes de l’occupation allemande avant d’être « ré-annexés » par l’Union Soviétique. En mai 1945, une bonne partie de la population balte se retrouve parmi les « onze millions de prisonniers de guerre, travailleurs forcés, rescapés des camps de concentration et d’extermination, déracinés des territoires de l’Est […] dispersés dans les zones d’occupation » (page 81). Un an plus tard, les Baltes constituent environ 20 % des « 850 000 Displaced Persons (DPs) » qui « demeurent encore dans les zones occidentales », et qui « refusent radicalement le rapatriement et sollicitent le droit d’émigrer à l’Ouest » (page 81). C’est au sort de ces DP’s baltes que s’intéresse Juliette Denis. Dans un article passionnant, elle montre comment ils se retrouvent au cœur des prodromes de la guerre froide.
Dès mai 1945, les Alliés occidentaux décident d’exclure les Baltes des procédures de rapatriement : « Pourquoi le cas balte est-il écarté si tôt des accords de rapatriement entre l’URSS et les Alliés occidentaux ? Cette originalité découle du caractère indéterminé de la citoyenneté des DP’s baltes. Dès les années de guerre, les autorités occidentales s’interrogent sur la légitimité de l’incorporation des pays baltes à l’URSS » (page 86). Après la capitulation allemande, les Américains et les Britanniques font le choix d’une reconnaissance de facto mais non de jure de l’annexion des pays baltes si bien que les DP’s Baltes qui le souhaitent peuvent rester à l’Ouest. Ceux-ci n’échappent pas pour autant aux opérations de « screening » (filtrage), autrement dit d’épuration ; les Alliés occidentaux comme l’opinion publique occidentale n’ignorent pas que beaucoup de Baltes ont collaboré avec les Allemands de façon active : « Le « screening » doit démasquer les collaborateurs et les priver du statut du DP. » (page 89). Juliette Denis souligne cependant les difficultés de la mise en œuvre de ce qu’on aurait tendance à appeler, en français, une procédure d’épuration, ne serait-ce qu’en raison de l’impossibilité de mener de véritables enquêtes. Certains Baltes sont cependant reconnus coupables de crimes de guerre à l’issue du « filtrage » sans que l’on sache quelles furent les conséquences d’une telle accusation : « Que deviennent néanmoins, les DP’s reconnus coupables de crimes de guerre ? De nombreuses zones d’ombre demeurent sur leur sort. Il semble que l’URSS n’ait produit que peu demandes d’extradition et que les Britanniques et les Américains n’y aient que très rarement répondu, arguant d’un manque d’informations. Peu de DP’s ont été déchus de leur statut, encore moins expulsés vers l’URSS, mais néanmoins la peur des filtrages demeurait » (page 89). L’auteur montre cependant que les Soviétiques ne restent pas inertes face au refus massif des DP’s baltes de regagner leur pays d’origine : ils cherchent à agir sur la plan diplomatique et développent toute une propagande, y compris à l’intérieur des camps, pour favoriser le rapatriement volontaire, sans grand succès.
Il ne faudrait cependant pas croire que le sort des réfugiés baltes soit uniquement entre les mains des Américains et des Soviétiques. Juliette Denis met aussi en évidence le rôle joué par trois organisations internationales, le CICR, l’UNRRA et l’OIR dans leur histoire. Elle insiste aussi sur l’importance de l’action des diplomates baltes émigrés à l’Ouest  mais aussi des associations de ressortissants baltes installés aux Etats-Unis ou, plus généralement, à l’Ouest. Celles-ci et ceux-là n’ont de cesse de défendre les intérêts de leurs concitoyens en luttant, en particulier, contre le screening (pages 89-92).
A la fin de son article, Juliette Denis évoque rapidement le sort des DP’s baltes à leur sortie des camps de réfugiés. Ils émigrent massivement vers les Etats-Unis, la Grande Bretagne, le Canada et l’Australie à partir de 1947. En Grande Bretagne, un programme spécifique est mis en place pour les accueillir tandis qu’aux Etats-Unis une législation particulière est votée pour encadrer l’immigration des DP’s. Ceux-ci continuent cependant d’être un enjeu de la guerre froide : pendant les années 1960, « Le renouveau de l’épuration en URSS se répercute à l’étranger : d’anciens citoyens soviétiques émigrés à l’Ouest au sortir de la guerre font l’objet de demandes d’extradition et, parmi eux, de nombreux Estoniens, Lettons et Lituaniens » (page 97). La propagande soviétique assimile tous les émigrés baltes « à des criminels, responsables de l’extermination des Juifs » (page 97) ; « A l’ouest, les porte-parole baltes réagissent par un discours tout aussi simplificateur, faisant de l’ensemble de leurs compatriotes, émigrés ou non, d’innocentes victimes du communisme » (pages 97-98).
Au terme de la lecture de cet article passionnant, centré sur la fin de la fin de la Deuxième guerre mondiale et la deuxième moitié des années 1940, on aurait tout de même aimé savoir quel fut le comportement de ces DP’s émigrés et/ou de leurs descendants lorsque leurs pays d’origine ont recouvré leur indépendance ; certains ont-il fait le choix du « retour » ? Dans quelles conditions celui-ci a-t-il pu s’effectuer ? Mais peut-être qu’il n’existe aucune étude sur ce sujet, qui de toute façon déborde du champ chronologique de l’article de Juliette Denis.

Thomas Figarol, samedi 12 octobre 2013.