Convaincante et superbement illustrée, « Art et religion de Chauvet à Lascaux » est une œuvre posthume qui nous est présentée par Valérie Lécrivain, Ethnologue, associée au laboratoire « Archéologie, Cultures et Sociétés », de l’Université de Bourgogne (UMR 5594).
C’est en effet le dernier ouvrage de l’anthropologue Alain Testart qui était directeur de recherche au CNRS et membre du Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur l’organisation des sociétés, les rites, les croyances et les mythes des chasseurs-cueilleurs, notamment des peuples autochtones comme les Aborigènes d’Australie. Son expérience dans ce domaine, sa connaissance intime des grottes (notamment Lascaux et Chauvet qui lui servent de support) ainsi que des travaux de préhistoriens comme Lorblanchet, Barrière, Guy, Clottes… lui a permis de dégager cette nouvelle thèse sur la signification de l’art pariétal qui fait suite à son grand livre « Avant l’histoire » (notamment le chapitre 6 « ce que révèle l’art des cavernes »).

Le livre est organisé en trois grandes parties (analyse iconographique, signes et organisation spatiale), elles-mêmes décomposées en « propositions ». Chacune d’elles commence par une description rigoureuse des éléments de l’art pariétal suivie d’une discussion sur le sujet (milieu, figures, « humains »…). Celle-ci précède une interprétation (hypothèse) et/ou une implication (conclusion partielle) qui permet la construction progressive de la thèse, laquelle est ponctuée, si nécessaire, d’intermèdes critiques.

En reprenant la rigueur d’analyse d’André Leroy-Ghouran, qui avait dégagé les bases de la compréhension de la religion des Hommes du Paléolithique (« Les religions de la Préhistoire », 1964), Alain Testard en est le successeur. Comme lui, il en note les éléments invariants : il s’agit de relever ce qui est permanent et qui relève d’une religion vue dans son ensemble (il ne parlera donc pas des points, tirets, mains négatives et positives). « L’art pariétal obéit visiblement à une sorte de canon qui est resté inchangé pendant 22000 ans de l’Espagne à l’Oural ». Cependant,il n’hésite pas à remettre en cause, parfois, certaines conclusions du maître.
Enfin, les appendices viennent compléter la lecture en apportant des précisions sur les mythes et mythologies (définitions), le totémisme, les différents aspects de la religion des Aborigènes d’Australie en lien avec la démonstration.

Alain Testart commence par ce que l’art pariétal n’est pas : La théorie de la chasse, une des première à s’être imposée dans la première partie du 20e siècle (Bégouën, Lindner),est d’emblée écartée, de même que l’interprétation des flèches dans le corps des animaux, ou d’éléments ne rentrant pas forcément dans la démonstration, car jugés anecdotiques ou donnant lieu à de très (trop ?) nombreuses interprétations ou erreurs (scène du Puits de Lascaux ou le «dieu cornu » de la grotte des Trois-Frères). Il reviendra encore sur les « flèches » et les « trappes » dans sa partie sur les signes démontrant, images à l’appui, l’impossible généralisation de cette thèse.

L’auteur part donc de l’hypothèse généralement admise que les grottes ornées sont organisées comme des sanctuaires telles des cathédrales du paléolithique. Ceci lui permet d’éviter de rentrer dans les détails de l’art et d’en dégager les éléments structurants :

Ainsi, en ce qui concerne l’organisation des représentations, les «animaux d’espèces différentes, sans interactions entre elles (il n’y a pas de scène, ni de narration), sont systématiquement représentés dans des espaces différents». Cette classification est un des fondements de la religion des Paléolithiques. C’est aussi une pratique naturaliste limitée. Trois figures élémentaires simples se dégagent dans l’agencement des animaux : symétrie, translation ou rotation.

Il remarque ensuite que les humains ne sont pas représentés : ce sont plutôt des thérianthropes ou des hommes « bestialisés » (Leroy-Gourhan) sous la forme de « masques » ou de ce que les préhistoriens ont appelé « fantômes ». Tout au plus,ce ne sont que des hybrides « mal dégagés » du monde animal » ou « une humanité inachevée ». L’animal est une métaphore de l’homme et la grotte un microcosme représentant un état du monde originel dans lequel les hommes étaient encore mal différenciés des animaux. Par contre, les silhouettes sont féminines, nombreuses, incomplètes (sans tête, ni pied).

L’explication de la signification des signes qui suit est le point central de la démonstration, son pivot. Peu de préhistoriens s’y étaient essayés à cet exercice : on peut noter Sauvet avec “Les Signes Préhistoriques” (1993) mais surtout, avant lui, Leroy-Gourhan.
Alain Testard reprend sa pensée dans un « intermède critique » : il reconnaît son apport fondamental, notamment dans la récusation de l’interprétation en flèches et blessures, mais surtout dans la vision qu’il a eu à propos des signes claviformes lesquels dériveraient des profils de Vénus. Cependant, il juge sa théorie incomplète, démontrant qu’elle ne fonctionne pas avec toutes les Vénus.

Et c’est ainsi que l’auteur entreprend de pousser plus loin, de compléter, d’affiner cette idée : tout d’abord, il fait le point sur la représentation des vulves et des triangles pubiens qui sont omniprésents dans la grotte et qui marquent ainsi son caractère féminin… mais en morceaux.
Il observe par la suite l’organisation des signes en fonction de leur degré de complétude ou d’incomplétude, à l’instar des animaux, en fonction des trois figures élémentaires : symétrie, translation et rotation (en éventail dans ce cas). De plus, il remarque à leur propos ces signes se bornent à rendre manifeste ce qui est à l’état latent dans les formes naturelles : comme les animaux, ils épousent les formes de la paroi.

Ainsi, « La grotte est femme ». Les creux et pendants triangulaires sont de bons symboles de la féminités et l’apposition des signes féminins sur les animaux donne à « penser que la reproduction du monde était une préoccupation centrale de leur religion ». La démonstration peut surprendre mais elle est rigoureuse.

Tout aussi méthodique, est son long chapitre d’analyse iconographique des Vénus, suivi de son supplément qui précèdent enfin deux longs chapitres sur l’interprétation des signes. De façon très simplifiée, ces statuettes possèdent de telles caractéristiques (inversion, proportion) que, lorsqu’on les tronque, on obtient les fameux signes tectiformes, claviformes, aviformes, tectiformes… qui ne représentent alors qu’une partie de la femme : le ventre avec des ceintures devant ou dans le dos, le ventre délimité par des seins tombant et le haut des cuisses… Les signes ne sont que des Vénus tronquées.

Avec un détour par l’ethnologie et notamment la religion des Aborigènes qu’il connaît si bien, Alain Testard démontre que la grotte ne raconte pas un mythe, mais représente le temps mythique des origines où tout est encore indifférencié et s’organise peu à peu en allant vers la sortie. « Le chaos de l’indifférencié une fois mis en ordre est représentée par la statuette ». Elle est bien un sanctuaire, un lieu de gestation, d’organisation mais aussi l’endroit où ces principes de vie tourbillonnent comme dans la salle des Taureaux de Lascaux. « Seules les figures organisées par des symétries commandées ou non par des signes semblent pouvoir sortir bientôt ».
Attention, il ne colle pas le temps du rêve aborigène au chasseur cueilleur du magdalénien mais, comme la théorie du chamanisme s’était servie des pratiques San (sud de l’Afrique), il se sert de leur conception du monde (principe de vie latent, préexistence des créatures, cavités) pour donner une inédite explication de la pensée des Paléolithiques. Le totémisme évoqué plus haut ne se rapporte pas à des scènes de la vie sociale des clans,mais il est envisagé comme une idéologie ancrée dans un système cosmogonique.

Les illustrations et schémas explicatifs nombreux, soignés et les photographies de très bonnes qualités rendent cette démonstration claire même si parfois les descriptions sont longues. La conclusion de Valérie Lécrivain « La grotte est femme » synthétise à merveille les 23 propositions de l’auteur qui réussit ainsi le tour de force de donner une explication aux représentations, aux signes et à l’organisation de la grotte dans une vision globale de la religion des Paléolithiques.