Professeur à l’Université de Berne, Stefanie Mahrer a consacré sa thèse de doctorat aux horlogers juifs de la Chaux- de- Fonds, capitale de l’horlogerie suisse située
dans le canton de Neuchâtel dans l’Arc jurassien suisse A la fin du XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle, des Juifs originaires des villages du Sundgau, région rurale du sud de l’Alsace, migrent à la Chaux-de-Fonds dans l’espoir de trouver une situation économique meilleure. Après des débuts difficiles,
tant dans le domaine économique que dans le domaine juridique, les deux générations suivantes s’intègrent à la société locale et certains figurent parmi les grands patrons du secteur horloger chaux-de-fonnier. L’ouvrage se situe à la jonction de l’histoire industrielle et de l’histoire des communautés juives.

Luxueusement édité (grand format, photographies nombreuses), l’ouvrage s’appuie sur une très solide recherche archivistique et sur un solide appareil conceptuel, historique, sociologique et philosophique. L’auteur emprunte au philosophe Jürgen Habermas la notion d’« horizon culturel », c’est à dire un modèle d’intégration et de relation à la société environnante. Elle reprend également la notion d’« embourgeoisement », d’intégration par adoption du modèle de la bourgeoisie, classe dominante au XIXe siècle. A la suite de l’historien Karlheinz Schneider, elle souligne que l’émancipation des Juifs est le résultat d’un double mouvement qui se compose d’une part d’une pression assimilatrice exercée par la société majoritaire sur la population juive en vue de l’obtention d’une égalité des droits, et d’autre part d’un discours de modernité au sein de la communauté juive qui installe une distance croissante vis-à-vis du judaïsme traditionnel (auto-émancipation juive).

L’ouvrage peut être source de réflexions actuelles sur les migrations et l’intégration des migrants, ainsi que sur les modèles de production industrielle.

Les communautés juives du Sundgau

La présence juive en Alsace est ancienne, assurément depuis le Moyen Age. Les communautés juives alsaciennes n’échappent pas aux persécutions (en 1349 un autodafé détruit presque tous les juifs de Strasbourg) mais après la guerre de Trente Ans ( 1618- 1648) et les traités de Westphalie, la plus grande partie de l’Alsace est rattachée à la France. En 1674, les Juifs alsaciens doivent acquérir un droit d’établissement qui leur assure un statut juridique. En dépit d’impôts élevés, d’interdiction de séjour dans les villes et de débordements réguliers de la part de la population, les communautés juives bénéficient d’une sécurité juridique réelle. Leur rôle économique les met à l’abri des expulsions. En 1789, les communautés juives alsaciennes comptent 20000 personnes .La Révolution française leur
accorde l’égalité politique et juridique. Ils jouent un rôle important dans l’économie rurale du Sundgau : marchands de bétail et de chevaux ( essentiels pendant les guerres de Louis XIV), colporteurs et prêteurs (essentiels également avant la création de structures bancaires modernes). Le voisinage entre juifs et chrétiens est à la fois « familier et distant », fait à la fois de solides relations commerciales en dépit de violences épisodiques, et de vie séparée. Les Juifs alsaciens mènent une vie religieuse traditionnelle fondée sur les lois religieuses, la halakha.La famille, comme foyer de transmission des lois religieuses, et les rabbins, à la fois autorités spirituelles, mais aussi instituteurs et juges jouent un rôle important. Les communautés juives ne sont pas à l’abri d’émeutes, comme c’est le cas en février 1848 . Au début du XIXe siècle, le mode de vie traditionnel des communautés juives est en crise. Les mauvaises récoltes de 1816-1817 provoquent une forte émigration. La création d’un système de crédit bancaire moderne affaiblit les préteurs juifs. Le désir d’améliorer leur situation économique explique également l’émigration. Elle se dirige vers les villes alsaciennes, les Etats-Unis et le Jura suisse où l’industrie horlogère se développe.

Le développement de l’industrie horlogère dans l’Arc jurassien

La naissance de l’industrie horlogère suisse fait l’objet de débats.Certains l’attribuent aux huguenots chassés par la Révocation de l’Edit de Nantes. D’autres y voient plutôt le rôle décisif des horlogers anglais. Au XVIIIe siècle, l’Angleterre est un centre dominant de l’horlogerie et des horlogers anglais délocalisent leur production en Suisse où la main d’œuvre est moins coûteuse. Ils s’installent d’abord à Genève, puis dans l’Arc jurassien où la réglementation des métiers est moins stricte et la main d’œuvre meilleure marché. Le système est celui de l’établissage : un horloger professionnel confie la réalisation à domicile de pièces détachées à des paysans qui ont besoin de ressources complémentaires, les terres étant peu fertiles et les hivers longs et rigoureux. Au XIXe siècle, la production et l’achat de ce que l’auteur nomme les « garde-temps » se développent rapidement : les villes se dotent d’horloges, la possession de chronomètres (montres à gousset), puis de montres-bracelets se développent. Le rapport au temps se modifie également. La Réforme et « l’esprit du capitalisme » conduisent à condamner le gaspillage du temps et à l’utiliser de manière rationnelle et productive. Dans ce contexte, des villes horlogères comme la Chaux-de Fonds se développent. Karl Marx y voit même l’exemple de la manufacture industrielle moderne. La ville passe de 13000 habitants en 1850 à 37915 en 1920. Dans le même temps, la population juive passe de 230 à 800 personnes, soit environ 2 à 3% de la population. L’industrie horlogère n’est pas à l’abri des crises. Dans les années 1870, la production industrielle
horlogère des Etats-Unis menace la production helvétique. C’est cette adaptation à ce défi industriel qui va provoquer l’essor des horlogers juifs, mais n’anticipons pas.

L’installation des premières communautés juives- La décision de rester ( 1840-1860)

Les premiers migrants juifs s’installent dans l’Arc jurassien à la fin du XVIIIe siècle et surtout dans la première moitié du XIXe. Les premiers migrants sont des commerçants qui sont des acheteurs importants de produits horlogers. Peu à peu, vers 1850, certains deviennent propriétaires de comptoirs commerciaux, pratiquent l’établissage et peut- être fabriquent eux-mêmes certaines pièces. Leur visibilité, eur sécurité et leur stabilité sont plus grandes. Ils s’intègrent dans les réseaux horlogers de la région. Leur situation juridique et civique demeure cependant longtemps précaire. Pendant longtemps les négociants juifs ne peuvent
s’installer à la Chaux-de Fonds et doivent résider dans les communes voisines. Les autorités du canton de Neuchâtel n’accordent pas les mêmes droits économiques et fiscaux aux commerçants juifs. Plus que de l’antisémitisme, il s’agit d’écarter des concurrents. La Constitution fédérale suisse de1848 réserve le droit de libre établissement aux chrétiens.
Toutefois, la situation évolue lentement. En 1848, la Constitution neuchâteloise autorise l’exercice public du culte juif .Les Etats-Unis protestent contre la discrimination dont est victime l’un de leurs citoyens. En 1857, la municipalité finit par accorder le libre établissement des juifs. A l’échelle fédérale, sous la pression internationale les discriminations ne cessent que dans les années 1866- 1874.(liberté d’établissement, liberté de culte). La création de structures religieuses stables témoigne aussi de la « volonté de rester », de s’installer durablement. En 1843 les autorités communales autorisent la création d’un lieu
de prière. La communauté juive s’organise. Un rabbin moderniste le rabbin Nordmann incite les fidèles à donner une bonne image extérieure du culte.

Etablissement et conscience de soi ( 1860-1914)

A partir des années 1860, la croissance de la population non juive et juive est importante. Les migrants peuvent s’appuyer sur les réseaux tissés par leurs prédécesseurs. La guerre franco-allemande de 1870-1871 renforce l’immigration des Juifs alsaciens. Ces évolutions sont également liées à celles de la crise et de l’évolution de la production horlogère. En effet, dans les années 1870, la production en grandes séries et automatisée des Etats-Unis touche durement la production suisse. L’industrie horlogère suisse réagit en créant des fabriques de 20 à 50 ouvriers qui valorisent l’innovation et emploient des ouvriers très spécialisés, et des
machines nécessitant un haut niveau de qualification, la fabrication de masse étant effectuée par des ouvriers peu qualifiés. Or, les entrepreneurs juifs occupent une place très importante dans ce processus de modernisation à la fois technique et commercial et dans la création de ces fabriques,(8 patrons sur 17 qui ont plus de 20 ouvriers sont juifs au début du XXe siècle) alors que les entrepreneurs plus anciens demeurent attachés aux formes traditionnelles de production. Les jeunes hommes ou les enfants des migrants sont mieux formés aux métiers techniques et aux métiers d’art. Dans les années 1920, ces fabriques comptent entre 50 et 200 employés, une seule comptant plus de mille employés. A partir des années 1880 l’embourgeoisement de la communauté juive s’accentue et certains entrepreneurs juifs figurent parmi les membres les plus riches de la ville. Les Juifs de la Chaux-de-Fonds ne sont pas à l’abri de manifestations d’antisémitisme. En 1861, un soulèvement ouvrier menée par un ouvrier horloger éclate, et les émeutiers crient des slogans antisémites. On peut y voir la persistance de stéréotypes antisémites, mais aussi l’inquiétude face à la crise qui frappe l’industrie horlogère. En 1893 un scrutin fédéral vise à interdire l’abattage rituel des animaux,
proposition clairement antisémite. Le canton de Neuchâtel rejette l’initiative (elle n’est donc pas appliquée dans ce canton), mais la majorité des électeurs de la Chaux -de Fonds l’approuvent, signe de la persistance de préjugés antisémites. Malgré cela, la fin du XIXe siècle, c’est l’intégration des juifs qui domine. Grâce à leurs compétences techniques et à leur esprit d’innovation, les entrepreneurs juifs occupent une place notable parmi les horlogers de la commune. Quelques grandes familles comme les Woog, les Didisheim ou la société Ebel (contraction d’Eugène Blum et Alice Lévy, les femmes jouent parfois un certain rôle dans la
production horlogère) jouent un rôle important et combinent production de luxe et production de masse. En 1896, l’inauguration de la grande synagogue témoigne de cette intégration dans les couches supérieures de la société. La pratique du culte témoigne de cet embourgeoisement. On introduit l’orgue et les chœurs mixtes, imitation du modèle protestant.
Les rabbins conservent leur autorité spirituelle, mais leur rôle social s’amenuise. L’enseignement religieux des enfants recule. La « forme bourgeoise du service religieux » s’impose. Un témoignage similaire est fourni par la réaction face au sionisme naissant. Le premier Congrès sioniste se tient à Bâle en 1897. Or, dès cette époque, le rabbin de la Chaux-de-Fonds critique ce projet national et souligne que si le sionisme peut s’adresser aux juifs d’Europe orientale victime des persécutions, il ne concerne pas les juifs occidentaux bien intégrés à leurs patries. En fin de compte, l’intégration des Juifs au sein des classes bourgeoises est réussie.

 

L’ouvrage peut être source de réflexions actuelles sur les migrations et l’intégration des migrants, ainsi que sur les modèles de production industrielle.