L’Arctique a longtemps été une région marginalisée. Aujourd’hui, les yeux du monde sont de plus en plus tournés vers cet espace qui incarne à la fois les conséquences du changement climatique, les tensions géopolitiques mondiales et les défis à relever en matière de transitions.
Après un passage par la Baltique et la mer Noire, puis l’Atlantique, c’est donc dans la partie européenne de l’Arctique que nous emmène ce nouvel opus de la collection « Odyssée, villes-portraits ». Cette collection est dirigée par trois diplômés en géographie. Nicolas Escach est maître de conférence et directeur du Campus des Transitions de Sciences Po Rennes à Caen. Spécialiste de l’espace baltique, il a notamment enseigné à Oslo, Riga ou Nuuk. Il collabore ici avec Camille Escudé, docteure en relations internationale. Ses travaux portent sur la géopolitique des régions arctiques : elle s’intéresse en particulier de manière critique aux questions de représentation politique et de définition des limites de la région. La direction d’ouvrage est complétée par Benoît Goffin, ancien chef de cabinet auprès de la présidence de l’université Paris VIII et auteur, entre autre, d’un Dictionnaire insolite des frontières.
L’objectif de la collection est de proposer « des parcours originaux et sensibles en dix villes reliées par le fil continu du mouvement ». Ici, les auteurs nous invitent à un périple géographique partant du Groenland (Qassiarsuk, Nuuk) vers l’Islande (Reykjavik) et les Îles Féroé (Torshavn) avant de rejoindre le Danemark (Copenhague) et la Norvège (Tromso, Longyearbyen, Kirkenes), de faire un détour par la Russie (Mourmansk) et de terminer en Finlande (Rovaniemi). Mais, ces ouvrages ne sont nullement des guides de voyage : il s’agit de développer avant tout une approche de géographie subjective « où les impressions et les ressentis se mettent au service de la compréhension de l’espace ».
Les auteurs des 10 récits descriptifs ont tous vécu et habité dans la ville qu’ils analysent. Bien sûr, beaucoup des auteurs sont des universitaires spécialisés en géographie et/ou en géopolitique mais les directeurs de collection ont aussi fait appel à une anthropologue (Pia Bailleul pour la ville de Qassiaruk), à une spécialiste en droit (Dorothée Cambou pour Rovaniemi), à une biologiste (Mathilde Le Moullec pour Longyearbyen) ainsi qu’à un traducteur (Jean-Christophe Salaün pour Reykjavik) et à un journaliste et écrivain (Olivier Truc pour Kirkenes).
L’ensemble est illustré avec 29 dessins originaux réalisés par Amandine Maria et Nathalie Kopp qui ont en commun un parcours hybride croisant expériences artistiques et réflexions dans les champs du paysage et de l’architecture. Elles ont réalisé trois types de dessin : des cartes subjectives, des dessins de géographie embarquée permettant de capter l’ambiance au niveau de la rue et des doubles pages de géographie en mouvement qui permettent de faire la transition entre deux villes.
Mon avis
Tout d’abord, il est assez rare que des ouvrages universitaires demandent à des géographes de collaborer avec des artistes. C’est ici le cas et cela rend le livre non seulement très intéressant sur le fond mais aussi sur la forme : les dessins des deux artistes font de l’approche résolument subjective et intimiste de la collection une réalité visuelle. On a ainsi plaisir à feuilleter le livre et à se « promener » au gré des récits mais aussi des illustrations.
De plus, cette liberté se ressent aussi dans les portraits des villes choisis. En effet, chaque auteur est libre de mettre en exergue telle ou telle problématique en fonction de son vécu et de son ressenti sur le terrain. Ainsi, certains choisissent de raconter des tranches de vie pour illustrer leur propos (comme Pia Bailleul sur Qassiarsuk ou Dorothée Cambou sur Rovaniemi) quand d’autres font le choix d’aborder la ville par le biais d’un questionnement particulier (la nordicité de Copenhague ou l’ouverture sur l’extérieur de Torshavn, par exemple). Le ton choisit est aussi libre : les textes sont faciles et plaisants à lire, certains étant même empreints d’humour (une mention spéciale pour celui d’Olivier Truc sur Kirkenes, « le village qui se voit en Singapour »).
Enfin, malgré l’hétérogénéité des territoires décrits (par exemple Qassiarsuk compte 70 habitants quand Copenhague en a 623 000 …) et la liberté accordée aux auteurs, il apparaît en filigrane des problématiques communes à ces villes de l’Arctique. Ainsi, il en va de la question d’une identité commune arctique par delà les distances et les appartenances géographiques et géopolitiques. De même se posent dans ces territoires les questions de l’adaptation, de l’innovation et de la résilience face aux contraintes naturelles fortes mais aussi face au changement climatique et aux évolutions géopolitiques récentes. Pour la plupart, le questionnement porte aussi sur leur ouverture plus ou moins contrôlée au reste du monde que ce soit dans le domaine touristique et des transports ou dans celui de l’exploitation des ressources.
Pour conclure, voici un livre de géographie rafraîchissant pas seulement car il porte sur une région froide mais aussi car il permet d’aborder la géographie sous un angle plus sensible et intimiste en laissant une large place à la subjectivité des auteurs et des artistes. De ce point de vue, cet ouvrage s’inscrit pleinement dans la philosophie des programmes de géographie de 6ème comme « Habiter la ville » ou « Habiter des espace contraignants ». D’ailleurs, certains des portraits de ville pourraient très bien être exploités en classe avec les élèves afin de les amener à travailler sur la notion de contrainte et/ou sur les conséquences du changement climatique ainsi qu’à les initier à la géographie du vécu …