Tal Bruttmann, historien spécialiste de la collaboration et de l’antisémitisme durant la Seconde Guerre mondiale, fut chargé de mener les recherches pour la commission d’enquête qu’il rejoignit en 2000. La commission estima nécessaire de faire porter l’étude sur l’ensemble du département et non sur la seule ville de Grenoble. Les administrations impliquées étant communales, départementales, régionales et centrales, il fallut travailler sur trois échelons différents : archives départementales, archives régionales et archives des services centraux.
L’ouvrage que publient aujourd’hui les Presses universitaires de Grenoble est le rapport final de la commission d’enquête. C’est une étude universitaire d’une grande précision, exposant avec minutie les réalités de la politique de spoliation du gouvernement français, s’appuyant sur de très nombreux cas particulier, citant en permanence les sources primaires (plus de 700 notes regroupées en fin d’ouvrage). Le texte est très clair et les informations essentielles sont bien mises en valeur. Néanmoins le grand nombre de cas particuliers exposés en détail le rend très dense ; aussi des conclusions partielles généralisatrices auraient dû être mises en évidence dans la mesure ou cet ouvrage s’adresse désormais au grand public.
Perversion de langage
« Arisierung » est un terme allemand qui signifie littéralement : rendre « aryen ». En France, sous le régime de Vichy, ce qui est « aryen » n’est pas défini. Seul le « Juif » l’est. Par opposition, tout ce qui n’est pas juif est « aryen ».
L’« aryanisation » économique vise à « l’élimination de l’influence juive dans l’économie nationale » ; elle s’appuie sur un arsenal juridique et est mise en œuvre par une administration. Traiter de l’ « aryanisation » impose donc de parler de « biens juifs », et l’auteur fait remarquer dès son introduction qu’il s’agit d’une perversion de langage dans la mesure où ces deux termes constituent des héritages du vocabulaire antisémite. Il n’y a pas d’« immeubles juifs » ou de « magasins juifs » mais des biens possédés par des personnes que la législation de Vichy et la législation nazie ont désignées comme étant de « race juive ». Pour cette raison l’auteur a choisi l’usage des guillemets « afin d’introduire une nécessaire distanciation avec la logique d’un autre temps ».
Surtout qu’au bout de cette logique se trouve la « solution finale de la question juive ». Les spoliations en constituent l’un des rouages essentiels comme l’a montré l’historien Raul Hilberg : après l’exclusion, la dépossession des juifs constitue la seconde étape du processus de « destruction des juifs » qui facilite l’accomplissement de la troisième, l’extermination.
L’« aryanisation » : une politique publique
L’« aryanisation » apparaît clairement comme un objectif que le gouvernement de Vichy entend mettre en œuvre avec la création, par la loi du 29 mars 1941, du commissariat général aux Questions juives (CGQJ). Le but du gouvernement français est d’interdire aux juifs l’accès à nombre d’emplois et de liquider leurs biens. Une loi du 2 juin 1941 (date de la promulgation du second « Statut des Juifs ») prescrit le recensement des juifs. Voulu et pensé par Xavier Vallat, le commissariat général aux Questions juives doit permettre de concrétiser un vieux rêve de l’antisémitisme français : connaître le nombre de juifs dans le pays et leur « puissance ». En dix jours, mairies et commissariats de l’Isère sont capables de fournir les informations demandées. Le recensement est confié aux maires qui doivent prendre un arrêté municipal. Les juifs sont tenus de remplir un formulaire de quatre pages, deux sont dévolues à la « déclaration des biens ». Les préfectures centralisent et traitent l’information qu’elles transmettent ensuite au ministre de l’Intérieur afin de créer un fichier central des juifs.
Le préfet de l’Isère fit preuve d’un zèle remarquable en constituant un fichier départemental complet. Il a identifié 72 « entreprises juives » dans son département, ensemble fort disparate où se trouvent les forains exerçant sur les marchés, de petits commerçants, de petits entrepreneurs : la plupart des propriétaires sont des personnes dont l’activité constitue le seul moyen de subsistance.
Le CGQJ crée une direction régionale qui double son personnel entre le printemps 1941 et le printemps 1942 ; à cette date la police aux Questions juives entre en fonction. Elle dispose d’un agent qui va demeurer en poste durant toute l’occupation et s’acharner avec zèle et méthode à identifier les « entreprises juives ». Il épluche le cadastre, les registres du commerce les dossiers de police et ceux des étrangers puis rédige des rapports extrêmement précis et détaillés. Chaque entreprise suspectée d’être « juive » fait l’objet d’une enquête ; chaque enquête donne lieu à l’ouverture d’un premier dossier puis un « dossier d’aryanisation » est ouvert successivement par la direction régionale puis par la « direction de l’Aryanisation économique » à Vichy, avant qu’enfin, s’il y a lieu, un « administrateur provisoire » ne soit nommé.
Le CGQJ fit appel fin 1941 à quatre « administrateurs provisoires » chargés de la prospection des « immeubles juifs ». L’homme en charge de l’Isère est licencié en droit, antisémite de longue date et spécialiste des questions immobilières ; il dispose d’un solide réseau de relations familiales et professionnelles et a bien l’intention de se constituer une clientèle. Professionnels de l’immobilier, notaires et services municipaux lui réservent le meilleur accueil, lui fournissent sans s’étonner ni se choquer tous les renseignements demandés. Par un travail acharné et méticuleux, il est en mesure de donner au CGQJ de Lyon une liste de 55 propriétaires.
Le recensement de l’été 1941, l’activité des agents de la police aux Questions juives et celle des prospecteurs permettent à la « direction régionale de l’Aryanisation » de procéder à l’ouverture de 120 dossiers entre septembre 1941 et juin 1944 (mais le processus est déjà presque achevé à la mi-1943) : 71 entreprises, 35 bien immobiliers, 14 « biens personnels » (tout ce qui n’entre pas dans l’une des deux catégories précédentes).
L’« aryanisation » des entreprises : un « processus au cœur de la cité »
Les 71 entreprises sont essentiellement grenobloises, d’importances très inégales, pour la plupart modestes. L’immense majorité des entreprises touchées ont pour propriétaires une personne physique qui exerce son activité avec des moyens financiers personnels. Il s’agit en majeure partie de commerces et de petites entreprises de confection. Au printemps 1943, les services du CGQJ focalisent leur attention sur les forains, accusés d’être les « principaux agents du marché noir et de la propagande anti-gouvernementale ». Les grandes entreprises ne sont qu’une demi-douzaine, quatre possèdent des succursales.
La loi du 22 juillet 1941 vient s’intégrer dans un dispositif législatif antisémite d’interdiction professionnelle : un juif ne peut plus diriger une entreprise, une société ou un commerce. Son activité lui est désormais interdite et les biens qui en dépendent sont confisqués et confiés à un « administrateur provisoire » qui doit être « aryen ». Celui-ci prélève les émoluments de sa mission, contrôle les caisses, la comptabilité, encaisse les loyers. Au bout du processus, la vente scelle l’« aryanisation » définitive des biens. Le produit de la vente est versé auprès de la Caisse des dépôts et consignation, sur deux comptes, l’un où sont bloquées les sommes, et l’autre alimenté au profit du CGQJ par un prélèvement légal de 10% (20% à partir de mars 1944).
Chaque « commerce juif » est doté d’une affiche jaune le désignant comme une « entreprise juive ». L’« aryanisation » n’est pas seulement une affaire bureaucratique : elle fait l’objet d’une large publicité, elle est l’aspect le plus palpable des persécutions antisémites. Annonces légales, publications, affiches visent à développer l’antisémitisme dans la population en soulignant la « mainmise des juifs » sur l’économie française. L’auteur remarque que rien ne transparaît dans les dossiers étudiés « de la violence et de l’humiliation de ceux qui sont pourvus d’un administrateur provisoire » ; ces derniers ont toute latitude pour procéder à « l’élimination du personnel juif » qui exerce son « influence » sur l’entreprise.
L’« aryanisation » des biens immobiliers
Le processus se déroule en six étapes : prise en charge par « l’administrateur provisoire », expertise par un architecte, fixation de la mise à prix par le Comité consultatif, adjudication chez un notaire, homologation de la vente par le CGQJ et fin de la mission de « l’administrateur provisoire ». Ces derniers sont peu nombreux, spécialistes de l’immobilier, ils peuvent bénéficier de revenus importants. Ce ne sont pas uniquement les biens immobiliers mis en location par leurs propriétaires qui sont visés. Le CGQJ interprète de manière très restrictive la loi qui exclue théoriquement de l’« aryanisation » les habitations personnelles : seul un lieu habité en totalité par son propriétaire et occupé physiquement peut échapper à la spoliation. Avec les déportations, on voit se multiplier les « disparitions » de propriétaires, offrant l’occasion de nouvelles mises en vente.
A ce processus d’« aryanisation » et aux diverses autres formes de spoliation s’ajoute le pillage qui ne s’opère pas sur une base légale mais qui est « consubstantiel des persécutions et de la déportation des juifs ». Les arrestations s’accompagnent systématiquement du vidage intégral des domiciles.Les moyens de défense dont peuvent bénéficier les spoliés face à l’administration sont des plus réduits. Les prix fixés sont bas afin de faciliter la vente. L’acquéreur est soumis à une enquête afin de vérifier qu’il est bien « aryen ».
Bilan des spoliations et restitutions
A la Libération, environ 40% des dossiers ont été menés à leur terme et clôturés par les services antijuifs de Vichy. Les autres se trouvent à des degrés divers d’avancement. L’« aryanisation » définitive des deux tiers des entreprises est en voie d’achèvement. Les trois quarts des biens immobiliers placés sous administration provisoire n’ont pas trouvé acquéreur ou n’ont encore été proposés à la vente. Un quart des biens immobiliers appartenant à des personnes physiques a donc été vendu : c’est un résultat largement supérieur à celui de Lyon (9%). En effet les procédures sont longues par pointillisme et volonté de faire « ces choses totalement exorbitantes du droit dans les formes les plus légales possibles » ; comme le dit Antoine Prost dans le rapport de la mission Mattéoli : « l’administration du CGQJ applique le formalisme le plus tatillon (…) elle spolie, certes, mais dans les règles ».
Le jour même de la Libération, le commissaire de la République, Yves Farge, promulgue un arrêté abrogeant toutes les lois raciales. Une politique de restitution « exemplaire » est mise en œuvre par le professeur Émile Terroine, nommé au poste d’administrateur séquestre du CGQJ. Cette action a été étudiée et décrite dans le rapport de la mission Mattéoli par Antoine Prost et dans le rapport dirigé par Laurent Douzou à Lyon. Les dossiers ont été classés en deux séries distinctes : celle dit des « biens revendiqués » et celle dite des « biens non revendiqués ». Les agissements des « administrateurs provisoires » ont été mis à jour : certains furent des « aigrefins, mercantis et profiteurs de tous poils » qui ont multiplié les malversations. D’autres ont effectué la gestion « en bon père de famille » qui leur était demandée, non sans parfois une certaine sollicitude. Quelques-uns, très rares, ont été de connivence avec leurs « administrés ».
Les immeubles furent restitués dans le cadre de procédures judiciaires longues et difficiles ; des administrations ont parfois défendu avec âpreté l’acquisition de biens spoliés (les Eaux et Forêts par exemple). L’immense majorité des biens a été restituée aux victimes ou à leurs familles.
© Joël Drogland