Les éditions Flammarion publient dans leur collection Champs Histoire « Anatomie d’un génocide : Vie et mort dans une ville nommée Buczacz », l’ouvrage remarquable de l’historien israélo-américain Omer Bartov, paru en 2021. Ce livre constitue une étude approfondie de la ville de Buczacz, située en Galicie orientale (aujourd’hui en Ukraine), et offre une analyse détaillée des dynamiques sociales, politiques et ethniques qui ont conduit à la destruction de sa communauté juive pendant la Seconde Guerre mondiale. Par sa méthodologie et sa démarche micro-historique, l’ouvrage s’inscrit dans la lignée des travaux pionniers de Christopher Browning (Des hommes ordinaires) et Jan T. Gross (Les voisins), qui mettent en lumière la dimension locale et intime des violences génocidaires.

 

Méthodologie et sources : une enquête au plus près des acteurs

Omer Bartov s’appuie sur plus de vingt ans de recherches, durant lesquelles il mobilise une documentation d’une grande richesse et diversité. Il exploite des archives publiques et privées, incluant rapports administratifs et militaires, correspondances, et procès-verbaux. À cela s’ajoutent des témoignages directs tels que journaux intimes, lettres, et récits oraux, ainsi que des récits postérieurs au conflit, notamment des mémoires et des témoignages recueillis après-guerre.

Ces sources, souvent inédites, permettent de reconstituer de manière presque individuelle les trajectoires des habitants de Buczacz. Adoptant une méthode micro-historique, Omer Bartov éclaire les interactions quotidiennes entre voisins, révélant les dynamiques sociales, psychologiques et politiques qui ont favorisé la déshumanisation progressive des Juifs par leurs voisins polonais et ukrainiens.

Buczacz : un contexte historique longuement exploré

Buczacz, pendant quatre siècles, fut un lieu de cohabitation entre communautés juives, polonaises et ukrainiennes, marqué par une coexistence complexe faite d’interactions économiques, de voisinage quotidien et de mariages intercommunautaires, mais aussi de tensions identitaires et sociales. Omer Bartov retrace cette histoire sur le temps long, depuis l’époque moderne jusqu’aux bouleversements des XIXᵉ et XXᵉ siècles, montrant comment les dynamiques séculaires de coexistence, progressivement érodées par la montée des nationalismes polonais et ukrainiens, ont préparé le terrain aux violences extrêmes.

Le cœur de son ouvrage se concentre sur la période cruciale entre la Première Guerre mondiale et la fin de la Seconde Guerre mondiale, moment où les identités communautaires se radicalisent sous l’effet de bouleversements majeurs. La désintégration des empires austro-hongrois et russe, l’arrivée du pouvoir soviétique (1939-1941) et l’occupation nazie (1941-1944) modifient profondément les équilibres locaux. L’auteur explore ce basculement progressif d’une société polarisée vers la violence génocidaire en mettant en lumière les tensions croissantes entre les communautés, nourries par :

  • les bouleversements politiques, tels que la fin des empires et les conflits territoriaux polonais et ukrainiens ;
  • les discriminations et violences antisémites, amplifiées par les discours nationalistes excluant les Juifs des projets de nation ;
  • les occupations successives, soviétique et nazie, qui radicalisent ces divisions.

Omer Bartov montre ainsi comment les autorités nazies ont exploité ces fractures identitaires locales pour diviser les populations et faciliter la mise en œuvre du génocide. Il met en évidence une dialectique entre forces extérieures et tensions internes, soulignant que le génocide ne fut pas seulement imposé de l’extérieur, mais qu’il prit racine dans des clivages préexistants.

Le processus génocidaire : voisin contre voisin

Le cœur du livre est consacré au génocide des Juifs de Buczacz, analysé dans toute sa complexité. Omer Bartov montre comment des relations de voisinage apparemment paisibles se sont muées en violences de masse :

  • Les anciens voisins juifs sont dénoncés, spoliés, ou tués par des Polonais et Ukrainiens, parfois pour des raisons idéologiques, souvent par opportunisme ou par peur.
  • L’engagement des populations locales n’est pas uniforme : certains se font complices des nazis, d’autres tentent de protéger les Juifs. Omer Bartov souligne cette diversité des comportements, brisant l’idée d’une stricte dichotomie entre victimes et bourreaux.

Le rôle des autorités nazies, tout en étant central, est replacé dans un contexte local où les structures communautaires, les rancunes personnelles et les luttes de pouvoir jouent un rôle déterminant. L’auteur démontre que la Shoah à Buczacz fut à la fois une entreprise systématique orchestrée par les nazis et un drame enraciné dans les réalités sociales locales.

Un apport essentiel à l’historiographie de la Shoah

L’approche micro-historique adoptée par Omer Bartov renouvelle l’historiographie de la Shoah en insistant sur la dimension locale et humaine du génocide. Ce livre enrichit la réflexion sur plusieurs points majeurs :

  • Les interactions entre niveaux locaux et globaux : Omer Bartov illustre comment les décisions des dirigeants nazis se sont traduites, sur le terrain, par des dynamiques locales complexes.
  • La diversité des trajectoires : chaque communauté, chaque individu a vécu et participé aux événements d’une manière spécifique, loin des schémas simplificateurs.
  • La mémoire et ses silences : L’auteur interroge les récits postérieurs au génocide, souvent biaisés par les nationalismes polonais et ukrainiens ou par les traumatismes des survivants.

Si ce travail s’inscrit dans la continuité des recherches de Christopher Browning et Jan T. Gross, il offre une analyse particulièrement approfondie des mécanismes sociaux, psychologiques et historiques à l’œuvre dans le génocide.

 

L’ouvrage d’Omer Bartov est donc une contribution majeure à l’étude de la Shoah, des violences interethniques et de l’histoire européenne. Sa méthodologie rigoureuse et sa capacité à révéler les logiques locales du génocide en font une ressource précieuse pour les enseignants d’histoire-géographie. Ce livre rappelle que les génocides ne sont pas des événements abstraits, mais des processus enracinés dans des sociétés humaines où se mêlent identités, passions et tragédies locales. Pour comprendre la Shoah sous ses multiples facettes – globale, régionale, humaine –, Anatomie d’un génocide est une lecture incontournable.