Augusto Pinochet, l’un des hommes les plus détestés du XX siècle finissant”…

C’est sur ces mots que commence l’avant-propos de la biographie consacrée au célèbre dictateur chilien par Michel Faure. En couverture, un zoom sur Pinochet, tirée de la célèbre photo prise le 18 septembre 1973, une semaine après le coup d’état, et sur laquelle le chef de la junte, les bras croisés et le menton levé, a la tête d’un tueur”(p.173). Par cette photo, par son goût des uniformes d’apparât ensuite et par les circonstances particulières de l’histoire chilienne des années 70 et 80, Pinochet représente dans la mémoire collective toute une époque : celle de la guerre froide en Amérique du sud, celle des dictatures militaires anti-communistes qui, au nom de “la défense de la civilisation occidentale”, torturent et terrorisent sans vergogne leurs compatriotes. Il incarne presque à lui seul la figure du dictateur sud-américain en uniforme, brutal et sanguinaire, éclipsant ainsi tous les autres qui mériteraient pourtant tout autant que lui d’ avoir une place de choix au musée des horreurs de ce continent.

Comme le dit justement l’auteur, Pinochet, par la trace qu’il a laissée dans l’histoire de la fin du XXe, siècle, est “un personnage énigmatique”. Comment ce militaire de carrière “conventionnel, réservé, prudent, sans charisme, intellectuellement besogneux, toujours obéissant et souvent obséquieux à l’endroit de ses supérieurs, a-t-il pu devenir du jour au lendemain un dictateur habile et cruel”? ( p. 169)

Il y a donc bien une énigme Pinochet et celle-ci méritait bien qu’on lui consacrât une biographie! C’est l’objet du livre de Michel Faure.

Michel Faure n’est pas un historien, mais un journaliste, ancien grand reporter à l’Express en Amérique latine. Il a manifestement fait de longs séjours au Chili et certains détails, au détour de telle ou telle phrase, démontrent qu’il connaît fort bien la société chilienne de l’intérieur. L’auteur s’est appuyé pour élaborer son ouvrage sur une vaste bibliographie (citée à la fin du livre), essentiellement des ouvrages chiliens qui font autorité. Il offre ainsi aux lecteurs francophones un récit très solide sur le plan factuel et donne à lire une bonne synthèse sur la question.

Le livre est divisé en 31 courts chapitres d’une dizaine de pages au maximum, selon une trame chronologique, biographie oblige… De courts chapitres rédigés d’une plume alerte et faciles à lire, un art du récit propre à maintenir l’intérêt du lecteur.

Les 8 premiers chapitres sont consacrés aux origines et au parcours d’Augusto Pinochet avant l’élection d’ Allende en 1970. Son lointain ancêtre, un marin breton, a fait souche au Chili au début du 18ème siècle et fait donc des Pinochet une famille profondément chilienne. Le jeune Augusto est décrit comme un enfant craintif et attaché à ses parents. D’un milieu relativement modeste, il embrasse très tôt la carrière des armes. Pur produit de l’institution militaire chilienne, Pinochet gravit un à un les échelons, de garnison en garnison, de façon discrète, prudente, en prenant bien garde de ne pas se mêler de politique. Il fait un beau mariage en épousant Lucía Hiriart, la fille d’un sénateur radical, et mène dès lors une vie propre à ce milieu conservateur et catholique, attaché aux signes extérieurs de la respectabilité bourgeoise; avec bien sûr quelques incartades extra-conjugales, ce qui n’en fait pas, ma foi, un chilien extravagant… Comme le montre Michel Faure au cours de son ouvrage, Lucía a sans doute joué un rôle important dans le destin de son mari : éternelle insatisfaite, elle le pousse à viser plus haut…

Les 6 chapitres suivants (9 à 15) sont consacrés à la période cruciale du gouvernement d’Allende, de l’élection de celui-ci en 1970 jusqu’au coup d’état du 11 septembre 1973. La figure du général Pinochet y apparaît relativement peu et pour cause! Celui-ci se maintient, commme à l’accoutumée, dans une réserve prudente et c’est ce qui lui permet d’accéder à la fin du mois d’août 73 à la fonction de commandant en chef de l’armée chilienne. Ces chapitres doivent donc être lus comme le récit de l’expérience de la “voie chilienne vers le socialisme”, envers laquelle l’auteur ne ménage pas ses critiques, mais il offre cependant au lecteur un récit chronologique solide. Le chapitre 14 décrit par le menu un Pinochet indécis et timoré avant de rejoindre, le 9 septembre seulement, le camp des conspirateurs. Parler du “coup d’état de Pinochet” est donc un abus de langage…

Le 11 septembre 1973, porté au pouvoir par des circonstances dramatiques, le général Pinochet commence donc une longue carrière de dictateur qui va durer 17 ans. Dès les premières heures du coup d’état, comme le montre bien l’auteur, apparaît un “Pinochet nouveau” (titre du chap.16), dur, cruel, impitoyable contre les ennemis “marxistes” réels ou supposés. La revanche d’un homme qui s’était toujours plié sans broncher à l’autorité de ses supérieurs et qui, tel un parvenu, goûte enfin à l’ivresse du pouvoir abolu.

L’auteur s’attarde dans plusieurs chapitres sur l’aspect du régime qui est habituellement le mieux connu par le public : les crimes, les violences, la torture, les assassinats, le terrorisme (chap. 15, 16, 19, 20, 21). Dans le chapitre 19, “la stratégie de la barbarie”, la description par l’auteur de ces jeunes soldats de 18 à 20 ans, engagés dès le 11 septembre 1973 dans une “bataille” pour laquelle ils n’ont pas été préparés et qui sont livrés à eux-mêmes en toute impunité, fait froid dans le dos.

M. Faure analyse aussi les autres aspects du régime de Pinochet, parfois moins connus. En particulier, le rôle éminent accordé par le dictateur aux jeunes économistes chiliens formés aux États-Unis, les fameux “Chicago boys”, et qui, à l’abri des baïonnettes, font du Chili un “laboratoire” du néo-libéralisme et un bastion avancé de la “révolution conservatrice” qui déferlera sur le monde à partir des années 80. On peut regretter ici néanmoins que l’auteur n’ait pas abordé davantage les conséquences sociales de ces politiques économiques, mais après tout, ce n’était pas le sujet du livre…

Plusieurs chapitres sont consacrés au processus d’institutionnalisation du régime, amorcé dès le milieu des années 70 et qui conduira par étapes au rétablissement de la démocratie à la fin des années 80, comme si Pinochet, dictateur féroce, avait éprouvé, selon les mots de l’auteur, “une révérence, même subliminale, pour la démocratie” (p.9). Ceci n’est pas le moindre des paradoxes du personnage.

La fin du livre (chap. 27 à 32) est consacrée à “l’après Pinochet”. Il montre que le Chili dans les années 90 est loin d’en avoir fini avec le vieux général qui reste commandant en chef de l’armée jusqu’en 1998, maintenant la démocratie chilienne sous surveillance et empêchant ainsi le nouveau régime de solder les comptes avec le passé de la dictature. Il revient enfin sur les nombreux démélés judiciaires de Pinochet et de sa famille puis sur l’impact de l’arrestation et de sa détention à Londres en octobre 1998. Destin étonnant d’un vieillard qui, dix ans après quitté le pouvoir, parvient encore à faire la une de la presse mondiale! Pinochet meurt dans un lit à Santiago le 10 décembre 2006. “Augusto Pinochet ,91 ans, n’a jamais été jugé par la justice chilienne” (dernière phrase du livre p.337).

Après avoir lu cet ouvrage avec attention et intérêt sur un sujet que je connaissais un peu, la psychologie du personnage demeure pour moi en grande partie un mystère. Cependant, c’est un livre de très bonne facture et dont je recommande la lecture à ceux qui sont peu au fait de cette histoire (ou à ceux qui souhaitent s’y replonger..) qui n’est pas simplement chilienne mais fait aussi partie de l’histoire du monde de la fin du XXe siècle.