Dans son précédent ouvrage, La Démocratie athénienne, une affaire d’oisifs ? (2010), Saber Mansouri donnait une place importante aux exclus de la cité athénienne : esclaves, femmes et étrangers. L’idée maîtresse de cet helléniste d’origine tunisienne est que la cité ne peut vivre en démocratie que parce que les exclus travaillent pour la faire vivre. Leur apport économique est donc déterminant. Pourtant ils sont négligés par les études classiques nourries des œuvres de Platon et d’Aristote. Avec Athènes vue par ses métèques, et sous les auspices de Pierre Vidal Naquet et de Claude Mossé, Saber Mansouri s’attache plus en détail à la figure du métèque dans la cité, sur une période chronologique qui court de l’apogée périclésienne, à l’affaiblissement consécutif à la défaite de Chéronée face à Philippe de Macédoine. Parmi les sources qu’il utilise, il y a bien sûr les références incontournables évoquées un peu plus haut (Platon, Aristote), mais aussi toute l’œuvre de Lysias (440-380 avant JC), grand orateur athénien et néanmoins métèque jusqu’au bout des doigts, qui se révèle être, au final, fin analyste du système athénien.
Repenser le métèque dans la cité athénienne, c’est dans un premier temps l’éloigner de la vision platonicienne qui voit en lui un oiseau migrateur volage, immature comme un enfant. C’est aussi lui donner une réelle volonté politique suivant les paroles tirées d’une pièce d’Aristophane où un métèque déclare : «Je souhaite habiter avec vous, j’ai envie de vos lois ». La phrase sera répétée plusieurs fois dans l’ouvrage, comme un leitmotiv.
Mourir mais pas voter
Athènes est une ville attractive pour les étrangers, et y être intégré c’est accepter de mourir pour elle. Le métèque combat pour Athènes sans pour autant en être citoyen, donc sans voter. Petit accroc à l’image du soldat-citoyen et rappel sur le caractère restrictif des conditions de citoyenneté. Toutefois, le métèque peut être honoré en tant que combattant, lors des oraisons funèbres. Très souvent d’origine grecque, le métèque est intégré dans la vie de la cité, non seulement comme acteur économique, mais aussi comme combattant.
Saber Mansouri propose aussi de réfléchir sur le « bon » et le « mauvais » métèque : les figures de métèques fidèles à la cité sont nombreuses, les «traitres» étant rares et paradoxalement proches, dans leur comportement, d’autres «traitres» athéniens, mais ces derniers d’origine citoyenne. En fait, le «mauvais» métèque s’apparente à la figure du marchand individualiste, spéculateur, âpre au gain et dénué de sentiments patriotiques. Une réalité qui ne peut être négligée : l’ homo economicus se passe très bien des lois de la cité, de sa politique, de son avenir.
Se comporter en Athénien, mieux que les Athéniens !
Seul compte pour lui le temps présent. Saber Mansouri montre plus loin que d’autres acteurs économiques d’origine métèque s’impliquent en revanche avec beaucoup de zèle et de passion dans la vie de la cité, en particulier en fréquentant avec assiduité l’agora, où monde économique et politique se mêlent. Mansouri illustre ainsi l’imbrication entre les deux univers, réalité bien éloignée des visions de cité idéale d’Aristote et de Platon, et la nécessité pour de nombreux métèques de se comporter en Athéniens, parfois mieux que les Athéniens eux-mêmes.
Dans la dernière partie de son ouvrage, Saber Mansouri s’attarde sur le personnage de Lysias. Pour Mansouri, Lysias, sans doute parce qu’il est étranger, est un des seuls à avoir réfléchi et conceptualisé la démocratie athénienne en tant que système. Ses plaidoiries en faveur des invalides ou à l’encontre des marchands de blé en font un ardent défenseur de la démocratie. Cette ferveur lui vaudra d’être exilé pendant la période de la tyrannie des Trente (404 avant JC), avant qu’il ne devienne un acteur de premier plan dans le rétablissement de la démocratie.
Tout au long de l’ouvrage, Saber Mansouri se garde d’établir des parallèles avec le monde contemporain. Les métèques d’Athènes ne sont pas les étrangers d’aujourd’hui. Majoritairement grecs, ils ne subissent ni racisme, ni intolérance, ni discrimination majeure (même si tous les métèques n’ont pas la vie d’un Lysias). Ce n’est qu’en conclusion que ses opinions politiques se font jour, avec une critique en règle du discours de Marie-France Stirbois prononcé en 1990 à l’Assemblée Nationale. Pour s’opposer à la loi Gayssot (votée depuis) qui proposait de punir toute discrimination raciale, la députée du FN avait utilisé Platon et Aristote afin de démontrer qu’une discrimination était nécessaire à la vie harmonieuse de la cité. I
Il est évident que les deux philosophes sont appréciés à l’extrême-droite, notamment pour leur volonté de faire une nette distinction entre les acteurs politiques et les acteurs économiques, entre le monde supposé « vertueux » et le monde supposé « licencieux ». Mansouri, à l’aide des exemples donnés dans son ouvrage, démonte le discours de Marie-France Stirbois et, une fois de plus, remet en perspective la cité athénienne et ses acteurs dans son époque. On peut objecter que Saber Mansouri aurait pu se passer de cette conclusion, et présenter jusqu’au bout un ouvrage purement historique. De toutes façons, le lecteur avait déjà compris, à la lecture des quatre chapitres de l’ouvrage, que Mansouri ( qui se définit comme un « immigré choisi ») était peu suspect de nationalisme, de xénophobie et d’ultra-libéralisme.
Passé ce léger bémol, on se doit d’écrire que l’ouvrage reste d’une excellente facture, très bien documenté, laissant une grande place aux sources et démontrant avec efficacité les complexités du statut de métèque dans la première démocratie du monde.
Mathieu Souyris