On ne présente plus l’auteur, Olivier Le Cour Grandmaison enseigne les sciences politiques et la philosophie politique, il est spécialiste d’histoire contemporaine et a déjà publié sur les questions de naissance de la République, sur le rapport à la colonisation et sur les questions d’immigration : Les Citoyennetés en Révolution 1789-1794 (PUF, 1992), 17 octobre 1961 : un crime d’État à Paris (collectif, La Dispute, 2001), Haine(s). Philosophie et politique (PUF, 2002), Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial (Fayard, 2005), et, avec G. Lhuilier et J. Valluy, Le Retour des camps ? Sangatte, Lampedusa, Guantanamo… (Autrement, 2007)
Dans ce nouvel ouvrage il se penche sur les conditions qui ont permis dans les dernières décennies du XIX ème siècle , à la troisième République naissante de justifier le colonialisme et comment cette idéologie a imprégné l’ensemble de la société française jusqu’à une époque récente. Sa longue introduction est une véritable synthèse des idées avancées qui analysent les rapports entre politique, idéologie et colonialisme à partir de nombreux textes issus de divers horizons : discours, thèses universitaires de différentes disciplines, textes de droits ou médicaux des lendemains de la défaite de 1870 à la décolonisation. L’intérêt de l’ouvrage est de croiser des histoires souvent traitées séparément: celle de la troisième république, celle de la colonisation, l’histoire culturelle… pour mieux comprendre comment un régime qui s’appuie sur les principes de 89 a pu, dans le même temps, bâtir un empire où les peuples autochtones n’ont pas le statut de citoyens.
La république Impériale
Dans ce premier chapitre il s’agit de mettre en évidence pourquoi au lendemain de Sedan et commet la République et tout particulièrement le pouvoir exécutif se réserve la politique coloniale évitant, le plus souvent le débat législatif malgré les échanges célèbres entre Jules Ferry et Georges Clemenceau en 1885.
l’auteur analyse les discours des partisans et adversaires de l’aventure coloniale en les déférant aux théories de Leroy-Beaulieu qui fonde en quelque sorte une nouvelle discipline, issue de la sociologie, la science politique de la colonisation dans son livre publié en 1874: « de la colonisation chez les peuples modernes ».
Une fois la conquête décidée et mise en œuvre s’est posée la question de l’administration de vastes et lointains espaces. La création d’une administration coloniale, la formation d’un encadrement blanc et l’assujettissement des indigènes constitue, ce qu’Olivier Le Cour Grandmaison nomme, l’ «impérialisation ». Au-delà du monde colonial , c’est tout un système de pensée qui se met en place de l’université à l’école élémentaire, de la médecine au droit, une « impérialisation » de la culture qui culmine avec l’exposition coloniale de 1931 : ordre constitutionnel libéral et démocratique en métropole et système autoritaire de soumission dans les colonies.
De l’ «assimilation » à la politique d’association
A partir de l’exemple algérien, au début du XXe siècle l’idée d’assimilation est jugée funeste au moment même où des discours récusant la philosophie des Lumières sont de plus en plus présents et débouchent sur un discours sur l’inégalité des races (Léopold de Saussure: Psychologie de la colonisation française dans ses rapports avec les sociétés indigènes). L’auteur montre comment la recherche de solutions pragmatiques conduit à l’abandon de l’universalité des droits de l’homme et à la mise en place d’une législation raciste qui va aussi s’appliquer aux migrants de’ plus en plus nombreux au lendemain du second conflit mondial. On perçoit aussi comment les productions géographiques (Louis Chevalier, Alfred Sauvy) et médicale justifient le discours racial sur l’impossible assimilation développé notamment par Albert Sarrault (Grandeur et servitude coloniales). Contrairement à l’idée souvent véhiculée d’une différence entre colonisation française et anglaise, les mécanismes de ségrégation entre colons et indigènes sont fort proches et reposent sur la question raciale avant que l’argument religieux et l’Islam soit mis en avant après 1945. Une présentation de l’ »esprit colon », mélange de sentiment de supériorité, intérêt personnel et violence à l’égard des autochtones, dénoncé d’ailleurs par Albert Sarrault comme une faute, permet de comprendre dans quel contexte a pu se développer la peur du blanc, la honte de la soumission, la révolte et le sentiment nationaliste.
« Lutte pour l’existence », Empire et défense de l’Europe
Il est ici question du darwinisme social où le principe de la lutte pour l’existence vient justifier la politique coloniale, quand la vitalité de la race passe par la guerre de conquête et quand l’argument « scientifique » s’oppose à la philosophie humanitariste. De Carl Siger à Ernest Selliere, malgré quelques voix discordantes et inquiètes : J. Novicow, Jean Finot, c’est l’exaltation de la force qui domine et légitime la notion utilité publique mondiale pour justifier l’appropriation par la métropole et les colons des ressources coloniales. Après la guerre et la démonstration de faiblesse des métropoles c’est l’idée du péril jaune, noir.., renforcée par l’immigration croissante, une inquiétude à la fois raciste, xénophobe et anticommuniste qui s’exprime mais conduit certains ( Melia, Violette) à proposer une réforme du code de l’indigénat.
L’Empire: « le salut et l’avenir de la patrie » ou comment peupler les colonies.
Ce dernier chapitre est consacré à un aspect généralement peu évoqué, l’expansion coloniale conçue comme réceptacle des classes pauvres et dangereuses de la métropole. La colonie doit offrir à ces populations des perspectives d’avenir et la prospérité mais aussi les éloigner dans une France encore marquée par le souvenir de la Commune. L’aventure coloniale est ainsi proposée comme projet commun indispensable aussi bien à la grandeur de la nation qu’à son développement économique, un lieu de regénérescence d’autant que l’Afrique est présentée comme un espace vide où il est donc possible d’établir un nouveau contrat social. Enfin l’auteur compare l’idée de la colonie: lieu du travail forcé et de relégation et espace vital avec l’idéologie nationale socialiste : camp de concentration et lebensraum.
Un postscriptum propose un détour par le très contemporain débat sur les aspects positifs de la colonisation et le ministère de l’identité nationale.
Un ouvrage incontournable pour comprendre les fondements idéologiques de la colonisation française et l’importance du « corpus scientifique » qui l’a justifiée et s’est diffusé dans l’ensemble de la population. Un intérêt aussi pour l’épistémologie de la géographie pour les nombreux auteurs évoqués.
Christiane Peyronnard © Clionautes