Recueil d’études sur l’histoire de la police en Europe du XVIIIe au XXe siècle.
Longtemps dédaignée car idéologiquement suspecte par essence, l’histoire des forces de l’ordre connaît depuis une décennie un essor spectaculaire, riche en nouvelles perspectives d’analyse. Elle revient de loin : jusqu’à une date récente, ses champs de recherche étaient restés sous l’emprise durable d’une « ego-histoire » corporatiste émanant des gens du métier, forts d’une vieille tradition d’introspection technique et mémorielle. Venue aujourd’hui investir des terrains dont la fertilité résulte d’une position stratégique à la confluence de l’histoire politique, sociale, administrative, judiciaire et anthropologique, une féconde génération de chercheurs universitaires y accomplit désormais un décloisonnement bienvenu. De même que la gendarmerie a trouvé ses historiens de référence (en particulier Jean-Noël Luc), Jean-Marc Berlière et Dominique Kalifa sont devenus les chefs de file d’une prometteuse école française d’histoire de la police dont, après un emblématique « Histoire et dictionnaire de la police » (Robert Laffont, Collection Bouquins, 2005) et un récent recueil sur « Le commissaire de police au XIXe siècle » (Publications de la Sorbonne, 2008), le présent recueil propose un un état des lieux d’autant plus stimulant qu’il est élargi à la comparaison européenne.

Un vaste tour d’horizon

Issu d’un colloque international organisé à l’université de Caen en mars 2007, ce gros volume rassemble quarante-et-une contributions de chercheurs, universitaires et sociologues, en comptant les diverses synthèses de présentation et de conclusion. Traversé transversalement par la contradiction fondatrice entre police judiciaire axée sur la répression et police préventive de médiation sociale et de régulation infra-judiciaire, le panorama qui s’en dégage associe esprit comparatiste et volonté de décloisonnement géographique et chronologique. Il se place ainsi délibérément sous le signe de l’éclectisme. Celui des horizons géographiques d’abord, en permettant l’abord des rivages policiers de la Suisse, l’Italie, mais aussi de Roumanie, Grèce, Pays-Bas, Espagne, Grande-Bretagne, Allemagne, Irlande et même Turquie, où l’inspiration historique puisée dans les modèles policiers occidentaux tranche, sur ce point, le débat sur l’appartenance à l’ensemble européen. Toutefois, la balance n’en penche pas moins nettement en faveur de la France, qui demeure le cadre de dix-huit études, soit la moitié du corpus présenté. L’éclectisme thématique du propos est tout aussi manifeste : histoire sociale de la police, histoire des mentalités et de la culture policières, logiques de professionnalisation, savoirs et pratiques de police, élaboration des identités professionnelles, systèmes de représentation et d’auto-représentation, ou encore rapports avec la population sont autant de champs d’investigation pris en compte. Enfin, la dimension pluridisciplinaire est également présente, en interrogeant les formes de la professionnalisation policière sous l’angle sociologique, et même linguistique. L’ensemble s’organise en six parties à la cohérence inégalement affirmée.

Formes et métiers de police

La première, baptisée « Polices : institutions, corps, services », embrasse ainsi une large diversité de formes et de métiers de police. Cette hétérogénéité est particulièrement sensible sous l’Ancien Régime. Dans la république de Genève, les charges de police sont ainsi un mode de sélection et de formation des élites politiques. Dans le duché de Milan, on découvre d’étonnantes figures d’entrepreneurs de justice auxquels les tribunaux déléguaient l’exécution de leurs décisions. La comparaison entre la compagnie de la maréchaussée de l’Ile de France et la Garde de Paris à la veille de la Révolution souligne deux pratiques similaires mais distinctes des missions de police. On découvre avec intérêt le système stambouliote associant le maintien de l’ordre dévolu aux Janissaires et le contrôle social intra-communautaire pris en charge par les notables religieux et laïcs, notamment par l’entremise des corporations. Au siècle suivant, sont abordées les premières étapes de la mise en place de l’institution policière en Roumanie et en Grèce. En revanche, les évolutions de la police néerlandaise souffrent d’une exposition confuse et brouillonne. Enfin, un tableau sociologique précis des ambivalences identitaires de la police municipale dans la France actuelle conclut avec brio ce tour d’horizon diversifié.

Recrutement et carrières

Sobrement dénommée « Itinéraires », la deuxième partie explore les voies de la professionnalisation policière sous l’angle du recrutement et des carrières. La charge d’Alcade de barrio à Madrid à la fin de l’Ancien Régime, la sociologie des gardiens de la paix du XXe arrondissement de Paris morts « victimes du devoir » durant la première moitié du XXe siècle, les motifs de démission des agents de police britanniques ou les racines de la culture du maintien de l’ordre dans la police ouest-allemande des années 1960 constituent autant d’intéressantes monographies tandis que, conformément à ses options d’historien engagé du colonialisme, Emmanuel Blanchard mène l’enquête sur les racines coloniales putatives de la violence policière parisienne durant la séquence qui va de l’après-guerre jusqu’à la guerre d’Algérie.

Réalités et idéaux de la professionnalisation

Intitulée « Savoirs et compétences », la partie suivante visite essentiellement les arcanes de la construction des savoirs policiers, en mettant en balance la part des compétences issues de l’expérience pratique et de la reproduction routinière avec celle de la qualification technique obtenue à l’issue d’un enseignement théorique. Laissant pendant l’écart entre la production de savoir normatif et son degré d’appropriation (l’imaginaire idéal produit par les manuels ne relève-t-il pas de l’utopie policière ?), trois études illustrent cette dialectique entre formation initiale et formation continue. Est d’abord envisagée la place des « sciences de la police » dans les sciences camérales allemandes de 1750 à 1850. Puis, l’exemple des commissaires de police lyonnais sous l’Ancien Régime met en évidence la spécialisation progressive de ces agents de l’ordre urbain. Enfin, la modernisation de la police ottomane impulsée par les Jeunes Turcs s’effectue sur le modèle européen, mais surtout sur un plan théorique dont il est délicat d’évaluer le réel impact en termes d’appropriation concrète. Fermant le ban par une approche d’ordre sociologique, deux études interrogent l’identité de la police française actuelle et l’image que ses acteurs – gardiens de la paix ou, plus nébuleusement, commissaires – se font de leur propre mission.

Des vécus en action

La quatrième partie réunit, sous l’étiquette de « L’art de bien s’adapter », une série de monographies qui souligne la plasticité inhérente à l’efficacité policière. L’attachante figure de Pierre Chénon, immuable commissaire de police du quartier du Louvre durant les quatre décennies qui précèdent la Révolution Française, décline les deux visages d’un magistrat de quartier respecté et estimé et d’un homme de confiance du pouvoir, spécialisé dans la police de la librairie et chargé du département sensible de la Bastille. La mise en place et l’évolution du réseau des commissaires de police dans le département du Nord sous le Second Empire caractérise les capacités d’adaptation de l’état en fonction des mutations démographiques, économiques et politiques accélérées de cette région frontalière. Les évolutions de la composition et des missions de la police municipale d’Anvers à la Belle Époque reflètent quant à elles les profonds changements urbains et sociologiques du grand port flamand. Plus contemporains, les enjeux sécuritaires de la Politique de la ville à la fin des Trente Glorieuses et la crise d’identité exprimée par les malaises gendarmesques de 1989 et 2001 confrontent les rôles assignés à la police aux évolutions de la société.

De l’apparence à l’appartenance

Formulant une passionnante « Anthropologie du policier », la cinquième partie envisage la présence corporelle des représentants de l’ordre et de la loi dans la cité, notamment à travers les enjeux du port de l’uniforme et la diffusion des habitus du service public. L’exemplarité de l’incarnation personnifiée de la légalité passe ainsi par l’abandon progressif, au cours de la première moitié du XIXe siècle, de l’usage du déguisement par la gendarmerie, au détriment consenti de l’efficacité opérationnelle. Dans une logique similaire, la militarisation de la tenue et de l’attitude des sergents de ville parisiens permet d’imposer, entre 1854 et 1880, une visibilité nouvelle de l’état, tout en imprégnant de leur dignité policière de simples patrouilleurs des rues, à peine formés et encadrés mais sommés de s’instituer sous le regard normatif du public. La construction du principe de dépaysement géographique des gendarmes au cours du XIXe siècle, malgré ses accommodements avec la nécessité, cristallise une doctrine devenue ensuite commune à l’ensemble de la fonction publique. Un article distrayant scrute les implications en termes de concurrence et de représentation de la circulation de l’épithète « mobile » entre la police et la gendarmerie sous la IIIe République. Enfin, une analyse sociologique de l’évolution des critères physiques de recrutement des femmes dans la police nationale met en évidence les références informelles de la représentation corporelle de la force publique.

La police sous pression

La dernière partie est consacrée aux « Policiers en temps de crise ». Le cas de la police du quartier du Palais-Royal au début de la Révolution Française explore les modalités d’une « police sans policiers » incarnée par les autorités civiques des instances de district. La police prussienne de la république de Weimar, les deux forces de l’ordre concurrentes présentes en Irlande du Nord de 1922 à 1972 et les réalités et les limites de l’imprégnation fasciste de la police italienne sous Mussolini déclinent trois variations contemporaines de la culture de la contrainte et de ses dérives. Ce survol se conclut par une peinture rigoureuse des relations entre la police et les pouvoirs politiques français, dans la configuration déstabilisatrice des nécessités du maintien de l’ordre imposées par la guerre d’Algérie, où la culture du résultat portée par la première prit le dessus sur les principes d’état de droit réputés guider les seconds.

Un agréable parcours intellectuel

Comme pour tout recueil, la grande diversité des pistes, des enjeux et des lectures qui en émergent incite le lecteur à une errance souvent stimulante de l’esprit, au gré des siècles et des curiosités suscitées par la variété des articles présentés. Même si la loi du genre fait que toutes les contributions ici réunies ne témoignent pas d’une égale valeur, et malgré quelques coquilles qui auraient pu être éliminées par une relecture attentive, la somme surpasse l’addition de toutes les parties. Tel quel, ce copieux volume ne déroge donc pas à la qualité de la politique éditoriale qui justifie la réputation méritée des Presses Universitaires de Rennes.

Guillaume Lévêque © Clionautes.