Cet ouvrage est le résultat d’une thèse du même nom, dirigée par Denis Crouzet et soutenue en novembre 2014. Aubrée David-Chapy est actuellement post-doctorante au Centre Roland Mousnier à l’université Paris IV-Sorbonne. Le principal thème de recherche concerne les femmes de pouvoir en Europe (mi XVe – mi XVIIe siècles), et notamment trois femmes : Anne de France (1461-1522), Louise de Savoie (1476-1531) et Marguerite d’Autriche (1480-1530).
La recherche historique dans les années 1990-2000 s’est longuement attardée sur le pouvoir exercé par les reines au Moyen Âge (de Clotilde à Isabeau de Bavière). C’est dans cette continuité que celle-ci porte à présent son attention sur ces femmes, qui ne sont certes pas reines, mais ont néanmoins exercé le pouvoir, en l’occurrence dans le cadre d’une régence. Ce livre traite ici autant d’une histoire politique qui couvre un demi-siècle – une période des années 1480 aux années 1530 – que de l’histoire des femmes ; autant de l’invention théorique du pouvoir que de sa mise en application concrète. Ce travail doit être également mis en perspective sur un temps plus long pour saisir le concept de la régence moderne dans sa globalité. Aubrée David-Chapy ajoute sa contribution aux nombreux travaux de ces dernières années concernant l’histoire des femmes en position de gouverner et plus précisément deux d’entre elles : Anne de France J.-F. LASSALMONIE, « Anne de France, dame de Beaujeu. Un modèle féminin d’exercice du pouvoir dans la France de la fin du Moyen Âge », Femmes de pouvoir, femmes politiques durant les derniers siècles du Moyen Âge et au cours de la première Renaissance, dir. E. Bousmar, A. Marchandise, B. Schnerb, Liège-Genève, Droz, 2012, p. 129-146 ; M. CHATENET, Th. CREPIN, Anne de France. Art et pouvoir en 1500, Paris, Picard, 2014. et Louise de Savoie P. BRIOIST, L. FAGNART, C. MICHON (dir.), Louise de Savoie (1476-1531), Rennes-Tours, PUR-PUFR, 2015 ; E. SALLE de CHOU, Louise de Savoie : Le pouvoir des images, mémoire de Master 2 sous la direction de Ph. MOREL, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2015 ; Aubrée DAVID-CHAPY, « La « Cour des Dames » d’Anne de France et de Louise de Savoie : l’émergence d’un nouvel espace de pouvoir », Femmes à la Cour de France. Statuts et fonctions, K. Wilson-Chevalier et C. Zum Kolk (dir.), Presses du Septentrion, à paraître ; Aubrée DAVID-CHAPY, « Les réseaux d’Anne de France et de Louise de Savoie : clés de voûtes d’un pouvoir au féminin », Femmes et réseaux dans les sociétés modernes et contemporaines. Réalités et représentations, éd. C. Carribon et D. Picco, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, à paraître. .

Cet ouvrage est également l’occasion d’une rencontre dans le temps – au tournant des années 1500 – entre deux phénomènes qui font d’Anne de France et Louise de Savoie les actrices de la situation politique autant qu’elles en sont dépassées. Dans les derniers temps du Moyen Âge et à l’époque de la première modernité, la loi salique s’est imposée comme une chose acquise dans le champ politique français. La femme, exclue des enjeux d’héritage, ne représente plus le même danger que par le passé. Durant cette période, les situations de guerre et d’instabilité politique – absence, minorité, incapacité royale – se multiplient et offrent à ces femmes l’occasion de s’affirmer et de gouverner, dans le cadre de régence officielle ou de régence ne disant pas son nom.

Le remarquable travail d’Aubrée David-Chapy se propose d’étudier chacune des trois étapes de la présence d’Anne de France et de Louise de Savoie à la tête de l’État : leur accès et prise de contrôle du pouvoir, leur fabrique du pouvoir et enfin leur pratique du pouvoir.

PRENDRE LE POUVOIR

I / L’accession des deux princesses au gouvernement du royaume est une opération à haut risque tant par le contexte – minorité du roi Charles VIII (1483), défaite de Pavie où François Ier est fait prisonnier (1525) – que par le vide légal de leur situation respective – ni l’une ni l’autre ne sont reines, seulement sœur (Anne de France) et mère (Louise de Savoie) de roi -. Ceci explique la contestation qui résulte de leur accès au pouvoir : le parti des princes, animé par Louis d’Orléans défie Anne de France tandis que le Parlement de Paris résiste aux tendances « absolutistes » de Louise de Savoie. Aubrée David-Chapy explique ensuite les secrets de la réussite des deux femmes : Anne de France, en restant en arrière de la scène politique et en niant les besoins d’une régence garde le contrôle du roi, son frère et en exclut son principal adversaire, Louis d’Orléans ; Louise de Savoie quant à elle est légitimement investie par l’autorité royale de son fils et tire profit de l’expérience politique réussie d’Anne de France, qui légitime un exercice féminin du pouvoir.

Il n’empêche que cette captation du pouvoir réalisée par les deux princesses doit faire l’œuvre d’une entreprise de légitimation. Elle s’enracine dans la théorie du sang royal – Anne est fille et sœur d’un roi de France là où Louise est la mater regis. Cette légitimation se fixe ensuite dans l’« Office d’amour » : qui peuvent être plus loyales au roi que ces deux princesses ? Elles deviennent l’égale d’une mère bienfaitrice à l’égard des sujets du royaume. Elle trouve sa consécration enfin dans le droit, avec l’institutionnalisation de la régence de Louise de Savoie par François Ier.

CONSTRUIRE LE POUVOIR

Une fois leur accession au pouvoir effective, Anne de France et Louise de Savoie doivent construire un exercice féminin du pouvoir afin de le conserver entre leurs mains. Cela passe notamment par une présence sans partage et un accès exclusif au souverain : en retrait et dans l’ombre dans le cas d’Anne de France ; au premier rang de la scène et omniprésente au contraire dans le cas de Louise de Savoie. Cela passe aussi par la construction et l’entretien de réseaux pour gouverner et sur une politique de la faveur et de la défaveur, de la fidélisation et de l’exclusion des soutiens pour renforcer leur pouvoir. Cependant, il existe des divergences entre les deux femmes : là où les Beaujeu (Anne gouverne avec et à travers son mari Pierre de Beaujeu) s’appuient sur un parti pour gouverner, Louise de Savoie, elle, fonde son pouvoir avant tout sur la volonté du roi François Ier, son fils. Il en ressort une pratique différente du pouvoir : tempéré et participatif de la part d’Anne et de son mari Pierre de Beaujeu, personnel et tendant vers l’absolu de la part de Louise.

Enfin, les deux princesses mettent en scène leurs vertus. Les Beaujeu représentent l’idéal du couple princier tant ils semblent se soucier de l’intérêt du roi et du royaume. C’est d’ailleurs cette prise en compte du bien commun dans une posture pacificatrice et un esprit d’apaisement qui leur permettent d’emporter la mise face au parti des princes lors des États généraux de Tours en 1484. Louise de Savoie use quant à elle de la stratégie de la rhétorique des images et du langage pour asseoir sa puissance. En incarnant Dame Prudence, figure allégorique de la Prudence, elle fait sienne la mission de mère et éducatrice du futur roi, qui doit permettre au jeune François d’Angoulême d’atteindre la perfection.

PRATIQUER LE POUVOIR

Une fois à la tête de l’État, les deux princesses agissent comme des rois, mais également comme des dames. L’historienne analyse la mise en pratique d’une face spécifiquement féminine du pouvoir. Anne de France et Louise de Savoie se placent tout d’abord comme les héritières de Christine de Pizan, véritable réservoir conceptuel quant à la pratique gouvernementale des deux princesses. L’auteur du Livre de la Cité des Dames invite les dames de pouvoir à jouer un rôle spécifique dans des domaines d’influence, complémentaires à ceux du roi : la politique matrimoniale, la diplomatie, le rôle d’intercesseur et de médiatrice.

Elles mettent au profit du bien commun leurs qualités d’interlocutrice pour jouer un rôle d’intercession auprès du roi, pour tempérer ses décisions ou pour se faire l’avocate des villes et des sujets du royaume. Les « vertus pacificatrices » d’Anne de France et de Louise de Savoie servent à des fins diplomatiques pour négocier la paix ou afin de réaliser des alliances matrimoniales qui tendent à garantir la paix. Par exemple, l’entrevue de Louise de Savoie et Marguerite d’Autriche à Cambrai permet aux deux rois de sortir de l’impasse politique où ils se trouvent depuis la bataille de Pavie (1525) et débouche sur la fameuse paix des Dames (1529).

Les deux princesses prennent possession de l’espace curial – lieu de pouvoir qu’elles doivent investir de leur présence et de leurs symboles – pour se mettre en scène. Cela passe par la défense (pour Anne, fille de France et duchesse de Bourbon) ou par la conquête (pour Louise, duchesse d’Angoulême et mère de roi) de la préséance véritable dans le rang protocolaire à la Cour ou lors des cérémonies de la monarchie : sacre, baptêmes, mariages, entrées, funérailles, etc. Anne de France, en tant que maîtresse du cérémonial et personnage essentiel de la « Cour des Dames », jouit d’un prestige politique et symbolique sans commune mesure durant les règnes de Charles VIII, Louis XII et François Ier. Louise de Savoie connaît quant à elle l’accomplissement de son pouvoir en tant que régente et mère de roi juste après sa mort lorsqu’elle reçoit pour ses obsèques des funérailles « royales », à l’égal de la Reine Claude.