Cette anthologie d’une revue au titre qui annonce la couleur est une belle occasion de se plonger dans une époque que les moins de quarante cinq ans ne peuvent pas connaître. Cette revue littéraire s’inscrit dans une période féconde d’un point de vue culturel, marquée par les réalisations cinématographiques de la nouvelle vague, par la vogue des clubs de jazz et les débuts du rock and roll. Pendant ce temps, la quatrième république commençait son agonie, annoncée par l’enlisement en Indochine et les troubles au Maroc et en Tunisie.


Alors pourquoi Bizarre ? sans doute en référence à Alfred Jarry qui définissait la ‘Pataphysique comme « la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité ». (livre II, chapitre VIII). Le Collège de ‘Pataphysique fondé en 1948 a perpétué pendant un temps cette démarche dérangeante et en même temps proche du surréalisme.

La revue Bizarre, « revue littéraire et artistique » a publié 48 numéros de 1953 à 1968. Fondée par Michel Laclos, éditée par Eric Losfeld puis, à partir de 1955, par Jean-Jacques Pauvert, elle annonce, par son titre même, ses ambitions et son contenu.

Il suffit de parcourir cette anthologie pour y trouver d’étonnantes filiations. En effet, les amateurs de l’absurde et de la critique féroce telle qu’elle peut être représentée par Philippe Gelluck, avec son personnage du Chat y retrouveront de nombreuses références.
Dans le sillage des surréalistes et du Collège de Pataphysique, Laclos et ses auteurs se passionnent pour les sujets les plus étranges et affichent des goûts éclectiques.

C’est une vraie découverte à laquelle Georges Nataf, qui préside aux destinées de cette maison d’édition invite ses lecteurs. D’abord parce que c’est un beau livre superbement et qui peut figure avec une autre anthologie achetée il y a plus de 30 ans et aujourd’hui introuvable, «la Révolution surréaliste» d’André Breton.

Dans cette revue, en parcourant ces numéros rassemblés on peut alors revenir sur bien des aspects. Les perles du Canard enchaîné par exemple, avec ces collages de faits divers étonnants. «Une famille italienne a mangé (sans le savoir) son oncle d’Amérique,» titre France Soir le 8 avril 1949. Cet article tient compagnie à celui qui raconte qu’un fonctionnaire américain se trompe de porte et travaille pendant deux ans dans un autre service.

En même temps les animateurs de Bizarre vont dénicher des textes étonnants comme la première page manuscrite du mystère de la Chambre jaune. Le célèbre reporter s’appelait alors Boitabille.
Au détour des pages, les préoccupations politiques font parfois leur apparition. Commet interpréter autrement ce devoir d’un élève vietnamien, traitant du départ d’un train dans une gare. Jean Dutourt y a mis sa patte, mais la provocation des lieux d’aisance parmi les hibiscus et les résédas traduit un sens aigu de la métaphore.

Les amateurs des jeux d’écriture trouveront aussi leur bonheur dans ce beau texte de Pierre Bailly, «l’éclat du palindrome» qui désigne uen phrase qui peut se lire dans les deux sens. «Noël a trop par rapport à Léon.» les spécialistes apprécieront aussi «Et Luc colporte trop l’occulte»

En matière de dessin, on retrouve souvent Siné pour les unes de couverture et le dessin actuel n’a pas pris une ride par rapport à ce que l’on trouve dans la revue Bizarre il a un demi siècle. En 1967, on y retrouve aussi du Wolinski, belle référence aussi de cette école du dessin satirique qui continue encore dans Charlie et Siné Hebdo, les deux titres étant plus que jamais nécessaires.
Belle continuité qui devrait parfois rappeler bien des humoristes d’aujourd’hui à plus de modestie. Les générations actuelles qui jouent avec l’absurde trouvent sans aucun doute, et ce n’est pas faire injure à leur talent, d’illustres devanciers dans cette anthologie, véritable mine d’humour décalé. On peut aimer cette jolie définition du couple par exemple: «Aveugle, paralysé sur son lit, Armand attendait son breakfast et trouvait le temps long. Il ne pouvait pas deviner, le pauvre diable, que sa femme Henriette était morte, à côté de lui, depuis trois jours.»

Annonciatrice des bouleversements de Mai 68, la revue Bizarre a occupé une place considérable dans le paysage culturel français. Elle est largement méconnue par les jeunes générations et au delà des cercles de spécialistes. Ce travail de réédition devrait a n’en pas douter donner envie à des historiens des idées et des mouvemets culturels de s’y pencher.

Bruno Modica © Clionautes