Pierre Allorant, Walter Badier et Jean Garrigues : trois enseignants-chercheurs du POLEN d’Orléans

L’ouvrage 1870, entre mémoires régionales et oubli national (Se souvenir de la guerre franco-prussienne), publié sous la direction de Pierre Allorant, Walter Badier et Jean Garrigues, constitue l’une des dernières parutions des Presses Universitaires de Rennes, dans la collection « Histoire », en 2019. Pierre Allorant est professeur d’histoire du droit et des institutions à l’université d’Orléans (membre affilié du laboratoire POLEN EA 4710) ainsi que doyen de la faculté de droit d’Orléans. Walter Badier est docteur en Histoire contemporaine à l’université d’Orléans (POLEN EA 4710) et enseignant à l’université d’Orléans (INSPE CVL). En juin 2020, il a été nommé directeur adjoint à l’INSPE (Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation) CVL (Centre-Val de Loire) à Orléans.

Au sein du laboratoire POLEN (Pouvoirs, Lettres, Normes), Pierre Allorant est membre affilié de la branche CEPOC (Centre d’Études Politiques Contemporaines), dont le professeur des universités Jean Garrigues est l’actuel directeur. La spécificité du CEPOC est d’appliquer en priorité les questionnements du laboratoire POLEN au champ des pouvoirs, institutionnels et autres, mais aussi des contre-pouvoirs, des marges et des dissidences politiques, sociales et culturelles. Il regroupe des historiens du politique et de la littérature, des linguistes, des civilisationnistes et des historiens du droit. Sa spécificité, à l’échelle nationale, est notamment d’être la seule équipe d’historiens français travaillant sur la vie parlementaire. Les problématiques et les travaux du CEPOC sont centrés sur la période contemporaine (XIXe-XXIe siècles) mais également ouverts aux autres périodes historiques, de l’Antiquité à la période moderne. Ils mettent l’accent sur la dimension internationale et comparatiste des questionnements étudiés. Un autre point fort du CEPOC est l’étude de l’écriture du discours mémoriel, qui reste un champ encore insuffisamment exploré et qui correspond aux compétences exprimées dans l’équipe du CEPOC, tant chez les historiens que chez les littéraires et les linguistes. La perspective est donc historique, concernant les politiques de la mémoire (commémorations, discours politiques, mémoires de l’événement et lieux de mémoire). Par conséquent, L’ouvrage 1870, entre mémoires régionales et oubli national (Se souvenir de la guerre franco-prussienne) rentre dans ce cadre des recherches menées par le CEPOC de l’université d’Orléans.

1870, entre mémoires régionales et oubli national : une problématique renouvelée ?

Reprenant une démarche éprouvée comme féconde à plusieurs reprises, particulièrement sur l’étude des mémoires des guerres, l’équipe CEPOC du laboratoire POLEN (Pouvoirs, Lettres, Normes) de l’université d’Orléans a tenté, à partir du colloque La guerre franco-prussienne entre l’oubli national et les mémoires régionales (1871-2016), organisé les 6 et 7 juin 2016 à Orléans, dont cet ouvrage collectif constitue le prolongement, d’analyser les échelles imbriquées de la guerre de 1870, d’un point de vue spatial – du local à l’international, en passant par le régional et le national – mais aussi temporel – de l’immédiat après-guerre à la longue durée – afin de montrer leurs articulations, la diversité de leurs contenus, de leurs émetteurs, de leurs vecteurs et de leurs usages. Ces deux approches se conjuguent ici avec une démarche interdis­ciplinaire assumée, associant anthropologie, géographie, histoire, histoire du droit et littérature.

Composé au total de 19 contributions, l’ouvrage est divisé en 4 parties comportant chacune une introduction. Outre une introduction générale signée de Pierre Allorant (p. 7-9), les 19 communications se répartissent comme suit : 5 pour la partie I (p. 11-84), 5 pour la partie II (p. 85-154), 6 pour la partie III (p. 155-226) et, enfin, 3 pour la partie IV (p. 227-270). Puis, suivent une conclusion rédigée par Pierre Allorant (p. 271-274) ainsi qu’une postface posthume de François Roth (p. 275-282), les index des noms de personnes (p. 283-288) et de lieux (p. 289-292), les auteurs (p. 293-294) et, enfin, la table des matières (p. 295-297) sans oublier les 24 planches d’illustrations en milieu d’ouvrage (I-XXIV).

Première partie : « Empreintes régionales »

La première partie est consacrée aux « Empreintes régionales » (p. 11-84). En effet, par les traces sur les champs de bataille et par les cicatrices sur les corps, des souvenirs directs et à vif des départements envahis puis occupés, aux mémoires d’arrière-plan des terres qui ont uniquement envoyé des conscrits, sans subir de combats sur leur sol, les empreintes régionales de la guerre de 1870-1871 sont très inégales et composites.

Dans sa communication intitulée Les religions et la mémoire de la guerre franco-prussienne en Haute-Saône, de l’immédiat après-guerre à la Belle Époque (p. 13-30), Danièle Pingué (MCF en histoire contemporaine, université de Franche-Comté, Centre Lucien Febvre) montre qu’en Haute-Saône, par deux fois zone d’opérations militaires, précoce­ment occupée dès octobre 1870, puis théâtre d’opération de l’offensive de l’armée de l’Est du général Bourbaki en janvier 1871 avec la victoire de Villersexel et la meurtrière défaite « de la Lizaine », la mémoire collective été singulièrement marquée par un conflit qui a également touché ses familles à travers les lourdes pertes des mobiles de Belfort. En pays comtois de chrétienté très évangélisée, la mémoire de ce conflit est fortement portée par l’Église catholique et par les pasteurs luthériens. Dès l’immédiat après-guerre, les religions ont le quasi-monopole de l’hommage aux morts, tant par les monuments érigés à proximité de leurs lieux de décès que par le monument de Vesoul ou par les pèlerinages des survivants. Les religions perdent ce quasi-monopole à la Belle Époque, mais conservent une place importante, en dépit de polémiques à l’encontre des Luthériens. L’Église catholique s’affirme dans d’autres cadres mémoriels associatifs, auprès des vétérans et des conscrits, action qui participe du culte patriotique et préfi­gure l’Union sacrée de la Grande Guerre 14-18.

Dans sa contribution La mémoire normande de la guerre de 1870-1871 (p. 31-40), Jean-Pierre Chaline (Professeur émérite, université Paris-Sorbonne, Centre de recherches en histoire du XIXe siècle) démontre que, loin d’être un terrain principal du conflit, la Normandie est toute­fois touchée tardivement par les combats quand l’ennemi entend l’occuper préventivement dans le cadre du siège de Paris. Seule Le Havre reste libre, mais le traité impose son occupation. La libération du territoire, hâtée grâce au succès de l’emprunt lancé par le Rouennais Pouyer-Quertier, s’accom­pagne d’une réclamation vive et précoce d’érection d’une « mémoire de pierre », tout particulièrement dans le Vexin. La traditionnelle rivalité urbaine se donne libre cours, instrumentalisant le monument à la Vierge qui loue 1′ « héroïsme » des Havrais gambettistes, pour mieux brocarder la « couardise » des bourgeois rouennais, thème relayé par Boule de suif de l’écrivain Guy de Maupassant (1850-1893).

Avec son exposé sur La Loire dans la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Entre traces locales et récits de mobilité (p. 41-54), Rémi Révillon (Gestionnaire instructeur au ministère de la Culture) indique que, plus éloignée encore du cœur des opérations, le département de la Loire est concerné par la défense passive de son territoire, surtout les mines et les industries du sud, objectif stratégique à défendre, et par la mobilisation de sa population dans l’armée et la garde mobile.

De même dans l’Indre, avec sa conférence ayant pour titre Postures héroïques et figures de la douleur. La statuaire dans les monuments de 1870 de l’Indre (p. 55-70), Lucien Lacour (Professeur agrégé honoraire) décrit que l’ampleur des pertes subies par les soldats origi­naires du département suscite non seulement la pose de plaques dans les églises, mais aussi l’érection de stèles et obélisques à la mémoire des enfants du pays morts pour la patrie, avec au cimetière de Châteauroux, le premier monument du « Souvenir Français ». En 1895 pour le vingt-cinquième anniversaire des combats un « Monument aux Soldats de l’Indre morts pour la Patrie » est projeté au chef-lieu, à l’initiative de la société de gymnastique La Berrichonne et grâce au relais des notables locaux. La Pleureuse de Buzançais et la Mater dolorosa d’Issoudun, œuvres de l’enfant du pays Ernest Nivet, lui répondent en portant un message pacifiste à rebours de la tonalité cocardière des discours officiels.

Enfin, avec La mémoire réunionnaise de la guerre de 1870 (p. 71-84), Pierre-Éric Fageol (MCF en histoire contemporaine, université de la Réunion, ICARE) prouve que les vecteurs de diffusion et les finalités de la mémoire de guerre réunionnaise méritent qu’on s’y arrête : en situation coloniale et du fait de l’éloignement géographique, le cas de la Réunion souligne l’utilisation de l’héroïsation patriotique pour accélérer son intégration à la nation, en revendiquant des vertus particulières et une identité régionale créole.

Deuxième partie : Le « Souvenir français »

La deuxième partie est dévolue au « Souvenir français » (p. 85-154), créé par l’Alsacien François-Xavier Niessen en 1887, comme gardien de la mémoire, association reconnue d’utilité publique en 1906. La mémoire nationale de la guerre franco-allemande est liée à des lieux, aux pèlerinages accomplis sur les champs de bataille et les lieux de sépulture, à la volonté de relier culte des morts et sentiment national.

Avec Lionel Royer, un artiste vétéran de l’armée de la Loire. Entre témoignage et reconstruction épique (p. 89-104), Stéphane Tison (MCF en histoire contemporaine, université du Maine, CERHIO CNRS, au Mans) nous fait découvrir un peintre, à la fois témoin direct de l’armée de la Loire et artiste représentant et transfigurant en tableaux la « Glorieuse défaite », Lionel Royer. Ce dernier, Sarthois volontaire de l’Ouest, est méconnu pour ses œuvres consacrées à l’Année terrible. Son expérience de guerre de Zouave pontifical marque d’autant plus qu’il n’a que 17 ans lorsqu’il affronte les combats d’Orléans, de Loigny, puis la bataille du Mans. Proche du général de Charrette, Royer reste un vétéran toute sa vie et se fait appeler « Patay ». En 1910, il participe par la création de deux toiles à la construction de l’écrin cérémoniel au centre de la liturgie mémorielle des Volontaires de l’Ouest à Lagny. Ces périodes de création correspondent globalement aux regains commémoratifs et aux moments de fièvres nationalistes. Fasciné par Jeanne d’Arc, il participe à la construction d’une culture de guerre, et arrête cette production avec la Grande Guerre.

Dans Renaître de ses cendre. Mémoire(s) des ruines de la guerre franco-allemande 1870-1871, du ressentiment aux réconciliations (p. 105-116), Sylvie Le Ray-Burimi (Conservateur en chef du patrimoine, responsable du département des peintures et sculptures, du cabinet des dessins, des estampes, de la photographie et de la bibliothèque du musée de l’Armée) nous instruit de l’importance des ruines. Si, dans les lendemains de guerre, « tout est ruine et deuil », comme dans « L’Enfant » des Orientales de Victor Hugo, les ruines elles-mêmes parti­cipent à l’élaboration du souvenir collectif, à travers leur patrimonialisation. Ainsi, les destructions de la guerre civile entre Versaillais et communards jouent-elles le rôle de paravent à l’humiliation des ruines provoquées par l’invasion et la défaite. Paradoxalement, l’idée de faire bénéficier les œuvres d’art et les palais du même type de protection que les ambulances de blessés progresse. La protection du patrimoine en temps de guerre est débattue dans les congrès internationaux, portée par le courant humanitaire et le développement du droit international de la guerre.

Fruit d’une construction intellectuelle, l’appréhension muséale de la guerre de 1870 est prise en tenailles entre l’épopée de la Grande Armée et le choc de la Grande Guerre, comme le démontre la communication Entre les victoires de l’Empire et le choc des deux guerres mondiales, quelles présentations pour la guerre de 1870-1871 au musée de l’Armée ? (p. 117-132),  de Mathilde Benoistel (Adjointe du conservateur responsable du département experts et inventaire du musée de l’Armée) et Christophe Pommier (Conservateur-adjoint, responsable du département artillerie du musée de l’Armée). En effet, en 1871, l’enjeu est de recréer le lien entre l’armée défaite et la Nation par la glorification des hauts faits militaires du passé. L’exposition universelle de 1889 en réalise la préfiguration avec son pavillon sur l’esplanade des Invalides consacré à l’histoire de l’armée française de 1569 au Second Empire. La fusion des deux musées en 1905 donne naissance à un musée unitaire national : le musée de l’Armée. Mais la place dévolue à la guerre de 1870-1871 dans ses salles reste insuffisante, et c’est paradoxalement l’évolution muséale opérée sous l’influence des acquis des études et des nouveaux axes de recherches menées sur les deux guerres mondiales qui va permettre de redécouvrir la modernité de ce conflit fondateur.

Dans la construction du souvenir national, les manuels et programmes scolaires ont joué un rôle majeur, concomitant avec la scolarisation primaire républicaine de masse, comme le montre Walter Badier (Docteur en histoire rattaché au laboratoire POLEN, directeur-adjoint à l’INSPE de l’université d’Orléans), dans La guerre franco-prussienne dans les programmes et les manuels de l’école primaire (p. 133-142). Les variations contemporaines de l’intérêt pour ce conflit traduisent les préoccupations de chaque moment historique, l’efface­ment progressif d’une mémoire à la place réduite par les nouveaux trauma­tismes des deux guerres mondiales. Les programmes scolaires constituent une « narration officielle et choisie du passé » et traduisent les orientations du pouvoir en place et les rapports de force au sein de la société. Quant aux manuels, ils témoignent du type d’élève qu’une société entend former. La chute des événements militaires et même politiques relatifs à la guerre de 1870 dans les manuels scolaires témoigne de l’effacement progressif de la guerre de 1870 à l’école primaire, dans le cadre général de la remise en cause du roman national, de la relégation de « l’histoire-bataille », et du passage d’un « manuel-récit » à un « manuel-méthode ».

Enfin, la mémoire des lieux de combats gagne à être approchée par une enquête de géographie touristique, à travers les chemins de la mémoire, qui éclaire les mécanismes de la transmission, les formes de représentations et les usages, comme le dépeint Christine Romero (MCF en géographie, université d’Orléans, CEDETE) dans La mémoire des lieux de la guerre de 1870. Transmission, représentations et usages (p. 143-154). En effet, le projet de rénovation du musée de Loigny illustre la diversité des acteurs et associations concernés, la complexité de l’articulation des terri­toires, particulièrement à Loigny, avec un rayonnement national de l’asso­ciation, et des connexions internationales par le vecteur des descendants de zouaves pontificaux et des admirateurs de Sonis et de Charrette, figures du catholicisme légitimiste et de la résistance patriote, ou encore les passionnés de reconstitutions militaires qui envisagent de réaliser sur le site des mises en scène de la bataille ouvertes au grand public, très loin de l’image d’un oubli généralisé de ce conflit.

Troisième partie : « Mémoires d’en bas, mémoires d’en haut : traces privées et témoignages politiques »

Dans une troisième partie, les « Mémoires d’en bas, mémoires d’en haut : traces privées et témoignages politiques » (p. 155-226) montre à l’envie que les écrits du for privé fournissent un autre regard sur la mémoire des conflits.

Ainsi, le témoignage du jeune Auguste Vonderheyden, étudiée par Marie-Chantal Lhote-Birot (Docteure en histoire, université de Metz) dans La mémoire de 1870 dans les écrits du for privé d’Auguste Vonderheyden (p. 159-168), relate son expérience de souffrance dans les camps de prisonniers prussiens, le froid, la faim, l’ennui, la maladie, et le récit de son évasion en janvier 1871. Il rédige à nouveau un cahier en 1914 dans lequel il multiplie les références au conflit franco-prussien, en se présentant comme un « vieux grognard », expérience qui l’autorise à porter un jugement sévère sur les opérations militaires et sur la vie politique.

La pratique de la rédaction d’échanges épistolaires, de journaux intimes et de carnets de guerre est intimement liée à la culture, à la formation et au mode de vie des familles bourgeoises, surtout dans les moments de crise nationale et de guerre, du fait de la séparation des hommes jeunes de leurs parents, de leur épouse et de leurs enfants. Ainsi, la communication intitulée Une mémoire immédiate de la débâcle et du siège de Paris. Le mode de l’écrit de familles bourgeoises patriotes (p. 169-182) de Pierre Allorant (Professeur d’histoire du droit et des institutions, université d’Orléans, POLEN), analysant le corpus des familles Jozon, Boca et Luys, témoigne du sentiment de faire œuvre immédiate de mémoire et d’acte de conservation en rédigeant non seulement le compte rendu des faits d’armes, de l’invasion et de l’occu­pation, du siège et de l’humiliation du traité de paix, mais aussi des senti­ments éprouvés, de la solidarité des familles et de la tendresse des couples, des divergences d’interprétation des responsabilités politiques, avec une volonté explicite de conserver ces précieux documents et de les confronter aux traces passées des invasions. Les jugements politiques convergent vers la condamnation du Second Empire, rendu responsable de ce gâchis de la défaite et de la guerre civile, du double siège destructeur, de la réces­sion et de la sécession nationale, mais divergent sur l’avenir du pays, entre République conservatrice et monarchie parlementaire. Toutefois, le patrio­tisme, le désir de paix, l’attachement à l’entreprise et à la famille tradition­nelle rassemblent les épistoliers.

Avec Le siège de Strasbourg raconté. De la chronique à l’écriture de soi, de la mémoire collective au souvenir (p. 183-194) par Thimothée Muller (Doctorant en histoire, université de Strasbourg, ARCHE), le récit de la capitulation de Strasbourg, après six semaines de siège, est fourni par Ernest Frantz, employé au sein des hospices civils de la ville qui écrit son journal. Son témoignage alterne entre fabrication de la mémoire collective du siège par volonté de contribuer au récit de l’événement public et production de souvenir intime à partir de son existence individuelle traumatique. Il raconte la violence, les malheurs et désastres qui frappent la population strasbourgeoise, les victimes et les ruines causées par les bombar­dements de cette guerre totalisante qui fait irruption dans la vie quotidienne des civils d’une ville fermée par le siège, avec l’incendie révoltant de la bibliothèque et de la cathédrale.

Avec Loigny, lieu de mémoire légitimiste de la guerre franco-prussienne (p. 195-206) par Jérôme Grévy (Professeur d’histoire contemporaine, université de Poitiers, CRIHAM), la mémoire de la bataille de Loigny, effacée nationalement, mais encore vive sur place, est incarnée par la figure du général de Sonis, célébré pour sa bravoure et sa foi, et relié au souvenir de Jeanne d’Arc par le voisinage de Patay, dans une tonalité catholique ultramontaine. Ce souvenir constitue un vecteur décisif de la formation d’un nationalisme identitaire et religieux.

Avec Histoire et mémoire de la guerre de 1870 chez Émile Ollivier (p. 207-216) par Éric Anceau (MCF HDR en histoire contemporaine, Centre d’histoire du XIXe siècle de Sorbonne Université et Paris-Panthéon-Sorbonne), encore plus explicitement politique est le travail d’historien d’Émile Ollivier qui, dès sa chute, entend justifier son action, et commence à rassembler des matériaux considérables dans la presse, les Mémoires, les rapports politiques, administratifs et diplomatiques, les correspondances inédites, les carnets et le verbatim d’entretiens, les travaux des historiens français, allemands et britanniques. Mais, en 1871, il refuse de venir se prêter à la « mascarade » de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les actes du gouvernement de la Défense nationale. Ce travail sur la guerre franco-allemande de 1870 n’a pour but que d’encadrer le récit de l’Empire libéral et ne va pas au-delà du 4 septembre 1870.

Dans Les protestatoires de 1871 et la mémoire de la guerre (p. 217-226) par Fabien Conord (Professeur d’histoire contemporaine, université Clermont-Auvergne, CHEC), la disparition des protestataires qui ont refusé l’amputation du territoire national, est l’occasion, à travers les hommages funèbres, pour la presse et les parlementaires, de réactiver le souvenir de 1870, de rappeler leur vote de 1871, en particulier lors de la mort de Gambetta et de Rochefort. Plus jeune et dernier survivant des 107 protestataires, Georges Clemenceau, dès la déclaration de guerre de 1914, consacre une large part de son éditorial au souvenir de 1870 et à Gambetta, puis cherche à conjurer le risque que les traités de paix de 1919 ne provoquent une issue aussi lourde que l’annexion de 1871.

Quatrième partie : « Regards mémoriels croisés et rejeux du souvenir »

Une quatrième partie sur les « Regards mémoriels croisés et rejeux du souvenir » (p. 227-270) permet l’appréhension d’une mémoire globale de cette guerre industrielle et gagne beaucoup à accroître la distance, géographique ou temporelle ainsi qu’à croiser les regards entre belligé­rants, pays neutres et observateurs engagés d’une conflagration qui ne laisse aucun État, même lointain, indifférent.

Ainsi, dans Une guerre (pas) si lointaine. La guerre franco-prussienne en Amérique latine (p. 231-242) par Daniel Emilio Rojas (MCF en histoire contemporaine, université Grenoble Alpes, CERHIUS-ILCEA4), l’Amérique latine scrute-t-elle attentivement les opérations et les représentants diplomatiques de la France et des villes hanséatiques qui s’affrontent dans la presse pour défendre l’action de leurs gouvernements ; aux États-Unis et au Brésil, des groupes de soutien aux deux belligérants, construits sur des réseaux locaux des commerçants ou des religieux, voient rapidement le jour. La francophilie des élites libérales latino-américaines est contrariée à la fin du Second Empire par la forme impériale de l’État, l’interven­tion au Mexique et le soutien de Napoléon III au pape.

Dans 1870-1871, l’oubli national danois ? Tendances et dynamiques de la mémoire de la guerre franco-allemande au Danemark (p. 243-256) par Gilles Vogt (Docteur en histoire, université de Strasbourg, ARCHE), au Danemark, si la guerre de 1870 a pu être comprise comme une troisième guerre de Schleswig, son règlement, défavorable à la puissance la plus proche de la cause nationale danoise, intègre au nouvel ensemble impérial allemand les districts nord du duché. Ce constat d’échec marque la mémoire immédiate du conflit chez les Danois. La surprenante déroute de la France, « amie » du Danemark, provoque à Copenhague un soulagement d’avoir su sauvegarder ses intérêts.

Les pratiques commémoratives, parues au lendemain de la Grande Guerre dans la banlieue sud-ouest de Paris, révèlent le rôle des doubles célébrations des deux conflits, comme le montre la communication intitulée Commémorer deux générations de soldats. Les hommages aux morts de la guerre franco-prussienne dans l’entre-deux-guerres (p. 257-270) de Christina Theodosiou (Docteur en histoire, université Paris I Panthéon-Sorbonne). Le cinquantenaire de la proclamation de la Troisième République et de l’inhumation du soldat inconnu sous l’Arc de triomphe, le 11 novembre 1920, joue un rôle capital. Avec cette double célébra­tion, le gouvernement a créé une continuité historique entre les dates du 4 septembre 1870 et du 11 novembre 1918. À compter du rapprochement franco-allemand opéré par le Cartel des gauches (1924-1926), le double hommage sert à souligner l’engagement pacifiste de la France et le sacrifice du soldat est un don pour le triomphe de la paix universelle. Le message revanchiste s’essouffle au profit de valeurs plus en phase avec le Front populaire.

Puis, suivent la conclusion rédigée par Pierre Allorant (p. 271-274) ainsi que, en guise de postface et de dernier hommage, l’évocation de la commémoration et du souvenir de 1870, en 1895, en Allemagne et en France dans 1870. Commémoration et souvenir vingt-cinq ans après (p. 275-282) laissée par François Roth pour le colloque d’Orléans (soit un mois avant son décès survenu le 5 mai 2016). La commémoration de la fondation de l’empire allemand prend, en 1895, un relief particu­lier. Guillaume II y participe à Berlin, accompagné du fils de Bismarck, qui fait déjà l’objet d’un culte, alors que le jour de Sedan est devenu une sorte de 14 juillet avec revues militaires sur les places publiques, cérémonies patriotiques dans les écoles et les lycées, banquets à la gloire des anciens combattants, illumination des bâtiments publics et feux d’artifice. La victoire du 18 août 1870 à Saint-Privat est mise en perspective avec le rappel du soulèvement national de 1813. En France, les commémorations en 1895 des « douloureux anniversaires » sont marquées par « plus de solennité que d’habitude ». En dehors de la Lorraine, les manifestations associatives, municipales ou religieuses se tiennent sur les lieux de mémoire de 1870 (comme à Loigny-­la-Bataille), inaugurant un tourisme des anciens combattants qui culmine en 1910 pour le 40e anniversaire de la guerre franco-prussienne de 1870.

1870, entre mémoires régionales et oubli national : un nouveau champ historique national et local ?

La guerre franco-prussienne de 1870-1871, de la débâcle à la guerre civile, a souffert d’une image négative dans la mémoire nationale et a été suivie d’un long désintérêt, proche de l’oubli, au XXe siècle, sans toutefois laissé place à un total oubli mémoriel ou à une indifférence historiographique. Si le centenaire en 1970 a suscité intérêt et travaux locaux, aujourd’hui, à la veille du cent cinquantenaire du conflit, est venu le temps de proposer une première synthèse et de « repenser 1870 » au prisme des nouvelles approches de la Grande Guerre et de la séquence des guerres industrielles entamée avec la guerre de Crimée et la guerre de Sécession, selon trois axes : diversité des sources, appréhension des échelles du temps et de la mémoire, différenciation des espaces et croisement des regards nationaux. Grâce à cette initiative du laboratoire POLEN de l’université d’Orléans, cet ouvrage s’adresse aussi bien aux enseignants-chercheurs s’intéressant à de nouveaux champs historiques qu’aux spécialistes des conflits sans oublier les érudits locaux et les étudiants en histoire cherchant de nouveaux sujets de Master 1 et 2 ou de thèse.

© Les Clionautes (Jean-François Bérel pour La Cliothèque)