Les gares routières, les chauffeurs et l’Etat au Sénégal (1968-2014)

Au Sénégal, la place prépondérante de la route pour le transport des marchandises comme des passagers justifie pleinement l’expression « le transport a le dos large » et dit toute l’importance, partout dans le pays, des gares routières.

C’est cet univers de l’économie formelle et informelle qu’analyse Sidy Cissoko dans cet ouvrage qui décrit une réalité économique, ethnographique, voire un lieu d’expression politique en évolution. Son étude permet de mettre en lumière les rapports entre État et société et le rôle des confréries religieuses sénégalaises dans le contrat social.

Dans son introduction, l’auteur explicite l’évolution de son questionnement et les contours de son enquête.

L’étude porte surtout sur la capitale, la carte du réseau routier avec les nationales non bitumées est très parlante (p.9).

Génèse de la profession de chauffeur de transport en commun

Depuis la fin des années 1960, l’auteur montre le rôle des « transporteurs » et de l’administration dans la construction d’une profession. Il analyse les évolutions en rapport avec les politiques d’ajustement structurel.

 

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Dans les années 1970-1980, c’est l’ère des transporteurs qui possèdent plusieurs véhicules, confiés à des chauffeurs. L’auteur retrace la mise en place après l’indépendance de ce groupe d’entrepreneurs qui, avant même 1960, posait la question d’un espace pour l’accueil en ville de cette activité bruyante et sale : la gare routière. L’analyse porte sur les arrangements avec l’administration et la difficile application de la loi, notamment pour les « cars rapides » dans ce secteur largement informel. Les années 1970 sont caractérisées par la constitution d’un syndicat des transporteurs qui s’oppose, à Dakar, à la Régie des transports du Sénégal. Ce syndicat est fortement lié au réseau politique du parti présidentiel. Il obtint ainsi d’administrer les gares routières, toujours plus nombreuses.

Les transporteurs contrôlent les relations d’embauche et tiennent donc les chauffeurs dans une situation de dépendance, la libéralisation économique change la donne quand des chauffeurs accèdent à la possession d’un véhicule.

L’auteur retrace la carrière de leader de deux hommes à la tête de la fédération des transporteurs Bamba Sourang et Lobatt Fall. Ce dernier gravit toute la chaîne d’emploi de rabatteur de clients à la gare routière à gros entrepreneur avec plus de 300 véhicules. Notons qu’ils appartiennent tous les deux à la confrérie mouride et dans les réseaux politiques du pouvoir. Ce sont d’ailleurs les querelles internes du Parti socialiste qui font éclater la fédération des transporteurs dans les années 1980-1990. Au même moment, la croissance démesurée du secteur, la multiplication des petites entreprises qui peuvent désormais poursuivre leur activité partout dans le pays permettent aux chauffeurs de rompre le lien de dépendance vis à vis des transporteurs. Des rassemblements de chauffeurs leur permettent de prendre le contrôle d’une gare routière. L’auteur analyse l’évolution de la situation des syndicats face au pouvoir politique.

L’organisation du transport urbain

La seconde partie porte sur l’analyse du système mutualiste à la base du fonctionnement des gares routières, le système de perception d’une taxe et les élections des présidents de gare routière.

C’est au sein des associations mutualistes, que petit à petit, la profession de chauffeur se concrétise. L’auteur centre son étude sur la gare routière des pompiers, qui jouxte la caserne de Dakar : un espace de 36 000 m² où travaillent environ 3 000 personnes (rabatteurs, coxeurs, chauffeurs, vendeurs ambulants) dont la gestion est assurée par l’association des chauffeurs.

L’auteur décrit le fonctionnement de la gare qui prend tout son sens quand on a un jour fréquenté une gare routière au Sénégal. On observe l’organisation de la gareIci la ligne très fréquentée Dakar-Kaolac, le rôle du chef de ligne et des coxeurs qui gèrent l’ordre de départs de véhicules.

La manne financière collectée lors d’achat des billets est une sorte d’assurance collective des chauffeurs. L’auteur, à l’aide d’exemples, précise le rôle de chacun et leur loyauté à l’association mutuelle.

Les désaccords apparaissent à propos de la gestion de l’argent collecté. A partir d’exemples on voir les modes de conciliation et comment le président d’une association de la gare incarne la fonction et quels sont les bons arguments pour gagner l’élection à la présidence : « un représentant proche des représentés et ancrer dans le milieu professionnel » (p. 150). La question de gestion des fonds récoltés est au centre de la campagne électorale. Si le président a du pouvoir, il est aussi, sans cesse, sollicité pour favoriser tel ou tel.

Le syndicat au niveau national peut être amené à intervenir dans les conflits locaux, mais les arbitrages peuvent aussi venir de l’administration, police, gendarmerie pour préserver la sécurité en cas de blocage de la gare ; et même des instances politiques.

Les relations avec l’administration et le monde politique

La troisième partie porte sur l’étude des rapports entre les structures professionnelles des chauffeurs, l’administration et les partis politiques.

Comme le montre les analyses, c’est le local, bureau de la gare qui est au centre d’une cohabitation étroite entre le percepteur municipal, un représentant des chauffeurs et un policier. Ce local, généralement très exigu, favorise collusions et petits services. Pas exemple l’administration confie aux chauffeurs les courriers qu’elle ne saurait autrement faire parvenir au destinataire.

Ils s’appuient les uns sur les autres comme pour faire respecter la loi, contrôler la maraude, longuement décrite ou régler les stationnements inappropriés.

L’auteur décrit la vie d’un policier et comment représentants des chauffeurs et policiers coopèrent dans la gestion des infractions.

Le dernier chapitre porte sur les relations avec les partis politiques dans les années 2010, entre soutien logistique apporté lors des campagnes électorales et moyen de pression sur le politique. La gare est un lieu de mobilisation, lieu toujours très animé qui permet au candidat de se présenter bien entouré, sur les photos de presse.

Le soutien des chauffeurs est alors gage de bénéfices en retour d’autant que les chauffeurs disposent d’un moyen de pression : la grève. L’auteur illustre son analyse par un exemple, celui de Omar Gueye, président de la gare des Champs et son engagement politique. Il montre les effets de la victoire de Macky Sall sur le syndicat des chauffeurs. On voit comment l’engagement va jusqu’à la candidature aux élections législatives.

La description de Sidy Cissoko est très révélatrice du fonctionnement des partis et de la vie politique au Sénégal.