Archives et histoire dans les sociétés postcommunistes, collectif sous la direction de Sonia Combe, Paris, La Découverte, 2009
De la source à l’objet d’histoire : comment l’ouverture progressive des archives des anciennes démocraties populaires et des anciennes républiques soviétiques a-t-il modifié l’approche historiographique des sujets concernant, selon le terme consacré, la soviétologie ? Cet ouvrage collectif, rédigé par de jeunes chercheurs en histoire, est amplement ancré dans l’épistémologie de l’histoire. On y découvre un véritable travail de spécialistes, à mille lieues des ouvrages de vulgarisation qui sont plus accessibles au grand public. Les articles sont très inégaux, que ce soit par rapport à leur sujet ou par rapport à leur style. Autant le dire, on s’ennuie parfois, et cela finit par produire un effet amusant, comme si un sujet austère (la soviétologie et l’étude des pays de l’Est) ne pouvait donner qu’une littérature historiographique austère. Cependant, au fur et à mesure de la lecture, et peut-être parce que, en début d’ouvrage, l’acquisition de bases a été nécessaire, on finit par trouver de très bons articles sur les pistes nouvelles ouvertes depuis les années 90, et mises en lumière par des films comme « Goodbye Lenin », « la Vie des Autres », « Katyn » ou encore « Les Insurgés » et par les affaires liés aux lois de lustration (1) Lois concernant le dévoilement du passé communiste des personnels politiques, particulièrement en Pologne où elles ont été instrumentalisées à des fins politiques dans l’ancien bloc soviétique, autour de personnalités comme Milan Kundera, Lech Walesa ou Vaclav Havel.
Sur la première partie, consacrée à un état des lieux de la recherche actuelle, on retiendra l’inégalité d’accès aux archives et leur dispersion dans plusieurs endroits au sein du même pays. Si certains d’entre eux ont donné un accès très libre aux archives, comme l’ex-RDA ou la république Tchèque, d’autres en revanche se sont montrés beaucoup plus frileux, à l’image de la Bulgarie, de l’Ukraine ou de la Russie poutinienne où, après une période d’ouverture, les archives se ferment à nouveau dans un réflexe typiquement orwellien.
La seconde partie, la plus développée, s’intéresse aux apports historiographiques permis par l’ouverture des archives. Les journaux intimes de Georgi Dimitrov, secrétaire général du Komintern et d’Ivan Maiskij, diplomate soviétique en poste à Londres, montrent le système stalinien vu de l’intérieur, avec l’incroyable dilemme des auteurs dans chaque choix de mots, chaque formule qui, éventuellement, serait susceptible de provoquer la sanction de Staline, et en même temps une certaine autonomie d’action. Les articles sur les politiques étrangères roumaine, est-allemande et polonaise sont moins intéressants, presque anecdotiques, et montrent, en résumé, que la politique étrangère de ces pays était celle imposée par Moscou, y compris pour la Roumanie de Ceausescu, beaucoup moins autonome qu’elle n’y paraissait dans les articles du Monde vers 1965. Suivent des articles sur la viande en Pologne, objet rare de convoitise, marqueur social et véritable emblème, par son absence au comptoir, de la pauvreté endémique des pays de l’est y compris dans les années 70-75, pourtant les plus florissantes.
La viande, marqueur social
La seconde partie se termine avec des sujets traitant de la Shoah à l’est : Shoah par balles en Ukraine, résistance juive en URSS Où l’on confirme que tous les Juifs ne se sont pas laissés, comme le veut une vielle idée, « mener à l’abattoir » sans réagir, pogroms polonais consécutifs au massacre de Jedwabne Massacres de juifs polonais par la population civile en 1941, suivie par d’autres pogroms, y compris après 1945.: assurément la partie la plus convaincante du livre, du moins la plus accessible.
L’ouvrage se termine sur une troisième partie qui traite de l’instrumentalisation du passé en Allemagne, en Bulgarie, en Pologne et en Albanie. Un ensemble de cinq articles qui montrent comment les archives ont été utilisées par le public, les médias et les gouvernements en place selon des stratégies spécifiques : recherche d’informations personnelles pour le public, recherche d’informations à caractère sensationnalistes pour la presse et action ambiguë des gouvernements à l’image de la Bulgarie et de l’Albanie. Car l’ouverture des archives a été, ici, l’occasion de voir que beaucoup d’hommes politiques avaient, en quelque sorte, « survécu » au communisme et que, moyennant un changement d’étiquette, ils briguaient toujours le pouvoir. En conséquence, bon nombre d’archives se sont retrouvées classées « secret d’état » avec une durée floue ou illimitée, les gouvernements oscillant entre désir d’ouverture et vieux réflexes totalitaires de dissimilation.
C’est, au final, un ouvrage très instructif, fourmillant de données, mais aussi très inégal. Il donne en tout cas une image bien peu glorieuse de l’époque 1945-1989 à l’est de l’Europe, amis une image accréditée par les faits. Car c’est bien là le credo épistémologique de l’ouvrage : avant 1989, l’histoire de ces pays était partielle, trop politisée. Grâce à l’ouverture des archives, elle devient plus crédible en même temps que plus austère dans son traitement, même si on rappelle que l’interrogation de témoins est nécessaire pour contrebalancer le poids de chiffres parfois truqués. C’est donc un ouvrage pour spécialistes, exigeant, qui tombera des mains de certains collègues alors que d’autres le dévoreront avec intérêt, à défaut de plaisir.
Mathieu Souyris © Clionautes