Dominique Bréchemier nous propose un florilège de chroniques et de reportages rédigés par Annie de Pène, de son vrai nom Désirée Joséphine Poutrel (1871-1918), à la fois journaliste, écrivaine, éditrice, directrice de revues au temps de la Belle Epoque et contemporaine de la Première Guerre mondiale. A la lecture de ce descriptif rapide de ses multiples activités on imaginerait que c’est un personnage romanesque que nous fait découvrir l’auteure de l’ouvrage alors que c’est le contraire, le récit d’une jeune femme renvoyée à la réalité de sa condition féminine au XIXe siècle finissant, une jeune femme divorcée privée de ses deux enfants, qui arrive seule à Paris, en quête de travail et de sa propre rémunération qui s’affranchit de tout. Bien qu’elle prenne le nom du père, ce père qu’elle n’a pas connu et pas sûr qu’il soit le sien, mort une semaine avant sa naissance, l’adoption de ce patronyme paternel « Pène » est plutôt le fruit de la construction de son identité personnelle pour Dominique Bréchemier. Cependant Annie de Pène assume son émancipation comme de plus en plus de femmes de son temps, elle incarne les premières heures du féminisme certes modérées et cantonnées aux revendications civiques qui ressemblent davantage à des compromis. Elle fut surtout une pionnière du journalisme et du reportage de guerre.

Dominique Bréchemier retient dans cet ouvrage les quatre années de la vie professionnelle de pionnière du reportage de guerre d’Annie de Pène, de 1915 à 1918, extraites de sa thèse sous la direction de Julie Bertrand-Sabiani soutenue à Orléans en 2002 pour son doctorat en littérature, Annie de Pène, 1871-1918 : une femme de lettre à la Belle Epoque . L’ouvrage, fruit d’un travail minutieux qui a poussé l’écrivaine à mener une « enquête policière » (p.11), débute par une introduction d’une vingtaine de pages très denses pour présenter la biographie et la sélection des reportages et des chroniques très riches, pour la plupart inédits, de cette femme de lettres de la Belle Epoque, amie de l’écrivaine célèbre Colette qui l’appelait affectueusement « mon Annie d’enfance ». Annie de Pène née en 1871 à Blosseville-Bonsecours près de Rouen, décédée à Paris de la grippe espagnole à l’âge de 47 ans, eut une vie bien remplie. Après un mariage et un divorce dix ans plus tard, Désirée Joséphine Poutrel devenue Annie de « Pène » ouvrit rapidement une petite libraire à Paris dans le VIIe arrondissement, des livres destinés à l’éducation des jeunes filles de bonne famille, des livres essentiellement religieux. L’année suivante en 1905 elle devint éditrice et directrice de revue très conservatrice Le Lys destinée au même public de jeunes filles fortunées en leur proposant comme modèle la Vierge ou Jeanne d’Arc au moment de la laïcisation des écoles, de la séparation de l’Eglise et de l’Etat ! C’est à travers cette revue devenue rapidement le supplément d’un journal La Presse qu’elle devient « femme de lettres » et commence sa carrière à la fois de chroniqueuse et de romancière. Le style s’affirme mais ses productions écrites restent dans la ligne éditoriale, conservatrices et conventionnelles. Elle reçoit en 1906 les Palmes Académiques. Elle opère ensuite un changement radical quand elle rencontre Gustave Téry fondateur et journaliste de la revue L’Œuvre, hebdomadaire puis quotidien (1915) entre temps devenu son compagnon, qui est à l’opposé de ses écrits, un esprit républicain «…dreyfusard, radical socialiste, polémiste (p.16). Vient ensuite le « temps de l’affirmation de soi » (17), jolie formule de l’auteur de la biographie pour évoquer l’épanouissement littéraire d’Annie de Pène qui s’exerce autant dans l’écriture journalistique que littéraire, dans les critiques théâtrales et romanesques, dans le récit de la vie quotidienne de gens de toutes les conditions sociales et parfois ose des articles politiques ou sociaux. C’est durant cette période qu’elle publie en autres, en 1909 Les Plus Jolies Lettres d’Amour, en 1911, L’Evadée en 1913 et des ouvrages dans lesquels la femme est désormais au centre de toutes ses publications. Ce dernier point relevé par la spécialiste d’Annie de Pène, attire notre attention sur l’intérêt de ces dernières œuvres pour la connaissance de l’histoire des femmes à la veille de la guerre de 14-18. Annie de Pène commence à établir un solide réseau de relations et d’amitiés littéraires et personnelles, Colette, Marguerite Durand, Henry et Robert de Jouvenel, Gustave Téry, Henry Barbusse pour ne citer les plus connus. Avec l’entrée en guerre de la France le 1er août 1914, Annie de Pène se consacre entièrement à la revue L’Œuvre jusqu’à sa mort.

Dominique Bréchemier présente ensuite dans l’introduction les œuvres retenues, « Une femme dans la tranchée », 1915 et « Chroniques de l’arrière », 1915-1918, composées d’un ensemble de récits abordant la vie quotidienne sous le prisme essentiel des femmes pendant la Grande Guerre. Ces textes rassemblés par Dominique Brécheminer sont des témoignages remarquables sur la compréhension de cette période de l’histoire de France. Le premier récit « Une femme dans la tranchée » était édité sous forme d’une brochure en 1915, aux Editions de L’œuvre, une trentaine de pages, articulé autour de trois reportages qui n’auraient pas été soumis à la censure. Or Dominique Bréchemier rappelle que le journal a été saisi, suspendu plusieurs fois et que par contre Annie de Pène a pu publié une cinquantaine de chroniques sans être censurée.

Le premier récit de guerre « Vers la Reine » raconte un défi insensé que s’était lancé Annie de Pène celui d’offrir un bouquet de fleurs à la Reine de Belgique, partie en train vers Dunkerque puis passant la frontière belge en voiture, au moment ou se déroule les combats et les opérations dites de la course à la mer début 1915, Annie brave tous les dangers. Le front est stabilisé depuis peu, les armées françaises et britanniques font face à la IVe armée allemande tandis que les soldats belges repliés depuis Bruges dépassent l’Yser pour rejoindre leur front à Furnes. C’est dans cette petite ville qu’arrive Annie de Pène où elle découvre l’arrière du front, des milliers de soldats mobilisés en attente, beaucoup venus des colonies, des Indiens, des Sénégalais et des Ecossais, rassemblés, épuisés, sur la grande place. Elle profite pour recueillir des informations avant de rejoindre la destination finale, trouver la résidence de la Reine pour lui remettre son bouquet. Ainsi elle rapporte à ses lecteurs des témoignages qui lui furent racontés de scènes de massacres par des soldats prussiens sur des civils, femmes et enfants, fusillés ou massacrés à coups de baïonnettes. Le récit se termine par la déposition des fleurs dans les bras du garde du roi car elle n’a pas pu rencontrer la reine absente ce jour-là mais qui quelques temps plus tard lui adressa un mot personnel de remerciement.

Le deuxième récit raconte sa découverte de la « Tranchée ». Annie de Pène fait une description détaillée d’une tranchée abandonnée par les Prussiens puis d’autres occupées par les soldats français et belges. Elle est frappée par les dures conditions de vie. Sans fioritures elle décrit ce qu’elle voit, l’humidité, le froid, la saleté, des blessés allongés en attente de soins, à proximité de ces soldats à demi morts, des soldats concentrés sur la lecture de lettres où celles écrites finissantes, levant la tête, se précipitent vers elle pour lui demander de les adresser. Heureux de pouvoir recevoir des petites attentions et de pouvoir rassurer les leurs lui disent-ils mais par-dessus tout ce qui leurs manquent ce sont les « nouvelles », les journaux car ils n’ont pas d’informations sur la situation du front, un comble !

Le troisième récit de guerre est intitulé « Pervyse », le nom d’une commune située prés de Nieuport attribué à un chien recueilli par un jeune soldat à l’issue d’âpres combats contre les Prussiens qui ont bombardé et détruit ce village. Ce fut l’occasion pour la journaliste d’évoquer les gueules cassées, les innombrables blessés de guerre et d’évoquer une scène terrible de combat, des violences de guerre vécues autant par les civils et les soldats.

La deuxième partie plus longue de l’ouvrage est consacrée aux « chroniques de l’arrière », 1915-1918, une cinquantaine, parues toutes dans le journal de L’œuvre, entre le 10 septembre 1915 au 7 août 1918. D’abord deux séries sont consacrées à des portraits divers de femmes dont les activités professionnelles ont changé à cause de la guerre, « Ouvrages de Dames » et « Femmes de Guerre ». Ce sont des témoignages passionnants tant par la précision de la description que pour l’information elle-même, précieux pour l’étude de la condition féminine pour l’historien et pour l’exploitation en classe par l’enseignant sur les conditions de vie à l’arrière. Ainsi les chroniques évoquent parmi « Les obusières », une petite fille de treize ans pratiquant la même tâche que les femmes, toutes recrutées par hasard, en se présentant aux portes des usines et formées aussitôt pour fabriquer des « pétards de tranchées » (p.55). « La cueillette merveilleuse », une chronique suivante est l’occasion pour Annie de Pène d’aborder avec un peu de légèreté un autre angle de la guerre, une pratique juvénile, celle de récolter du trèfle à quatre feuilles en guise de porte-bonheur par des jeunes filles pour les envoyer à leurs compagnons sur le front. L’une d’elle évoque son ami parti au front aux Eparges, qui fut le lieu d’une terrible bataille déroulée dans des conditions extrêmement difficiles sous la pluie, la neige, à coups d’assauts et d’artillerie de part et d’autre des tranchées, malgré le geste anodin et enfantin et en l’absence de nouvelles, Annie de Pène note chez cette jeune fille l’inquiétude non dissimulée mais empreinte d’espoir. La chronique « Les Charbonnières » est une description de ces femmes auparavant fleuristes, brodeuses, lingères qui furent déclassées du fait du changement des conditions de vie avec la guerre et aussi des besoins des clients. A travers les « Receveuses de tramway » Annie de Pène décrit un travail pénible et harassant à l’inverse de l’image renvoyée par les photographies et les cartes postales de l’époque. Il faut crier les stations, rendre rapidement la monnaie, monter et descendre, tirer le cordon de départ et cela pour plus de mille voyageurs par jour et pour un salaire inférieur aux hommes, 5 francs au lieu de 7 francs ! Dans « Les transports de blessés » Annie de Pène s’est intéressée à la personne de Jeanne Pallier, pilote aviatrice, présidente du club féminin automobile qui se proposa de prêter plusieurs de ces voitures pour conduire les blessés à l’hôpital à condition que ce soit des femmes membres de son club qui conduisent accompagnées par des infirmières ! Ainsi des femmes de la haute société participaient à leur tour à l’effort de guerre. Les chroniques sur « Les boulangères » et « La vie chère » permettent à la journaliste d’évoquer les réquisitions comme la farine, la main d’œuvre et l’inflation, les prix élevés des produits de première nécessité. Avec « Les porteuses de journaux » la chroniqueuse évoque les femmes empruntant le vélo de leur mari absent, parti à la guerre, pour aller vendre à leur place les journaux, dès l’aube à trois heures et demie du matin, sans aucune plainte, le salaire payé à la journée, devenues les seuls chefs de famille, courageuses et fatalistes à la fois.

Les trois dernières séries complètent ces chroniques savoureuses, « Modes de guerre », « En Pays neutre » et « Coins de Paris », autant de sujets variés comme la mode ou les difficultés d’approvisionnement, la défense de la cuisine française traditionnelle, la pénurie, l’insécurité, des analyses précises et sans complaisance sur « la malignité des commerçants » et sur les comportements des gens durant cette période de guerre. Dans « En pays neutre » deux chroniques retiennent l’attention car la journaliste a changé de ton, plus politique cette fois, «Les Hôtes du palace » et « La Frontière n’est pas gardée » (p.160), cette dernière chronique ayant provoqué des ennuis à l’écrivaine qui a failli être censurée, retardée seulement de publication par le ministère de la guerre. Dominque Bréchemier en explique les raisons. En effet Annie de Pène aborde « un sujet ayant trait à la défense nationale ». Au cours du mois d’août 1917 elle raconte comment elle a pu traverser la frontière franco-suisse sans montrer de passeport qu’elle avait oublié au gendarme qui l’a laissé passer. Elle apprend par ailleurs que la frontière n’est pas surveillée, elle décide de renouveler l’expérience. Elle décide de se présenter à nouveau avec un faux sauf-conduit établi à un faux nom, celui d’une femme soupçonnée d’espionnage. Annie de Pène raconte qu’elle passa à nouveau sans trop de difficultés. L’article sera publié quelques jours après vérification des bureaux de la Censure dans le journal suivi d’un commentaire de la direction du journal en faveur de l’article tout en louant le ministère de la guerre d’avoir pris des mesures de surveillance en faveur de la frontière franco suisse. Pourtant une violente campagne se déchaîne contre Annie de Pène et à travers elle Auguste Téry par la presse nationaliste; grâce à leur entourage et au soutien d’amis l’affaire s’estompa.
Au terme de cet ouvrage la lecture d’« Une femme dans la tranchée » et « Les Chroniques de l’Arrière » nous renseigne sur la place des femmes et leurs implications dans la Première Guerre mondiale. Dans un dernier chapitre sur « les images des femmes en guerre » Dominique Bréchemier replace les chroniques d’Annie de Pène dans le contexte de la Grande Guerre et montre que son analyse de la situation de la femme pendant la guerre est un témoignage rare et capital du fait de « l’immédiateté du témoignage, des images protéiformes de femmes » qui « apparaissent et se superposent » (p.189). Autant de portraits de femmes, de soldats, de gens ordinaires que de situations différentes, Annie de Pène nous renseigne à la fois sur la vie des soldats au front avec un sens aiguisé de l’observation mais avec cette écriture fluide, fleurie, sensible ; sur les autorités civiles et militaires avec « avec leurs ordres et contre-ordres » (190), leurs propos sexistes et leur vision rétrograde de la place des femmes ; sur la vie parisienne, insouciante pour les uns et difficile pour les autres, particulièrement pour les femmes devenues des chefs de famille par procuration ; sur la vie politique bien qu’elle se présente comme ignorante en ce domaine dans une lettre ouverte au Procureur de la République. Beaucoup de sujets concernant l’actualité de la guerre sont ainsi abordés. Avec cet ouvrage, un document à la fois littéraire et historique, Dominique Bréchemier nous fait découvrir une reporteresse et chroniqueuse de la Grande guerre indispensable et précieuse pour nous éclairer un peu plus sur la vie à l’arrière et sur l’évolution de la condition féminine de l’époque. Les enseignants trouveront matière à nourrir des séquences sur cette période tant les témoignages sont riches et vivants. c’est un bel ouvrage magnifiquement présenté et commenté que j’invite vivement à parcourir.