Un objectif : contrôler l’Asie centrale
Au XIXe siècle, l’Asie centrale est l’objet d’une lutte d’influences entre la Russie et la Grande-Bretagne. L’objectif est d’affirmer la souveraineté des deux Etats sur la Perse, l’Afghanistan et l’Asie centrale par le contrôle des passes, des sentiers, des vallées et des relais postaux. Ce « Grand Jeu » passe par l’envoi d’aventuriers et d’agents plus ou moins secrets sur le terrain afin de nouer des alliances avec les potentats locaux, surveiller l’avancée ou le recul des influences respectives et affirmer sa présence par le biais des échanges commerciaux.
Professeure d’histoire à l’Inalco, l’historienne Taline Ter Minassian dresse dans ce livre le portrait sans cesse mouvant de la confrontation entre la Russie et la Grande-Bretagne.
« Echiquier », « poker » ou « polo », les métaphores de jeux sont pléthoriques quand il s’agit d’évoquer le Grand Jeu dont le seul nom évoque une lutte d’influence titanesque pour le contrôle de l’Asie centrale. Par contraste, les acteurs de ces missions d’exploration ou d’espionnage sont microscopiques et isolés : au XIXe siècle, il s’agit d’aventuriers ou d’espions, déguisés en divers costumes de marchands ou de moines bouddhistes, de correspondants de sociétés d’archéologie ou de géographie, d’un général constructeur de chemin de fer : au XXe siècle, d’un père jésuite, d’un économiste mondialement connu, d’un membre texan du Congrès américain.
Acteurs isolés sur une toile de fond somptueuse, des pics enneigés de l’Himalaya, du Pamir ou du Caucase jusqu’aux âpres déserts du Taklamakan de Gobi ou du Lout, tous semblent obéir à une fatalité géographique que les entraîne, telle la spirale de l’entonnoir, vers le « pivot du monde », le fameux « Heartland » du père fondateur de la pensée géostratégique Halford Mackinder (1861-1947).
Taline Ter Minassian, Sur l’échiquier du Grand Jeu (XIXe-XXIe siècles), Nouveau Monde éditions, 2023, pages 19-20
Pour la Russie, le contrôle de l’Asie centrale permettrait un accès « aux mers chaudes et aux grandes voies transocéaniques : la mer Noire, la mer Caspienne, le golfe Persique et, au-delà, l’océan Pacifique » (page 33). De son côté, la Grande-Bretagne souhaite sécuriser les frontières occidentales et septentrionales de l’Inde britannique, en verrouillant notamment la passe de Khyber située en actuelle Afghanistan.
Le lecteur prend plaisir à suivre la vie mouvementée de William Moorcroft, de l’espion russe d’origine perse Aga Mehdi, des écrits d’Alexander Burnes sur la ville de Kaboul ou du tibétain travaillant pour la CIA, Gyalo Thondup. L’auteur convoque régulièrement les écrits de Rudyard Kipling, comme « Kim », pour montrer l’impact du Grand Jeu sur les oeuvres de fiction.
Remarquablement organisé avec une claire volonté de se mettre à portée du grand public éclairé, ce livre comporte de très nombreux encarts d’une grande utilité sur les caractéristiques d’un lieu (comme le remarquable passage sur la passe de Khyber), les guerres (comme celui sur la première guerre indo-pakistanaise) ou des documents plus ou moins longs (lettres, rapports d’espionnage, passage d’un livre anglophone ou russophone).
En expliquant clairement le contexte à la fois local et international dans une Asie centrale tiraillée entre plusieurs sphères d’influences respectives, et en replaçant les itinéraires des agents du Grand jeu sur le temps long, ce livre passionnant met en lumière des évènements souvent peu connus et pourtant cruciaux pour comprendre la situation de l’Asie centrale contemporaine, Afghanistan comprise.
Pour aller plus loin :
Antoine BARONNET @ Clionautes