Une fois de plus, « La Revue dessinée » s’avère passionnante, réussissant à informer intelligemment, par exemple, sur l’économie sociale et solidaire, mais ayant aussi surtout la capacité de nous intéresser à des sujets pourtant arides comme l’arme des policiers. Et ce ne sont là que quelques articles de ce numéro.

Retour à Istanbul

Le premier reportage porte sur la situation en Turquie, et plus particulièrement sur la condition des Kurdes. Il alterne deux époques, 2008 et aujourd’hui, à travers le regard d’une jeune femme, Cerise. A 20 ans elle s’était rendue à Istanbul et avait fait la connaissance de Ramazan qui lui avait expliqué la condition des Kurdes en Turquie. Dix ans plus tard, il a connu la prison et Cerise se rend dans le pays pour couvrir son procès. Devenu avocat, il est accusé de soutenir le PKK alors qu’en réalité il cherche seulement à témoigner de la situation en Turquie. Le reportage joue sur les couleurs pour basculer entre 2008 et 2018 et utilise aussi des situations qui se ressemblent pour signifier le changement d’époque. Ainsi, si on aperçoit un appareil-photo dans une des cases, son utilisation change complètement de sens selon les années. Alors qu’il servait à faire des selfies en 2008, il est devenu un outil pour à présent documenter un massacre en 2018. 

Balles perdues

Camille Poloni et Rica livrent un récit passionnant sur un sujet difficile : quels rapports les policiers et les gendarmes entretiennent-ils avec leur arme ? C’est un  reportage très complet qui commence d’abord par des témoignages sur la première fois où ils ont dû s’en servir. Mais on a également la réalité des chiffres : en 2017, la police a tiré 394 fois, ce qui représente une augmentation de plus de 50 % par rapport à l’année précédente. On se rend compte que, contrairement aux films, les policiers tirent finalement peu dans la réalité. Le reportage présente ensuite les caractéristiques des armes de service : elles pèsent un peu moins d’un kilo et portent gravées sur elles la mention « propriété de l’Etat ». On mesure aussi le décalage qui existe entre le nombre de coups tirés qui donnent lieu à un procès et la peur que cela représente chez les forces de l’ordre. Comme le dit un rapport rendu au Premier ministre :      « l’intériorisation du risque judiciaire est une source d’inhibition au tir ». On aborde ensuite la question de la formation du côté des instructeurs. On se rend compte également que, contrairement à ce qui est prévu, tous les policiers n’ont pas droit chaque année à leurs trois entrainements de tir, ce qui pose question. Le reportage traite enfin de plusieurs cas où l’usage de l’arme a conduit à un décès.

Pauvres et profits

Catherine Le Gall et Vincent Bergier montrent comment l’action sociale est devenue un marché ou l’aide aux plus fragiles un placement financier. Les auteurs évoquent le CIS, ou contrat à impact social. Dans ce système, l’association a des moyens, l’Etat ne débourse rien et le financier n’obtient un retour sur investissement qu’en cas de réussite. L’idée vient du monde anglo-saxon et a été promue en France par Benoit Hamon. Le premier cas grandeur nature a eu lieu à Peterborough. L’objectif est alors de réduire la récidive à la sortie de la prison. Si elle baisse d’au moins 10 %, les investisseurs sont remboursés et rémunérés. On mesure bien là qu’il s’agit d’un changement total de conception sur l’aide sociale. Le reportage pointe deux types de problèmes dans cette procédure. Tout d’abord, la mise en place d’un CIS s’avère un véritable parcours d’obstacles qui peut vite tourner à l’usine à gaz. Mais surtout, le système peut conduire à trier entre des types d’actions sociales qui seraient rentables pour les entreprises, comme l’insertion professionnelle, alors que d’autres ne le seraient pas du tout,  comme le traitement du chômage de longue durée.  

Wikipedia et gilets jaunes

Le reportage montre à la fois comment l’article « gilets jaunes » a évolué au fur et à mesure du mouvement et, en même temps, explique le fonctionnement de Wikipédia. Cet article fut à la fois un des plus enrichis, attaqués et débattus. La page a été visitée plus de 1,7 million de fois. La première mouture de l’article est créée quelques jours avant la première journée de manifestation et le 1 er décembre la page est consultée par 64000 internautes, ce qui constitue un record. Très rapidement, elle devient un lieu d’affrontement à tel point que la page est placée sous semi-protection étendue, c’est-à-dire que pendant deux semaines l’entrée sur cet article est réservée aux personnes qui ont déjà livré plus de 500 contributions sur Wikipedia. Des internautes font aussi disparaitre des pages immédiatement remises en ligne. Les termes utilisés dans l’article font débat : peut-on parler par exemple de violences d’Etat ? Les choses s’enveniment à un point si avancé que la page est même mise sous protection totale, ce qui signifie que durant trois jours personne ne peut y toucher. 

Décrypter le monde

Plusieurs rubriques s’inscrivent dans cette logique mais avec des thématiques plus ou moins légères. Joseph Falzon raconte son expérience de zumba de façon hilarante comme lorsqu’il traduit son impression d’être un éléphant au milieu de gazelles. « Instantané » revient sur l’épisode de la Retirada, c’est-à-dire ce moment où de nombreux réfugiés fuient l’Espagne après la victoire de Franco. Côté écologie, Cécile Cazenave et Mathieu Burniat reviennent sur la disparition des espèces et insistent à la fois sur celle des insectes en général et sur celle des abeilles en particulier. Vous pourrez aussi tout connaitre du parcours singulier de Bjork ou de comment est né le délit d’association de malfaiteurs. On est aussi convaincu par l’enquête sur les stations de ski en France. Ce secteur pèse 10 % du poids du tourisme mais s’est livré à une course aux équipements qui pose de plus en plus question, notamment en lien avec le problème de l’enneigement. 

Au menu du prochain numéro, Angela Bolis et Fabrice Erre s’interrogent pour savoir si nous sommes prêts pour la fin du monde tandis qu’un autre reportage parlera de nucléaire et de la Lorraine. 

© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes