« Les mythes sont au cœur de l’histoire américaine. »
C’est par ces mots qu’Agnès Delahaye débute son ouvrage paru récemment aux éditions passées composées. Professeure d’histoire coloniale et de civilisation américaine à Lyon II, Agnès Delahaye se propose d’analyser les structures mythologiques au fondement de la nation américaine. Nation d’hommes libres éclairés, refuge des opprimés qui trouvèrent la paix, les États-Unis d’Amérique ont construit un processus mythologique puissant qui relégua jusqu’aux études de la seconde moitié du XXe siècle les minorités et les marges qui ne parvinrent pas à trouver leur place dans ce narratif. Les tensions mémorielles perdurent et n’ont de cesse de venir percuter la vie publique du pays (les batailles politiques depuis 2016 cristallisent ainsi bien deux visions antagonistes de l’histoire du pays).
De John Smith à John Winthrop, des premières implantations pérennes à Jamestown jusqu’aux pilgrims fathers du Massachusetts, les gouverneurs et hommes qu’ils guident ont oeuvré à une colonisation de peuplement qui, inscrite dans le patrimoine mémorial de nation, a été construite progressivement pour légitimer l’histoire États-Unis d’Amérique et appuyer le « paradigme historiographique toujours si prégnant de l’inévitabilité de la conquête européenne en Amérique »Agnès Delahaye, Aventuriers-pèlerins-puritains, page 16.
Les aventuriers anglais et les origines du peuplement en Virginie
L’un des premiers promoteurs de la colonisation anglaise en Amérique fut John Smith qui séjourna en Virginie de 1607 à 1609. L’intérêt européen pour le Nouveau Monde avait été aiguisé par les premiers récits des expéditions revenues d’exploration. Les textes s’inscrivaient alors dans la tradition médiévale du récit mythique de ces grands périples (pensons par exemple à Marco Polo). Nous pouvons citer ainsi Raleigh et sa Découverte de la Guyane parue en 1595.
La naissance du projet colonial anglais
Il s’agissait de motiver hommes et fonds à soutenir l’entreprise coloniale et son but principal d’alors : s’enrichir (mythe de El Dorado). Cet appétit se faisait au détriment des autochtones, représentés comme soumis aux Européens (pensons aux gravures de Théodore de Bay) et ne travaillant pas la terre (donc ne répondant pas aux injonctions bibliques). La situation anglaise favorisait également de facto l’initiative privée. La situation internationale (traité de Tordesillas de 1494) et le contexte politique de l’ère élisabéthaine, marginalisée sur les mères, firent les affaires des exploits personnels dont on vante les mérites et la grandeur (citons la figure de Francis Drake par exemple).
La violence de la colonisation espagnole dénoncée par ses contemporains offre également un argument de poids en faveur de l’entreprise anglaise coloniale : il s’agissait de « convertir les autochtones, élargir les domaines de souveraineté de la Couronne protestante anglaise et servir la nation, dans une vaste lutte idéologique, commerciale et militaire contre le roi d’Espagne, sa religion et son empire. » Ibid page 33().
John Smith fit parti du projet d’implantation lancée en 1607 dans la baie de Chesapeake. Basé sur les écrits de Richard Hakluyt sur l’implantation britannique sur le continent américain (Discours pour l’implantation à l’Ouest paru en 1584), cette tentative s’appuyait sur le fort investissement des marchands de la City, soutenus par la couronne avec l’arrivée sur le trône de Jacques Ier. Ces derniers entendaient exploiter les richesses supposées immenses de la Virginie.
La compagnie de Virginie, fondée pour l’entreprise, entendait exploiter les richesses du fleuve et faire commerce lucratif des ressources que l’on imaginait abondantes pour stabiliser l’implantation suite aux tragiques tentatives précédentesPensons au mythe toujours vifs de Roanoke. Cette dernière se situait cependant en état de dépendance absolue du commerce avec les nations autochtones, pensées à la fois comme partenaires commerciaux et rivaux dans le contrôle des ressources.
Les récits de Smith vantent le projet et entendent justifier auprès des argentiers le bien-fondé de l’expédition. Remontant la James River, il cherchait commerce avec les nations mais tout en laissant les colons à la merci des attaques et escarmouches fréquentes. À la recherche d’alliances, Smith fit la rencontre de Pocahontas.
John Smith chez les Powhatans
L’épisode le plus célèbre de Smith fut sa rencontre avec la jeune Powhatan Pocahontas après sa capture par Opechancanough en décembre 1607. Ce récit nous est parvenu par les dires de Smith lui-même, l’intégrant dans son récit et dans la justification de la colonisation anglaise. Propos largement réédité au XIXe siècle, devenu l’image de la prouesse militaire d’un homme seul face à la wilderness et permettant la réussite de la colonisation. Smith est devenu « l’incarnation du héros colonisateur, mi-soldats, mi-chevalier, connu pour ses exploits et son courage face à des personnes des des cultures qui perdent leur identité leurs particularités au profit du terme générique inapproprié qui fait de tous les colonisés américains des « Indiens » reconnaissables à leurs plumes et à leur cruauté.» Ibid page 50.
La romance devient l’acte de légitimation d’une colonisation acceptée par Pocahontas préférant l’Anglais au sien. Les récits que Smith fit de sa capture et de sa survie témoignent de sa méconnaissance : ce qu’il prit pour une mise à mort était un rituel d’adoption. Personnage important de sa nation, Pocahontas conseillait « l’empereur Powhatan » Wahunsenaca par ses visions. Elle fut le lien entre fort James et sa tribu. Mais réduite au silence dans les récits coloniaux, ramenée à un rôle subalterne et faible, propre à son sexe, dans l’imaginaire colonial.
Les écrits de Smith sur les Powhatans et leur culture témoignent d’un rapport de supériorité et d’incompréhension face à des peuples à la frontière permanente de l’animalité (en témoignent les réflexions de Smith sur le huskanaw, rituel de passage à l’âge adulte chez les hommes Powhatan où ces derniers partaient en forêt, perçu par le colon anglais comme un sacrifice humain réel).
Décrivant l’artisanat et les relations sociales des Powhatan, Smith fait des femmes les opprimées des hommes à l’image de la situation des Anglaises contemporaines, alors même que ces dernières sont propriétaires et productrices, la matrilinéarité étend reconnue par ailleurs.
Les récits et rapports coloniaux s’attardent longuement sur les actions diplomatiques et militaires entreprises pour rendre pérenne l’implantation. Confédération regroupant 20 000 personnes, les Powhatan tolèrent la présence anglaise qu’ils auraient pu détruire facilement. Ce choix fut fait par intérêt commercial, gain de productivité et par intérêt à connaître et à apprendre un maximum d’un colon pour l’instant sous sa dépendance. Les relations se dégradèrent néanmoins rapidement.
Soumise à la faim de manière récurrente, la colonie de Jamestown s’adonna la violence au pillage, brisant en 1609 l’alliance conclue entre Smith et les Powhatan. En 1610 près de 800 colons étaient déjà morts, la plupart de la faim qui atteignit son acmé durant le « Starving time » de l’hiver 1609, la population ayant eu recours au cannibalisme à ce moment-là. De cette période Smith tirera trois leçons :
– La violence est au cœur du processus colonial face aux nations autochtones.
– La dépendance alimentaire constitue l’enjeu principal et les colons doivent se défaire si nécessaires de leur sentiment de supériorité technique.
– La colonie doit bénéficier de l’autonomie de décision et d’action vis-à-vis de Londres de la compagnie.
S’implanter de bon en Virginie
Malgré les déboires, la Virginie fut la première colonie anglaise réussie en Amérique du Nord. La gestion coloniale par la Compagnie est la première raison de ses grandes difficultés : mauvaise appréhension de la situation, cupidité ou bouleversements des hiérarchies sociales en Virginie sont évoqués. La gouvernance de la colonie fut fort instable dans les premières années, les dissensions au conseil, doublé des privations et des conflits avec les Powhatan eurent raison de bon nombre de présidents : cinq se succédèrent entre 1607 et 1609.
La compagnie remédia à cela en les remplaçant par des gouverneurs. La violence devint le quotidien colonial. En attaquant, pillant et massacrant les populations autochtones, les colons assument le conflit territorial tout en prenant possession des terres abandonnées pour les cultiver. La violence fut aussi présente entre colons, pour lutter contre l’insoumission de ceux-ci. Le gouverneur Dull imposa un code réglant toute la vie coloniale.
En 1613 Pocahontas fut capturée. Elle fut la première Indienne convertie, de son propre chef (afin de découvrir davantage les Anglais et acquérir des connaissances pour assurer la cohabitation) ce qui servit grandement la propagande la compagnie. Si on ne connaît rien des raisons qui ont conduit Pocahontas/Matoaka à devenir Rebecca, le discours anglais en fit le triomphe du processus colonisateur et civilisationnel triomphant de la barbarie. À l’image de la peinture de Georges Chapman de 1839, figurant au Capitole. Dépossédée de son parcours, objet de promotion de la colonisation, Matoaka termina sa vie lors de son voyage en Angleterre et fut enterré dans le Kent en 1617.
Passée sous contrôle royal en 1625, la Compagnie de Virginie affiche un bilan déplorable : malgré la forte promotion au pays, l’entreprise fut un échec commercial et coûta la vie à près de 5000 colons sur les 6000 engagés. La rencontre entre Smith et Pocahontas et le discours mémoriel et idéologique qui s’ensuivit éclipsèrent ce désastre.
Les pèlerins du Mayflower
Pionniesr parmi les migrants anglais qui choisirent de traverser l’Atlantique au XVIIe siècle, les passagers du Mayflower devinrent par le jeu mémoriel « le symbole de la liberté protestant en exil, la communauté souffrante mais solidaire, érigée en emblème de l’expérience américaine au XIXe siècle. »Ibid, page 98.
La naissance de la colonie de Plymouth
L’histoire des puritains ayant embarqué sur le Mayflower débuta des décennies plus tôt. L’un des principaux puritains, William Brewster, ayant hérité en 1590 d’un manoir à Scrooby, embrassa au cours de la décennie qui suivit la cause des non-conformistes séparatistes strictement calvinistes et condamnant la hiérarchie anglicane, que l’on appelle plus communément des puritains. Convoqué en 1607 pour être jugé et obligé de prêter serment à l’église Angleterre, Brewster et sa congrégation se réfugièrent aux Provinces Unies.
Le récit des pérégrinations de ces puritains avant de gagner les terres américaines nous est fait par William Bradford, acteur des événements et auteur de Of Plymouth Plantation. Exaltant la résistance protestante et son exil vers la terre du Salut, l’œuvre de Bradford nous permet de suivre le parcours de ces familles à Amsterdam, où ils avaient initialement trouvé refuge, et où une partie de la communauté ne parvenait pas à s’intégrer et à réussir.
Un tiers des puritains, avec Brewster et Robinson, partir pour Leyde où ils furent tisserands, cardeurs ou encore tailleurs. La misère participa au délitement progressif de la communauté dont une centaine de membres opta pour l’exil à nouveau en Nouvelle-Angleterre. Pour fuir la pauvreté, de futures persécutions probables et répandre le protestantisme
Pour autant, la mémoire effaça grandement la nature matérielle et économique de la migration. Ce n’est point la misère mais l’appel de la foi et le choix libre pour une terre refuge qui poussèrent les pères pèlerins du Mayflower, tel que présenté sur la peinture de Robert Weir « Embarcation des pèlerins » de 1843. La réalité historique importe peu dans ce processus mémoriel fondé sur le religieux et les liens entre les deux parties de l’Atlantique. La grande abondance des écrits des puritains du Mayflower participe grandement de leur renommée.
Citons ainsi les écrits d’Edward Winslow qui publia, entre 1622 c’est 1624, toute une série de récits des premiers temps de la colonie. Les colons aperçus sur la terre le 9 novembre et débarquèrent le 11 dans la baie de Provincetown. Après plusieurs expéditions sur ces terres qui les amenèrent à découvrir la richesse de la faune de la flore, ainsi que la présence des Wampanoags dont ils volèrent objets et récoltes et avec lesquels ils eurent des escarmouches, les colons découvrirent la baie de Plymouth le 15 décembre et commencèrent à bâtir leurs maisons le 20 du mois.
Face au manque de matériaux et de main d’œuvre, les passagers du navire, pour éviter la discorde, rédigèrent le pacte du Mayflower, perçu comme le premier texte constitutionnel des États-Unis d’Amérique dans la relecture mémorielle de l’expédition des puritains. La période d’installation des pèlerins fut particulièrement éprouvante. Nombreuses furent les victimes à mourir du scorbut et de la dénutrition.
Mais les sermons parvenus à Londres sur cette période exaltent le dévouement des hommes vertueux, œuvrant au bien collectif. À rebours des discours aristocratiques de la période élisabéthaine, la colonisation du Mayflower marque une évolution dans le discours et les représentations qui mettent désormais en lumière la foi et la vertu des familles d’agriculteurs
Les settlers de Plymouth et la mémoire nationale américaine
Les relations avec les nations du Cap Cod furent initialement très froides. Craintives quant à la possibilité d’être capturés ou victimes du « fléau invisible » de la variole apporté par les Européens, les amérindiens se tinrent éloignés. À la suite de l’ambassade de Samoset, chef Abenaki, les pèlerins échangèrent puis finir par signer un traité de paix et d’aide mutuelle avec le chef des Wampanoags au cours de l’année 1621.
Par cet accord, le chef amérindien espère obtenir un soutien matériel dans sa lutte contre ses rivaux et les pèlerins reçurent un savoir technique capital dans leur survie. Les écrits témoignent cependant d’un mépris mêlé de crainte pour ce peuple que leur a tout donné.
Moqué et ramené à l’indianité et à ses représentations, la tribu Wampanoag est réduite au quasi silence dans les écrits contemporains, notamment chez Winslow. Tout aux plus les quelques textes évoquant les nations autochtones servaient de caution à l’évangélisation du nouveau continent.
Winslow publia un deuxième récit en 1624. Ce dernier fait le bilan des deux années précédentes de l’installation en Nouvelle-Angleterre. Réussie, la colonisation tendait à se détacher des liens avec les Wampanoag. Winslow met en avant dans ses écrits la figure de Miles Standish qui, d’exploits tactiques en victoires militaires, participa à asseoir la domination des premiers settlers sur ce territoire donné par la Providence.
Plus encore, le récit entendait mettre en exergue la vertu et la discipline morale de la colonie de Plymouth, à rebours de l’implantation de Thomas Weston parmi les Massachusetts : peu à peu ces derniers, ne vivant que de l’échange et du troc, finir par perdre toute civilité jusqu’à «turned salvage »Ibid, page 134 en brisant les « frontières symboliques entre colons et autochtones »Ibid page 134.
Agnès Delahaye rappelle combien Plymouth fait figure d’exception dans un océan d’échecs et de désillusions. Cette réussite, appuyée par de très nombreux écrits, forment la matrice sur laquelle la réécriture mémorielle opéra. La colonie de Plymouth œuvra dans un objectif économique avant tout, afin de s’assurer de sa pérennité. Corporation économique mais aussi corps politique, la colonie de Plymouth tira grand avantage de la coresponsabilité des gouvernants et des gouvernés. Solidaires et dépendants les uns des autres.
L’objectif d’indépendance et de liberté de Plymouth, dont le mode d’auto gouvernance tranchait avec toutes les autres, les amena très vite à remettre en cause les dépendances envers la métropole et à entreprendre le remboursement de leurs dettes tout en s’assurant une répartition juste et équitable des ressources entre membres. Parvenu rapidement à l’autonomie financière, Plymouth fournira « à l’imaginaire conquérant de la jeune république américaine matière à concevoir sa longévité et son unicité. »Ibid page 141.
La notoriété des pèlerins de Plymouth tient en partie à la religion comme l’évoque l’auteur. Les écrits de Bradford jouent un rôle clé en ce sens, une tradition « filiopiétiste » se développant autour d’eux. Cette popularité, puisant dans l’exception que Plymouth représente dans la reconstruction mémorielle, fut renforcée par les écrits historiques, pastoraux et par les actions politiques entreprises au moment de la guerre d’indépendance.
Chaque État cherchant dans son passé tout moyen de se détacher de la métropole et s’émanciper, l’aventure du Mayflower devint, à ce titre, un objet mémoriel particulièrement actif (cérémonies nombreuses autour du Plymouth rock par exemple tout au long du XIXe siècle).
Le discours s’institutionnalisa durant ce siècle au moment où la jeune République cherchait à puiser dans son passé aux sources d’un nationalisme vibrant. La Pilgrim Society, fondée en 1819, servait cet intérêt. Cette dernière fit bâtir le Pilgrim Hall en 1824, haut lieu de sociabilisation et où se trouvait le tableau « Le débarquement des pèlerins » de Henry Sergent. Les descendants des settlers tiraient de la postérité et de la longévité de leurs noms un prestige social farouchement défendu et préservéOn comprend ainsi aisément l’intérêt pour la généalogie qui se développa au cours du siècle, au moment même où les hiérarchies sociales commençaient à être bouleversées par l’industrialisation du pays.
Agnès Delahaye revient également sur le rôle et le poids pris par Thanksgiving dans le mythe du Mayflower. Très loin des témoignages très succincts dans les écrits puritains, Thanksgiving est progressivement institutionnalisée au cours du XIXème siècle, notamment après le discours de Lincoln en octobre 1863.
Instituer cette journée d’action de grâce à Dieu et à la Nation était un moyen de rappeler, en pleine guerre civile, combien le pays poursuivait son extension en dominant la terre et les ressources, appeler à la paix et inscrire dans les pratiques de chaque foyer une tradition venue de Nouvelle Angleterre, protestante et disciplinéeOp. cit page 153, de plus en plus frappée par l’arriver de migrants non protestants (des femmes comme Sarah Josepha Hale militaient à ce sujet bien avant le conflit civil).
La mémoire de Plymouth fut donc l’objet de sélections minutieuses au profit d’un narratif national. Le progrès de la recherche historiographique tend cependant à replacer les pèlerins dans la lente colonisation anglaise de l’Amérique, moins exceptionnelle et en lien avec les nations autochtones. En témoigne l’association Plimoth Plantation, soucieuse de traiter des conditions réelles de la colonisation, rebaptisée Plimoth-Patuxet en 2020.
Les puritains du Massachusetts ou le triomphe des libertés américaines
Au cours de l’été 1630, les premiers navires de la « grande migration puritaine » arrivaient dans la baie de Boston, sur l’initiative de John Winthrop, gouverneur de la Compagnie de la baie du Massachusetts. Largement employé par les politiques et les historiens dans la construction mémorielle et historique de la liberté en Amérique, Winthrop est ce « dirigeant visionnaire mais tyrannique »Ibid page 162.
Si on a souvent appuyé sur les motifs puritains de son action, Winthrop agit aussi par ambition sociale. Issu d’une famille ayant gravi l’échelle sociale, descendant d’un drapier ayant acquis un titre de noblesse au moment de la confiscation des biens ecclésiastiques sous Henry VIII, John Winthrop fur formé à la rhétorique et à la théologie puritaine et devint un spécialiste du droit foncier.
Agnès Delahaye soulève combien la publication des écrits de Winthrop au XXème siècle, par leur agencement, appuyaient sur le processus de la conversion religieuse dans les motivations de l’auteur. Nul doute que ce dernier était pieux mais la motivation religieuse comme ressort principal de son action n’est étayée par aucune preuve tangible. La soif de reconnaissance et d’ascension sociale de Winthrop, sensible dans sa stratégie maritale (il épouse à la mort de sa première épouse une femme issue de la noblesse du Suffolk, qui décéda un an plus tard), trouvait un échappatoire dans le travail et la dévotion qui redoublèrent à partir de 1617.
Le puritanisme, lui offrait ainsi le statut auquel il aspirait tout en demeurant dans la déférence qui convient aux bonnes mœurs de son époque. Remarié à Margaret Tyndal, John Winthrop travailla ardemment à Londres comme clerc et avocat afin d’assurer l’équilibre financier de sa famille et l’éducation de ses enfants. S’il était parvenu à compenser sa petite ascendance sociale par une grande rigueur dans le travail, les mauvaises fréquentations de son fils Henry détruisirent les longs efforts entrepris en 1629.
Ces déconvenues en métropole décidèrent certainement Winthrop à s’engager, lui et sa famille, dans l’aventure coloniale. Au contact depuis des années avec des projets similaires en Irlande, John Winthrop s’engagea dans la Compagnie de la baie du Massachusetts, séduit par la religiosité de l’entreprise de peuplement de cette zone, autour du commerce et de l’agriculture et de la pêche, d’hommes sélectionnés pour leurs compétences (ouvriers et artisans de divers métiers) et leur ardeur à la tâche, pour assurer la réussite matérielle de l’entreprise au plus vite, et maintenir le bon commerce avec la métropole.
L’entreprise de la Compagnie est avant tout commerciale, au bénéfice financier et foncier de ses membres qui gagneront l’indépendance sur les terres dont ils hériteront en lots et dont ils auront la charge de faire prospérer les fruits. Fort de ses compétences juridiques et rhétoriques, Winthrop est élu gouverneur de la Compagnie au moment de la traversée de 1630.
En donnant à son expédition un sens historique justifiant son projet, Winthrop a profondément marqué l’esprit américain.
Les premiers mois de la compagnie furent difficiles, à l’image des expéditions précédentes en Amérique du Nord. Beaucoup périr, dont le fils de John Henry, beaucoup repartir en métropoles également. John, dans son Journal, exalte les difficultés envoyées pour mettre à l’épreuve la vertu des colons.
Sur un territoire de quelques centaines de kilomètres carrés, les 800 engagés et les magistrats s’implantèrent. Ces derniers se réservent les plus grands domaines, reléguant les engagés dans les villages aux alentours. Détenant le pouvoir par l’élection, les magistrats avaient la charge de la réussite de la colonie.
Sur un modèle corporatiste, promettant à chaque individu, malgré les différences sociales évidentes, l’équité civique et l’interdépendance pour la réussite individuelle et collective, la Compagnie prospéra. Le religieux joua également le rôle de ciment social. Tout entier dédié à l’objectif expansionniste, la Compagnie parvient, sur ce modèle, à la solvabilité en une décennie, tout en attirant des centaines d’engagés nouveaux chaque année.
Winthrop écrivit massivement, comprenant le caractère performatif de ce dernierIbid page 205. Il invisibilise les autochtones, les réduisant au rang de subalternes, l’Anglais domine alors partout. Cette domination prit la forme de la violence physique la plus fondamentale.
L’expansionnisme se heurta aux nations autochtones. Dès 1634 des milices se forment et des régiments militaires également. La baie du Connecticut devient l’objectif territorial et la guerre contre les Péquots fut le cadre de violence contre les populations autochtones (viol–esclavage–mutilation). Par la peur les puritains de la baie soumettaient les nations autochtones qui venaient acter des alliances marquant leur soumission. L’expropriation britannique permettait à la Compagnie de poursuivre son entreprise expansionniste.
Le leg de Winthrop pour la nation étasunienne est à chercher avant tout dans la dimension settler de ses écrits. Si la foi tient un rôle clé dans sa vie, il place au centre de son journal les engagés colons acteurs du développement, et non Dieu qui est « à la fois partout et nulle part »Ibid page 221.
La dissidence religieuse (qui est au cœur du puritanisme) ne doit pas compromettre pour autant la pérennité de la Compagnie : la thèse antinomienne qui agitait Boston en 1637 fut interdite et jugée. La crise religieuse devint crise politique, résolue par le départ du noble Henry Vale, débarqué en 1636 est reparti en 1637. Parallèlement les magistrats publiaient un code de lois garantissant les droits fondamentaux et l’équité entre les engagés.
Winthrop fera régner un ordre implacable au service de la réussite de la Compagnie et au bénéfice du commonwealth. Le discours devenait très masculiniste, reléguant les femmes à la place de subalternes dociles et obéissantes ou alors de tentatrices lubriques ou de rebelles défiant l’autorité (Ann Hutchinson). Winthrop consacra une part notable de son action et de ses écrits à dénoncer la « dégénérescence sexuelle »Ibid page 231.
La figure de Winthrop pris une importance croissante dans la construction mémorielle au XVIIème et XVIIIe siècle. Déclaré father of the country, son héritage fut mis en avant en 1783 par Jeremy Belknap, faisant un parallèle entre l’expérience des settlers et celle des révolutionnaires. Tocqueville fit de lui un exemple de défenseur des libertés civiques et religieuses et les descendants de Winthrop entretiendront la mémoire de leur illustre aïeul ainsi que le statut social hérité de cette ascendance prestigieuse.
Peu à peu Winthrop est passé dans l’imaginaire étasunien comme la figure du puritain, en plus d’être un contributeur majeur aux institutions de la Nouvelle-Angleterre. Même censuré dans ses passages les plus excessifs et durs, Winthrop reste l’image de « la pudibonderie d’une nation protestante rigoriste et bourgeoise, aux prises avec la contradiction entre son aspiration à la liberté et sa propension à abuser de la loi pour soumettre le peuple. »Ibid page 237.
La production littéraire exploitera cet épisode des débuts de la colonisation : citons les Sorcières de Salem d’Arthur Miller en 1953, utilisant l’image noire véhiculée par le puritanisme (association du puritanisme au maccarthysme chez Miller) ou encore H.L Mencken qui dira qu’être puritain c’est être « hanté par la peur que quelque part quelqu’un a le droit d’être heureux »Ibid page 237.
Renouveau puritain il y eut au cours du XXe siècle avec les recherches de Penny Miller qui trouve dans le puritanisme la source de l’exceptionnalisme étasunien, devenue première nation du monde. Ceci participera à la réhabilitation de Winthrop via son Modèle de charité chrétienne et sa célèbre métaphore de la « ville sur la Montagne ». Repris par les démocrates (Kennedy) et les républicains (Reagan), adulé ou honni, Winthrop et sa figure marquent la mémoire et le narratif de la nation étasunienne sur elle-même.