Qu’est-ce qu’une forêt ? Question point si futile qu’il y paraît, car il en est un peu des forêts comme des villes : d’une définition claire dépendent choix d’aménagement et, pour les forêts en particulier, de protection. Jusqu’ici, les différents Etats de la planète n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur une définition unique ; ainsi, une «forêt» iranienne compte au moins 5 % de couvert arboré, alors qu’en Australie le seuil de 30 % est nécessaire pour porter ce titre, contre 75 % pour l’ Afrique du Sud ! La définition de la FAO, mise au point en 2004, qui exige 10 % de couvert arboré et un minimum de 0,5 ha, aboutit à des situations paradoxales : les savanes arborées comptent bien parmi les forêts, mais pas les matorrals méditerranéens, car les arbres n’y atteignent pas tous la hauteur préconisée de 5 mètres à maturité ; les îlots boisés, eux, se classent bien parmi les « forêts », mais quid des plantations d’eucalyptus ou de palmiers ?

La destruction des forêts n’est pas où on le croit

Si les géographes Joël Bouvier et Laurent Simon ouvrent leur « Atlas des forêts » sur ces épineuses questions de définition, c’est bien pour souligner d’emblée l’ambiguité et la complexité de leur sujet. Que ne dit-on pas sur l’évolution des forêts aujourd’hui ! Les discours catastrophistes sur fond de préoccupations écologiques ne sont pas forcément toujours les plus appropriés. Les auteurs le montrent en particulier à propos de la déforestation : pas question de nier, par exemple, celle qui se joue à un rythme accéléré en Amazonie ; mais les feux de forêt de Méditerranée tant décriés n’ont que peu de choses à voir avec ceux qui ravagent régulièrement le Canada, un des premiers producteurs de bois du monde, dans un silence bien plus grand : plus de 11 000 grands incendies ont été répertoriés depuis 1959, détruisant des milliers d’hectares. La plupart de ces incendies font partie de l’écosystème normal des forêts, contribuant à la régénération de ce milieu. A l’inverse, toute « reforestation » n’est pas forcément positive : en témoigne l’exemple de l’Uruguay, pays au départ parmi les moins boisés (3 %) d’Amérique du Sud. Constitué majoritairement de prairies, il s’est lancé récemment dans une politique de plantation de grandes forêts d’eucalyptus, destinées à la fabrication de pâte à papier. Leur superficie a été multipliée par dix, et depuis quelques années, les papeteries industrielles, situées à la frontière avec l’Argentine comme celle de Fray Bentos, sont l’objet d’un conflit frontalier avec ce voisin, soutenu par des associations uruguayennes écologistes, qui refusent la pollution qui en découle. On dit aussi que la forêt est surexploitée : il faudrait tout de même garder en mémoire, rappelle l’Atlas, que beaucoup sont inaccessibles à l’homme et restent intouchées.

Des études de cas à adopter

Autre idée reçue et débusquée ici : le bois tropical des pays du Sud serait en majorité exploité par les pays du Nord. En réalité, celui-ci est, dans des proportions très importantes, consommé sur place, et sous la forme de bois de chauffe. C’est donc en fumée qu’il part prioritairement, et non en salons de jardin !

Les auteurs ont voulu faire œuvre pédagogique et les enseignants pourront donc à loisir puiser dans une abondante documentation, comme c’est d’ailleurs la règle dans cette collection d’Atlas : cartes à multiples échelles, graphiques, coupes et organigrammes à foison. On peut par exemple comparer les taux de boisement de pays comme la Finlande, la Pologne et la Turquie, et comprendre que leurs problématiques, le long d’un axe méridien européen, sont bien différentes : le premier s’interroge aujourd’hui sur un modèle forestier jugé trop intensif, le second conserve les dernières forêts primaires d’Europe, et le dernier a mis en place un plan de protection de sa dernière bande forestière près de la mer Noire, constamment mise en danger par les incendies. On suivra également trois intéressantes études de cas, placées en fin d’ouvrage, et qui pourront facilement être transposées avec une classe de lycée : le cas de l’Amazonie, entre déforestation et protection, celui de l’Uruguay précédemment évoqué, et celui de la Chartreuse, près de Grenoble, un massif « multifonctionnel » où les enjeux d’accueil du public urbain proche, de production forestière, de pâturage, et de protection (à travers le Parc naturel régional) s’entrecroisent. On s’interrogera (pourquoi pas avec des élèves, là aussi) sur l’utilisation de documents pour faire passer un message parfois biaisé : ainsi cette carte (p. 38) diffusée par l’association Greenpeace et montrant (en rouge !) d’immenses superficies de « forêts anciennes » détruites à travers la planète, sans l’indication d’aucune période d’observation, alors que guère plus du tiers des forêts actuelles mériteraient ce terme bien vague. Ou cet autre document, publié par la Documentation française, suggérant que la forêt européenne est en situation de déforestation, alors que le continent est au contraire actuellement le lieu d’une « reconquête massive des forêts », remarquent les auteurs.

IKEA, le bois et la pensée écolo

Ils s’intéressent aussi aux acteurs de la filière bois : en France par exemple, elle fournit 425 000 emplois, soit bien plus que l’industrie automobile, même s’il s’agit pour l’essentiel d’emplois faiblement qualifiés. Les pages consacrées à l’entreprise suédoise IKEA, grand consommatrice de bois, sont très éclairantes : on y constate que «la diffusion des magasins suit la logique spatiale de la pensée écologique» en Europe et la présence particulièrement forte de l’enseigne en Allemagne par exemple n’étonnera pas.

Mais la forêt joue aussi un rôle stratégique dans de nombreux endroits du monde : on se souvient de la défaite des Romains face aux tribus germaniques embusquées dans la célèbre forêt de Teutoburg , mais on sait moins que Napoléon III fit interdire les défrichements à proximité des frontières, voulant ménager les espaces forestiers comme glacis défensifs. Pendant la Première guerre mondiale, le front recoupait les grands massifs forestiers de l’est et du nord de la France, et la forêt fournissait le bois indispensable aux tranchées…Aujourd’hui, les forêts sont souvent les terres d’accueil des rébellions et guérillas, qu’on pense à la Colombie, au Pérou ou au Libéria, pays où les guerres n’ont pas empêché la poursuite du commerce (en grande partie illégal) du bois et du diamant. De plus, la porosité des frontières en milieu forestier a permis la régionalisation du conflit. Joël Boulier et Laurent Simon le montrent aussi dans le cas de la RDCongo, où l’immense forêt du Kivu, espace marginal et difficilement contrôlable au nord-est du pays, abrite des groupes d’insurgés soutenus par les puissances voisines. S’y ajoutent la compétition pour le contrôle des richesses en minerais (or, coltan) : le conflit s’éternise donc dans un espace propice.

De la protection pure au « développement durable »

S’agissant enfin des enjeux écologiques, les auteurs de l’atlas ne se départissent pas d’une sage prudence : les forêts vont-elles migrer à cause du réchauffement climatique ? De nombreux signes en témoignent et l’on prévoit en particulier en France un bouleversement du paysage forestier au cours du XXIe siècle : le pin maritime, jusqu’ici surtout cantonné à l’Aquitaine, devrait coloniser près de la moitié du territoire, réduisant le chêne et le hêtre, espèces emblématiques des grandes futaies du nord, à la portion congrue. Les cartes sont sur ce sujet impressionnantes, et à cette « migration » devraient s’ajouter l’expansion de la maladie de l’encre du chêne et celle de la chenille processionnaire. Mais d’autres facteurs locaux peuvent jouer a contrario et permettre le maintien des écosystèmes. Dans l’incertitude, estiment-ils, « c’est l’ensemble de l’aménagement et de la gestion forestière qu’il convient de repenser ». Et lorsqu’il s’agit de protéger la forêt, les conflits sont nombreux : nos géographes montrent le passage depuis le XIXe siècle d’une conception de la préservation de la nature qui excluait l’homme, à la politique de « développement durable » fondée sur la négociation. Ils rappellent la difficile naissance du parc national du Mercantour en 1979, dans un contexte de crise du pastoralisme. L’arrivée du loup, venu d’Italie, dans les années 1990, ne fait qu’exacerber les antagonismes entre ruraux et urbains, parisiens et provinciaux, écologistes et bergers, loin d’être apaisés aujourd’hui. En Guyane, la création du parc amazonien en 2007 est le résultat de longues années de débats : territoire des peuples amérindiens et des « Noirs marrons », la forêt est aussi un espace convoité, pour l’exploitation du bois et l’orpaillage, ce dernier souvent pratiqué par des clandestins venus des deux voisins, le Surinam et le Brésil. Résultat d’un compromis, le parc contourne aussi les grands secteurs d’activité minière officiels. Il est « un projet territorial avant d’être un projet écologique », soulignent les auteurs, à côté d’une carte éloquente qui met en évidence à la fois la diversité des acteurs et celle des niveaux de protection.

On aurait peut-être aimé trouver dans l’ouvrage des documents sur la forêt dans l’imaginaire des différents pays, ou pourquoi pas, des analyses de paysages forestiers (la seule photographie du livre est celle de la couverture…). Mais, malgré la place limitée propre à cette collection, les auteurs ont réussi leur pari en moins de cent pages : présenter la forêt dans sa complexité, à de multiples échelles, et cela tout en aiguisant notre regard critique. Enfin, les citations qui rythment les pages apportent un petit « plus » très appréciable : « quand un arbre tombe, on l’entend ; quand la forêt pousse, pas un bruit »…

CR Nathalie Quillien copyright Clionautes