Les plus âgés d’entre nous se souviennent que les ouvrages pionniers d’ Albert Memmi, « Portrait du colonisé » « Portrait d’un Juif » nourrissaient leurs réflexions sur la domination coloniale ou l’identité juive. Né en 1920, Albert Memmi est étudiant en philosophie lorsque la guerre éclate. La Tunisie qui compte alors environ 2, 4 millions d’habitants parmi lesquels une communauté de 89000 Juifs surtout de nationalité tunisienne ou française, est un protectorat. Le Bey exerce le pouvoir théorique, mais c’est le Résident général français qui exerce la réalité du pouvoir. En juillet 1940 Vichy nomme l’amiral Estéva à ce poste qui applique la législation antisémite de Vichy, en particulier le Statut des juifs. Après le débarquement anglo-américain de novembre 1942 en Algérie et au Maroc, les Allemands et les Italiens occupent la Tunisie de décembre 1942 à mai 1943 et soumettent les Juifs tunisiens à des réquisitions de travailleurs forcés.
Le journal d’ Albert Memmi comporte ainsi deux parties. Une première partie qui s’étend de 1939 au début de 1943 qui évoque ses réflexions de jeune intellectuel
juif tunisien. Une seconde partie sur la période qui s’étend de mars à mai 1943 qui évoque son expérience dans un camp de travail italien. Il s’agit aussi d’une analyse sur l’attitude des dirigeants de la communauté juive tunisienne lors des réquisition de main d’œuvre. Derrière l’obéissance aux exigences allemandes, comment une forme de résistance s’est–elle mise ne place ?
Journal d’un jeune intellectuel juif tunisien
A la veille de la guerre, Albert Memmi est un jeune étudiant en philosophie. Il est assez conscient de sa valeur intellectuelle (on pourrait peut être trouver des liens entre son attitude et celle d’Albert Camus) et cherche sa voie si l’on peut dire entre l’affirmation de son identité individuelle et sa réflexion sur la société et l’identité juive. Par individualisme et souci de se distinguer, il ne souhaite pas s’engager dans l’armée française. Dès juin 1940 , il pressent que la défaite française sera synonyme de violence et d’exclusion à l’encontre des Juifs. Des violences antijuives ont lieu en 1940 et en 1941 un pogrom a lieu à Gabès qui fait 7 morts. L’application, à partir de l’automne 1940 du statut des juifs élaboré par Vichy , aux juifs tunisiens (du fait du numerus clausus,Albert Memmi est le seul étudiant juif à pouvoir poursuivre ses études de philosophie), provoque une réflexion sur l’antisémitisme et l’identité juive. Albert Memmi perçoit rapidement le caractère exterminateur de l’antisémitisme hitlérien. Il analyse l’antisémitisme de Vichy comme un moyen commode de souder l’unité nationale en désignant un bouc émissaire, les juifs étant accusés d’être soit des capitaliste, soit des socialistes, en tout cas des individualistes .I l s’indigne de l’exclusion dont ils sont les victimes. Cette exclusion renforce son sentiment d’appartenance au judaïsme et un attachement aux idées sionistes.
Journal d’un travailleur forcé
Après le débarquement anglo-américain en Algérie et au Maroc le 8 novembre 1942, les Allemands et les Italiens occupent la Tunisie à partir de décembre 1942. Les nazis mettent en œuvre une politique antisémite, violences, désignation d’otages, mais surtout réquisition de travailleurs forcés. Ils procèdent d’abord à des rafles accompagnées de pillage et exigent que la communauté juive fournisse 3000 travailleurs. Les dirigeants de la communauté juive refusent d’abord d’organiser eux-mêmes les réquisitions et se tournent vers le Résident général nommé par Vichy qui refuse de lancer un ordre de réquisition et plus généralement de protéger les juifs face à la politique nazie. Les dirigeants communautaires se résignent à procéder eux-mêmes au recrutement de la main d’œuvre. Albert Memmi souligne que les dirigeants de la communauté juive se sont trouvés confrontés à un problème à la fois éthique et politique : devaient-ils accepter de procéder eux-mêmes aux réquisitions et de se compromettre avec les Allemands ? Il conclut qu’ils n’avaient guère le choix. Leur refus conduisait à des rafles et à des exécutions. En organisant eux-mêmes le recrutement de la main d’œuvre, la communauté juive a pu fournir une aide matérielle et médicale (et des exemptions pour raison de santé) aux travailleurs réquisitionnés. Toutefois, les dispenses étaient accordés davantage aux notables de la communauté, ce qui provoquait une forte hostilité de la part de ceux qui n’en bénéficiaient pas.
Après avoir travaillé au bureau de recrutement, Albert Memmi décide de faire partie des travailleurs forcés. En mars1943 il est envoyé dans un camp de travail italien. Les conditions y sont moins difficiles que dans les camps de travail allemand .Toutefois, les prisonniers souffrent du froid, de la faim, du manque d’hygiène, des brimades, des bombardement. Le travail, l’amélioration d’une route, est peu intensif mais apparaît comme une « brimade inutile ». Les prisonniers souffrent de dépression et d’angoisse Les soldats italiens souhaitent eux aussi la fin de la guerre. Les relations avec les populations arabes sont épisodiques et complexes. Les soldats leur achètent du pain revendu cher aux prisonniers. Un incident violent éclate lorsque des soldats essaient de s’emparer d’une chèvre d’un éleveur. A partir d’avril 1943, l’avancée des Alliés s’accentue et l’armée italienne est désorganisée. Les internés sont emmenés sur les routes, ils sont menacés par les bombardements anglais. Le 7 mai 1943 , Tunis est libéré.