« Comment comprendre un évènement qui en raison de deux hommes présents aux côtés de centaines de femmes, est rapporté au masculin dans les archives ? Impossible de connaître le sexe de manifestants, de spectateurs, de députés, de civils, de blessés et de morts… » Ainsi, au sein même des archives, « le peuple femme » disparaît à cause de la grammaire française. Souvent des sources sont utilisées parlant de ce que les femmes ont fait, mais ce sont la plupart du temps des documents écrits par des hommes. Pourtant, les femmes sont présentes dans la mixité de la population, tant dans la grande histoire que dans la petite, et c’est ici tout l’intérêt de l’ouvrage de Yannick Ripa, qui se donne pour ambition de redonner la parole aux femmes.

L’Histoire féminine de la France, de la Révolution à la loi Veil est publiée aux éditions Belin, au sein de la collection Références sous la direction de Joël Cornette. Celle-ci, qui a pour objectif de traiter de thématiques majeures étudiées sur le long terme, reprend les codes de présentation des deux collections déjà dirigées par J. Cornette (Histoire de France et Mondes anciens), à savoir un récit richement illustré suivi de l’Atelier de l’historien (renommé pour l’occasion dans le présent ouvrage « Atelier de l’historienne ») présentant les sources, l’historiographie, les enjeux du thème, afin de permettre à chaque lecteur de prendre la mesure des débats et des controverses entre historiens, de partager leurs doutes, leurs questionnements, et par conséquent, de participer à la fabrique de l’histoire.

L’autrice, Yannick Ripa, est professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris-8 et spécialiste de l’histoire des femmes et du genre. Michelle Perrot, qui a signé la préface du livre, la présente comme une « pionnière » de l’histoire féminine contribuant à la développer tant par ses recherches, par son enseignement à l’université « dans le cadre d’une des rares chaires d’histoire des femmes » que par ses écrits personnels.

Une grande ambition

L’histoire féminine de la France a un double objectif. Tout d’abord, Y. Ripa souhaite dépasser l’histoire du genre. Sans remettre en cause les apports non négligeables de ce concept, l’autrice explique que l’histoire du genre « a provoqué un gommage des êtres de chair et de sang. Cette désincarnation fait encourir le risque d’une nouvelle invisibilisation des femmes ». Par conséquent, cet ouvrage tente de redonner vie aux femmes en essayant, dès que cela est possible, de leur rendre la parole. Ce sont ainsi des femmes qui sont tantôt connues, tantôt méconnues, qui nous parlent aux travers des sources que l’autrice a choisies.

Comme le mentionne Y. Ripa, cette méthode a pour inconvénient un choix qui peut s’avérer tout à fait arbitraire, et qui a « pour risque de faire des emblèmes des femmes qui ne le furent sans doute pas de leur vivant ». La deuxième ambition de l’autrice est « d’enchevêtrer histoire féminine et histoire des femmes, en délaissant donc des figures masculines » sans oublier pour autant « la mixité du monde ». Par conséquent, au travers de ce livre, Y. Ripa réalise une synthèse de l’histoire féminine de la France, qui restitue cinquante ans de recherche sur l’histoire des femmes, depuis le premier séminaire ouvert par Michelle Perrot en 1973.

Redonner la parole aux femmes

L’ouvrage débute avec la Marche des femmes du 5 octobre 1789. Cet évènement s’avère être le premier où les femmes apparaissent en tant que catégorie sexuée. Il faut garder à l’esprit que l’autrice est avant tout contemporainiste, ce qui peut expliquer le choix de cette date comme point de départ pour l’Histoire féminine de la France. Y. Ripa avoue cependant avoir eu plus de difficultés pour choisir la borne chronologique finale. Tout d’abord, elle s’est refusée à traiter cette question jusqu’à aujourd’hui, pour conserver le recul nécessaire afin de garantir une « utopique objectivité historique ». Choisir les années Mitterand, c’est prendre le risque de présenter les femmes uniquement sous l’angle du militantisme.

Quant à la loi sur la parité homme-femme votée  en 2000, ou encore l’arrivée pour la première fois d’une femme au second tour des élections présidentielles en 2007, ces choix auraient trop politisé le récit (d’autant plus que le vote féminin ne s’est pas exclusivement porté vers Ségolène Royal). Finalement, l’autrice fait le choix de l’année 1974, date de la loi Veil, évènement considéré comme majeur avec la législation sur la contraception pour les femmes d’après un sondage élaboré à la fin du XXe siècle. Ainsi, en faisant ce choix, et tout comme le suggérait Simone Veil lors de sa plaidoirie parlementaire en 1974, Y. Ripa redonne la parole aux femmes.

La Révolution, un recul pour les femmes

La Marche des femmes du 5 octobre 1789 est un moment clé qui ouvre l’ouvrage. Au cours de cet évènement historique, ce sont les femmes qui déplacent la géographie de la Révolution, en ramenant avec elles le roi et la reine de Versailles à Paris. La conséquence est importante, car désormais le pouvoir royal et par la suite celui des députés se trouvent à proximité du peuple. Malgré tout, dans les sources, nous voyons une récupération de cette victoire par les hommes, où les femmes ne sont plus présentées que sous la forme d’allégorie. Elles symbolisent désormais la Révolution, mais ne sont plus considérées comme des êtres de chair et de réalité.

À la lecture de l’ouvrage, l’autrice nous fait comprendre que la Révolution n’a pas forcément été tendre avec les femmes. Les révolutionnaires sont opposés aux revendications de celles-ci comme peut nous le montrer l’exemple d’Olympe de Gouge exécutée le 3 novembre 1793 ou encore celui de Claire Lacombe arrêtée le 2 avril 1794. Les hommes ne souhaitant pas que les femmes participent aux débats, le 24 mai 1794 sont votés les décrets interdisant aux femmes de pénétrer dans les tribunes de la Convention, d’assister à toute assemblée politique, ou encore de s’attrouper à plus de cinq dans la rue.

Toutefois, au XIXe siècle, certaines figures moins attendues, telle l’impératrice Eugénie, favorisent d’une certaine manière un début de mouvement de libération des femmes. Cette dernière, bien qu’elle ne soit que l’épouse de Napoléon III, bénéficie de la régence lors des absences de l’empereur. Elle profite alors de ces moments pour essayer de faire avancer la cause des femmes en encourageant notamment la première candidate au baccalauréat, ou encore en soutenant la peintre Rosa Bonheur pour lui décerner la Légion d’honneur.

Des luttes au croisement de la classe et du genre

L’autrice tient à montrer qu’au sein même des inégalités, celle de genre transcende les classes. Pour autant, cela ne veut pas dire que la conscience de genre l’emporte sur la conscience de classe, ce qui est particulièrement visible lors de la Commune de Paris. D’ailleurs, pour cette période historique, l’ouvrage restitue un nombre important de figures féminines, en plus de celle de Louise Michel. Certaines communardes, d’autres anti-communardes, ont pour point commun d’avoir joué un rôle réel qui a été effacé par tous les camps dans l’historiographie officielle. En effet, pour l’Histoire ces femmes ont souvent été présentées comme anodines, car elles n’ont pas eu l’envergure d’une Louise Michel incarnant un côté mythique qui par ailleurs ne correspond pas à la réalité de sa vie privée.

Au travers de l’ouvrage on comprend également que les révolutions et les guerres ont joué le rôle d’accélérateur du féminisme au cours des deux derniers siècles. D’une part, les conflits ont permis de faire évoluer les mentalités, c’est notamment le cas de la Première guerre mondiale lorsque René Viviani mobilise les femmes le 7 août 1914. D’autre part, chaque révolution ouvre des brèches dans lesquelles des femmes s’engouffrent, mais les désillusions accompagnent souvent le retour d’un certain ordre. Ainsi, en 1968, les « filles de Mai » prennent conscience de la misogynie ambiante. Dès lors, certaines déclarent : « Mon mec est un grand militant, il donne tout son temps à la révolution et moi je lui donne tout le mien ».

Toutefois, Y. Ripa rappelle que les temps forts de l’histoire pour les hommes ne sont pas les mêmes pour les femmes. Ainsi, l’invention du biberon ou encore la stérilisation, tout comme les progrès de la gynécologie, sont vus comme autant d’évènements importants par leurs contemporaines. N’ayant donc pas le même vécu de l’histoire, les femmes portent un regard différent sur la « grande histoire », que l’autrice tente ici de restituer. 

Un ouvrage qui fera date sur l’histoire des femmes

Pour conclure, l’ouvrage de Yannick Ripa est monumental et richement illustré. Comme le souligne Michelle Perrot, l’autrice fait preuve ici d’une très grande érudition tout en mettant du rythme dans son récit. L’un des points forts de cette Histoire féminine de la France est de présenter les femmes dans toutes leurs diversités. Ainsi, cet ouvrage ne forme pas un livre idéologique car l’autrice ne présuppose pas que la femme est une victime ou une innocente.