« Rencontre avec ceux qui aujourd’hui, dans tous les domaines, dessinent le visage neuf, insolite, de villes ouvertes à l’expérimentation. ». C’est l’entrée par laquelle se présente cette collection centrée sur les dynamiques urbaines et ceux qui les inventent.
38 numéros sont déjà parus, chacun consacré à une ville et parcourant toute la planète. L’édition est bien connue pour ses atlas, elle nous offre ici une nouvelle vision de la ville, une vision par le bas, par ceux qui l’habitent, la vivent, la bâtissent. La part belle est ainsi donnée aux témoignages, conduits par un auteur, ici Mercè Ibarz, romancière et journaliste catalane, installée à Barcelone depuis 1971, qui signe les textes et les photographies.
Ce n’est pas un ouvrage de géographie urbaine au sens classique ; il semble plus proche du guide touristique par l’abondance des images, parfois “cartes postales”, et par le choix de déambulations, mais il va bien au-delà du guide. Avec une vingtaine de propositions de promenades, l’auteur nous invite à découvrir la métropole : « Aujourd’hui, avec le modèle urbain apparu au moment des JO de 1992, Barcelone applaudit à son imposante transformation, tout en ne parvenant pas tout à fait à l’accepter au quotidien, alors que ses nouveaux attributs sont montrés sous un joug flatteur. »
C’est de cela dont l’ouvrage témoigne, des contradictions et des complexités urbaines d’une ville en mutation profonde.
L’ouvrage se compose de 6 séquences qui découpent la ville sur la base de plusieurs itinéraires de découverte. Chaque séquence comporte une description sur l’évolution urbaine du quartier et des entretiens.
La séquence 1, Du Park Güell à la ville informelle, explore un quartier peu visité et pourtant très traversé par les touristes du fait de la présence du parc réalisé par Gaudi, tellement prisé par un tourisme de masse qu’il est en danger. A côté, c’est la ville informelle, le Carmel, la ville construite par les habitants, « Nous avons fait office d’urbanistes » dit une habitante, un quartier en marge jusqu’à ce qu’en 2010, le métro l’intègre à la grande ville.
Amanda, commissaire d’exposition, commente la promenade : « (cet endroit) a toute la mystique des territoires sauvages : le panorama, le manque de structure, le caractère illégal de beaucoup de constructions (…) les bunkers de l’artillerie républicaine où, ensuite, s’installèrent les bidonvilles pendant le franquisme. C’est un empilement de couches qui racontent l’histoire d’une identité. »
Nou barri, en descendant des hauteurs du Carmel, a aussi l’identité d’un quartier auto construit, peuplé de communautés gitanes, et depuis 2000, d’immigrés sud-américains ou asiatiques. L’usine polluante a été démantelée, les réverbères éclairent les rues la nuit, et après plusieurs détournements de bus organisés par les habitants, les transports publics desservent le quartier.
Le littoral est peut-être l’espace où les transformations ont été les plus visibles : ouvrir la ville à la mer, tel est le grand défi urbanistique des grandes métropoles portuaires. La mer, vingt ans après (séquence 2) ne correspond plus au souvenir des Barcelonais, celui d’un littoral sale, encombré de friches industrielles, de bidonvilles dangereux… Le quartier de la Barceloneta est sûrement le plus emblématique des mutations : ce quartier des marins est devenu depuis les JO de 1992 un quartier métissé, traversé, mêlant vieilles habitations et immeubles neufs et sa plage est aujourd’hui fréquentée.
Poblenou, ancien quartier industriel conserve encore ses vieilles usines, reconverties en espaces municipaux ; il a sa rambla et son casino, la vie nocturne qui le caractérise témoigne de son nouveau rôle urbain et explique aussi le processus de gentrification. A côté, le district du 22@ est la zone de l’innovation avec, entre autres marqueurs de modernité, la Tour Agbar de Jean Nouvel.
Ces deux premières séquences posent le cadre des grandes transformations de Barcelone : superpositions d’histoires et forcément d’identités, marquées par le passé industriel, l’immigration, les métamorphoses de l’imaginaire urbain du XXe siècle qui entend conserver le patrimoine mais aussi faire entrer Barcelone dans une nouvelle ère de l’innovation. Non sans résistances, non sans banderoles aux balcons, « les gens se sentaient blessés », écrit Llibert Tarrago, éditeur et habitant de Poblenou.
On retrouve ces problématiques dans la séquence 3 qui concerne le centre-ville traversé par l’artère vitale de la Rambla qui structure l’âme double de Barcelone, une âme double ou multiple : « En ces quartiers, se côtoient une misère ancienne, la haute couture, l’immigration et les touristes fortunés qui peuvent croiser sur leur chemin une prostituée, une artiste conceptuelle… ou une maîtresse de maison allant faire ses courses au marché de la Boqueria ».
D’un côté, on y trouve le quartier du Raval que l’on surnommait le barrio chino (quartier chinois, autrefois malfamé disait-on) devenu un des poumons culturels de la ville : les JO y ont apporté des jardins, un centre de culture contemporaine, des facultés, le Macba (musée d’art contemporain), la cinémathèque ; de l’autre, le quartier gothique, la plus belle boutique du monde, un centre historique épargné par les opérations haussmanniennes faute de moyens de la grande bourgeoisie.
Et pourtant, celle-ci aura sa modernité du XIXe siècle avec le quartier de l’Eixample, le creuset de la métropole (séquence 4), construit à partir de 1860, de façon ordonnée suivant un plan géométrique conçu par Cerda. C’est le quartier de l’architecture moderniste qui devait être l’étendard de Barcelone comme capitale catalane. Fait à noter : 30 à 40% des maisons modernistes ont été financées par des femmes, le régime matrimonial catalan autorisant la séparation des biens. On peut se perdre dans l’Eixample, malgré son plan discipliné et on découvrira alors de petits quartiers populaires intégrés, agrégés à la ville moderne.
« Il y a encore tant de villes à parcourir dans Barcelone, et tant à extraire de ses strates et de l’océan du temps » écrit Mercè Ibarz.
La parole donnée aux habitants, du propriétaire de café sur la Diagonal au cinéaste, en passant par l’éditeur ou l’employée marocaine, dessine les contours d’une ville complexe, aux passés multiples plus ou moins effacés ou entretenus, aux identités plurielles. Les promenades urbaines proposées par l’ouvrage obligent à quelques redondances sur les grandes questions qui touchent la métropole mais elles nous font entrer dans la ville avec les acteurs du bas, ceux que le modèle urbain olympique a ignoré pour ses opérations. L’exemple de Barcelone montre combien les villes ont une capacité de résistance et d’adaptation à toutes épreuves, et qu’au final, même si certains regrettent que la ville soit “passée au Botox”, que le centre soit en carton-pâte avec des serveurs qui ne parlent ni espagnol ni catalan, le pacte urbain entre les citoyens et leur ville, a malgré tout résisté : « La manière d’être de cette cité, où chaque quartier est comme un monde, fait qu’on se sent à Barcelone non pas comme dans une grande ville mais comme dans une petite ville. » (Laura Pau, actrice, journaliste, serveuse).
L’ouvrage est une invitation à découvrir les autres numéros de la collection mais d’abord à arpenter la ville de Barcelone. Il est aussi très certainement une ressource pour donner corps à une étude urbaine avec les élèves, alors que notre géographie enseignée a amorcé depuis quelques temps déjà le tournant d’une géographie plus culturelle, et actorielle (la notion d’habiter, de territoire de proximité en témoignent dans nos programmes).
Brigitte Manoukian Les Clionautes