C’est avec le plus grand intérêt que nous avons reçu en service de presse le premier Atlas du démographe, mathématicien et historien, directeur d’études à l’institut national d’études démographiques, Hervé le Bras. Cet ouvrage devrait paraître le 10 septembre prochain et il est particulièrement riche, à la fois par une cartographie qui associe des présentations classiques avec des anamorphoses, et surtout par les textes qui en six colonnes présentent l’état d’une situation.

Les comportements démographiques

L’ouvrage est composé de quatre parties, de taille inégale, qui associent des données démographiques, comme les grands classiques des évolutions de la fécondité de leur contraste, d’autres plus significatifs de l’évolution des sociétés, comme les maternités tardives et les naissances hors mariage avec ce graphique extrêmement significatif qui voit le point de départ de cette évolution des mœurs démarrer, et même littéralement exploser, à partir de 1975. Les naissances hors mariage sont devenus majoritaires mais l’auteur rappelle avec juste raison que dans certains milieux sociaux il s’agit d’un phénomène déjà ancien. Le début de l’industrialisation a favorisé la décomposition de la famille des ouvriers, et sous Louis-Philippe 35 % des naissances se produisaient hors mariage Paris. En 2013, 54 % des naissances ont lieu hors mariage. Ce phénomène a changé de nature, moins de 50 % des enfants nés hors mariage étaient reconnus par leur père avant 1975, plus de 80 % aujourd’hui. De plus en plus souvent, en cas de mariage tardif, les enfants assistent à celui de leurs parents.
Parmi les autres bonnes découvertes de cette partie consacrée aux évolutions démographiques, on remarquera ses illustrations surprenantes du débat sur la dépendance, et une sorte de coïncidence inversée de la carte sur l’espérance de vie. L’espérance de vie est élevée, plus la proportion de personnes dépendantes est faible. Cela peut paraître paradoxal mais peut s’expliquer simplement. Plus l’espérance de vie est élevée, plus les personnes âgées sont en meilleure santé, donc moins souvent dépendantes. L’erreur vient du fait de mesurer la dépendance selon la date de naissance alors qu’elle résulte beaucoup plus des modes de vie. Le calcul d’espérance de vie « en bonne santé » « sans incapacité » le confirme. Autre explication utile, si l’espérance de vie à la naissance a fortement augmenté jusqu’au début des années 70, cela concernait essentiellement l’espérance de vie à la naissance, du fait de la baisse de la mortalité aux âges jeunes et moyens. L’espérance de vie d’un homme de 65 ans a gagné sept ans depuis 1970, ce qui explique d’ailleurs le casse-tête des retraites comme le souligne l’auteur.

Les territoires de l’inégalité

Le second chapitre présente, et les géographes y sont sensibles, les territoires de l’inégalité. Les cartes par anamorphoses de la localisation des cadres moyens et des techniciens en périphérie urbaine coïncident avec celle des grandes métropoles. Les ouvriers, cela n’est pas étonnant, se sont éloignés des villes, alors qu’ils en occupaient le centre au XIXe siècle. Si la diminution du nombre d’ouvriers parallèle à celle de l’emploi industriel, et si l’emploi du industriel a connu une diminution de 40 % depuis 1975, il faut noter que 40 % des travailleurs de l’industrie ne sont pas des ouvriers et techniciens supérieurs et les ingénieurs. Un ouvrier produit aujourd’hui 3,3 fois plus de valeur ajoutée qu’en 1975.
Pour ce qui concerne la catégorie des employés, des artisans et des petits commerçants, l’auteur emploie le terme de relégation. Cette localisation dans les territoires de la façade méridionale et sud atlantique doit être interprétée avec prudence. Si l’auteur affirme que cette forte présence au sud s’explique par l’existence très ancienne de l’héritage inégalitaire et de la famille souche, qui permet de transmettre les exploitations d’une génération à la suivante, sans les diviser, cela n’est sans doute pas suffisant. Des phénomènes de déplacement de la population, favorisée par l’héliotropisme, explique aussi cette localisation des activités artisanales, souvent liées aux services domestiques.
Le chômage des jeunes marque, par une différenciation forte sur la carte de 1982, le Nord, le midi, la vallée de la Garonne, le littoral breton. Cela est beaucoup moins visible aujourd’hui, en dehors des régions du Massif central, des Alpes, et de l’Ouest, ce phénomène a tendance à devenir plus homogène, même si les points les plus noirs se trouvent localisés en Languedoc-Roussillon. Dans les départements de l’Aude, de l’Hérault et du Gard, les chiffres peuvent se situer près de 20 %. Cette carte coïncide pratiquement avec celle du travail à temps partiel. Un phénomène qui touche essentiellement les femmes.

Pour ce qui concerne la partie sur les contrastes régionaux en matière d’inégalités de revenus, nous serons sans doute plus réservés. La carte sur le revenu médian par individu en 2010 n’est pas forcément le plus facile à lire, même si elle montre des hommes particulièrement marqués, moins de 24 000 € par rapport aux revenus moyens, dans les périphéries des grandes villes et dans certaines zones rurales. Peut-être qu’en matière de produit intérieur brut régional, une carte par anamorphoses aurait été beaucoup plus parlante.

Les liens anciens des territoires et des hommes

Dans le chapitre consacré aux solidarités, l’auteur évoque l’ancienneté des liens. La puissance de la famille, le noyau familial constitué par un ou deux parents et leurs enfants et d’autre part le groupe de personnes qui cohabitent dans un même logement, ce que l’on appelle le ménage ou encore la famille domestique, est ainsi mise en évidence. Pour les familles nombreuses, trois enfants et plus en 2010, tout le Nord de la France ainsi que l’Ouest et la vallée du Rhône sont ainsi mis en évidence. Les pôles d’immigration apparaissent tout particulièrement sur la carte par anamorphoses dans le Nord de la France, en région Provence Alpes Côte d’Azur, dans l’est de l’Île-de-France. La France des isolés se trouve dans le grand sud-ouest, celui de la France âgée évoquée dans la notice précédente. À la page suivante on trouvera une étude sur les structures familiales complexes, et notamment la référence aux coutumes d’héritage avant le XXe siècle, nettement inégalitaire dans la partie sud de la France sous l’ancien régime et qui ne demeure en partie, sans doute davantage en Bretagne avant l’ancien régime qu’au tournant du XIXe et du XXe siècle. Pendant un siècle, entre 1891 et 1982 les ménages complexes se sont localisés dans le grand sud-ouest, en Bretagne dans le Nord et l’Est de la France et dans les régions des Hautes-Alpes. Ces ménages complexes comptent des adultes vivants sous le même toit en plus du noyau originel. C’est pourtant pendant cette période que le ménage nucléaire s’est imposé, au détriment de la famille souche, au fur et à mesure que la petite propriété rurale perdait de son importance. Il n’en reste pas moins que ce modèle familial persiste et l’on peut parfois se demander si les difficultés croissantes d’installation des jeunes générations, les problèmes récurrents de logements, ne risque pas de redonner à ce modèle un certain développement.

Parmi les notices les plus attendues, celle qui touche l’immigration est évidemment étudiée avec beaucoup d’attention. Les étrangers sont répartis en France dans les villes et dans les zones frontalières même s’il faut tenir compte d’une différence indispensable entre les étrangers, qui ne sont pas de nationalité française, et les immigrés qui sont nés à l’étranger, quel que soit leur nationalité. 30 % des étrangers ont acquis la nationalité française, et cette présence n’est d’ailleurs pas liée au développement de l’industrie, du moins au départ, mais d’abord aux besoins de main-d’œuvre agricole pour compenser l’exode rural des nationaux. Après la première guerre mondiale, le vide des générations de jeunes gens fauchés durant les quatre années de guerre est à combler ; ce sont les employeurs eux-mêmes qui vont en Pologne et en Yougoslavie. Le graphique sur le solde migratoire depuis 1960 confirme également le fait que l’immigration suit les évolutions économiques de très près, même si cette immigration de peuplement a connu un fort développement avec la politique du regroupement familial à partir de 1975.

Religion et politique

Pour ce qui concerne la cartographie du catholicisme, cet atlas rappelle très opportunément qu’entre 1960 et des sondages effectués à partir de 2012, il n’y a pas eu véritablement d’études sur les pratiques religieuses des Français. Que l’assistance à la messe et notamment à celle de Pâques soit en baisse n’a échappé à personne. Pour autant les zones de forte pratique religieuse restent encore marquées en 2012 comme dans les années 60 mais leur intensité a diminué. On retrouve le Nord et l’Est de la France, les Pyrénées-Atlantiques le sud du Massif central. Parmi les explications apportées à cette répartition, l’auteur évoque le lien effectué par Michel Foucault entre les régions pastorales et une pratique religieuse plus forte que dans les régions de grandes cultures. Selon Michel Foucault, le pastoralisme serait plus propice à l’autorité et à la hiérarchie.
Pour terminer cette présentation qui ne peut rendre compte que de façon incomplète de la richesse des informations réunies, le vote et les comportements électoraux des Français sont évidemment analysés. Le XXe siècle a opposé au moins jusque dans les années 80, et à partir des années 20, le vote communiste et celui des démocrates-chrétiens. Il existe toujours une permanence de ce vote qui est devenu pour les communistes anecdotique à partir des élections présidentielles de 1995. La date de rupture dans cette opposition séculaire gauche droite et bien entendue celles de 2002 qui voient Jean-Marie Le Pen accéder au second tour de l’élection présidentielle.
Pour ce qui concerne le parti socialiste le phénomène le plus marquant est celui de la stabilité, aussi bien en 2007 qu’en 2012. Des régions de tradition catholique ont basculé à gauche tandis que les régions déchristianisées votent plutôt à droite. Ce qui est surtout à noter c’est que dans ce partage gauche/droite des électeurs, la différence ne porte plus sur l’adhésion à la république et son principe d’égalité. La demande d’État social d’État-providence crée le clivage, un clivage qui peut, on aurait pu également le noter, profiter au Front National qui s’affiche volontiers étatiste et protectionniste.
Pour ce qui concerne la droite, l’auteur revient sur la thèse de René Rémond qui distinguait les légitimistes, dont l’héritier était Philippe de Villiers, les bonapartistes qui ont pu se retrouver dans le gaullisme, les orléanistes, réunissant, peut-être de façon paradoxale, libéraux et démocrates-chrétiens. Aujourd’hui trois autres droites sont apparues, l’une serait extrémiste avec le Front National, l’autre modérée, héritière de la démocratie chrétienne, et la troisième serait plus clairement conservatrice. L’électorat de droite semble plus versatile, et les frontières entre droite conservatrice et le Front National sont de moins en moins étanches. Les victoires électorales de François Mitterrand en 1981 et 1988 ont remis en cause la stabilité du vote opportuniste de droite qui s’était installée sur un croissant du nord-ouest au nord-est de la France depuis 1849. L’urbanisation, les mouvements internes de population, la fin des solidarités traditionnelles dans les communes rurales, souvent devenue communes dortoirs dans les périphéries urbaines ont remis en cause cette géographie électorale.
Pour le Front National le phénomène apparaît comme révélateur d’une crise des relations de voisinage, car ce vote ne correspond pas à la répartition des voix poujadistes au milieu des années 1950. La présence des immigrés et la criminalité ne sont pas des facteurs nouveaux qui expliquent la montée en puissance du Front National. Il serait apparu beaucoup plus tôt dans ce cas. Le phénomène est selon l’auteur largement lié à une forme de droitisation générale, largement favorisée par la droite traditionnelle, qui légitime, surtout pour les exclus, mais aussi simplement les frustrés et les mécontents, un vote de cette nature. Le Front National progresse très largement dans des régions touchées par les difficultés économiques, le nord-Est comme l’arc méditerranéen, il a largement investi les anciens bastions communistes du midi et touche aujourd’hui ceux du Nord et du Limousin, notamment parce qu’une partie de ses préoccupations sociales rejoigne celles d’une population qui subit particulièrement les difficultés liées à la crise économique de la fin de la première décennie du XXIe siècle.

En conclusion, il serait possible de dire que les inégalités ont des origines pourtant plus anciennes que les crises économiques qui ont frappé le monde en mettant fin à la période d’expansion des 30 glorieuses. On constatera que pour ce qui concerne les seuls indices d’inégalités, éducative, liée à l’emploi, à la structure familiale avec la proportion de familles monoparentales, pauvreté et revenus, les régions qui se caractérisent par un fort dynamisme économique semblent moins inégalitaires tandis que les zones en déprise sont marquées par de fortes inégalités. La carte des zones les plus inégalitaires se rapprochent de celles du Front National au premier tour de l’élection présidentielle à l’exception des villes qui obéissent sans doute à des logiques différentes. Le phénomène de métropolisation que l’on envisage de renforcer aujourd’hui dans une période de discussion sur la réforme territoriale pourrait révéler d’ailleurs bien des surprises.

Bruno Modica