De l’opinion publique en monarchie absolue

Ce numéro de la RHMC touche à la fois à l’étude de cultures politiques et à l’inscription du quotidien des sociétés dans sa dimension politique. Le premier angle d’approche se reflète surtout dans les contributions d’Héloïse Hermant« Guerres de plume et contestation politique dans l’Espagne de la fin du XVIIIe ». et Benoît Agnès« Les normes de la pétition, France et Royaume-Uni, première moitié du XIXe siècle ».. La première inscrit son objet de recherche dans le contexte des derniers Habsbourgs d’Espagne. Le second a pour cadre la France de 1815-1848 et le Royaume-uni de la fin des Georgiens (la Regency) au début du règne de Victoria.
Les deux contributions se rapportent à une forme de combat politique fondée sur la plume, l’une avec le libelle, l’autre avec la pétition.

Héloïse Hermant porte son regard sur l’action politique de Don Juan José de Austria, bâtard de Philippe IV et auteur de fameux libelles dans l’Espagne du règne de Charles II. Elle analyse les séquences des guerres de plume de 1668-1669 et 1677-1677 de Don Juan contre les validos Nithard et Valenzuela. En prolongement, viennent les libelles satiriques contre Don José devenu à son tour premier ministre.
Les actions de ces campagnes rencontrent le succès parce qu’elles évitent l’image séditieuse en s’appuyant paradoxalement sur le soutien de ce qu’il faut bien appeler une opinion publique, laquelle ne laisse pas d’interroger le fonctionnement d’un État pourtant fondé sur l’autorité absolue du monarque.

L’étude nourrit la réflexion sur les programmes en révélant, s’il en était encore besoin, l’existence d’une opinion publique et d’une vie politique bien avant l’avènement des démocraties. On ne perdra pas de vue que les secondes européennes – espagnol pourront permettre de développer des usages plus spécialisés avec les élèves.

It is the right of the subjects to petition the king

L’étude de Benoît Agnès permet ce type de réflexion pour les secondes européennes – anglais, davantage portées à l’étude plus approfondie de la Déclaration des Droits – Bill of Rights – de 1689 dont l’article 5 dispose justement du droit de pétition«[…] That it is the right of the subjects to petition the king, and all commitments and prosecutions for such petitioning are illegal»..
Benoit Agnès fouille les manuels prétendant normer le genre pétitionnaire en France et au Royaume-Uni au XIXe. Il y relève un conservatisme confronté à ses propres pratiques de contournement, comme autant d’effets de style amplifiant la portée du discours. Le thème est d’autant moins anecdotique que 400 000 pétitions sont présentées aux Communes pour 40 000 adressées de 1814 à 1848 à la Chambre des députés, avec parfois, côté britannique, un humour calculé comme celui dont use Sir Francis en 1817 avec son tapis de pétition. Les normes figées et conservatrices des manuels sont peu à peu débordées par les nouvelles pratiques.

Masses transgressives vs. élites légalistes ?

Deux contributions reviennent sur les postulats des subaltern studies en questionnant le politique à travers mouvements de locataires en Inde et revendications locales pour l’accès à l’eau en Nouvelle-Calédonie. Vanessa Caru« Où se loge le politique ? Mouvements de locataires et politisation des subalternes, Bombay, 1920-1940 ». rencontre aussi le genre pétitionnaire en s’interrogeant sur l’opposition classique entre les modalités d’action des élites, réputés plus légalistes, et celles des subalternes, perçues comme spontanées et plus violentes. Son étude se fonde sur les papiers de deux agences de logement de l’époque du British Raj. En contrepoint à l’historiographie d’auteurs comme Radhar Kumar, qui avait surtout dépouillé la presse, elle montre d’abord que l’opposition est plus nuancée qu’on l’a souvent laissé entendre. La domination coloniale, qui passe ici par le collecteur de loyer, est sans cesse soumise à des tensions la contraignant à s’adapter pour se maintenir. Les modes d’actions légalistes des locataires de Bombay débouchent par ailleurs sur la construction d’une conscience ouvrière propice à la constitution de partis politiques.

Citoyenneté et accès à l’eau

Benoît Trépied« Des conduites d’eau pour les tribus. Action municipale, colonisation et citoyenneté en Nouvelle-Calédonie ». apporte une dimension historique à la géographie de l’inégalité des accès à l’eau. Il aborde le politique par le biais de cette question cruciale au moment où la loi Gueye de 1946 fait passer les indigènes de Nouvelle-Calédonie du statut d’indigènes à celui de citoyens. On découvre que la notion de conflits d’usage, élément du chapitre de seconde sur l’eau, s’inscrit aussi dans le cadre des structures de domination coloniale en révélant permanences et ruptures du quotidien kanak lors du passage de l’indigènat à la citoyenneté. L’analyse part de l’association mémorielle entre l’arrivée à la mairie de Koné, de l’Union calédonienne (UC) et la mise en place des conduites d’eau. La faiblesse ou l’absence d’équipements au début de la période reflète une logique ségrégative qui épouse les contours de l’ordre colonial. La montée en puissance des municipalités kanakes a pour corollaire la réduction des inégalités dans l’accès à l’eau. D’où cette phrase d’un épigone interrogé par l’auteur « L’eau, c’est UC (Union calédonienne), il faut pas aller à côté »

Quotidien colonial, Renaissance et psychanalyse

La domination coloniale apparaît souvent au lecteur comme relevant d’un symbolique abstrait qu’on a peine à se représenter dans l’ordre du quotidien. L’une des pages « Lectures » est consacrée par François Dumazy« Les transactions inégales de la domination ». à l’ouvrage récent de Béatrice HibouBéatrice Hibou, Anatomie politique de la domination, La Découverte, 2011. qui pose la problématique du quotidien en milieu autoritaire. Outre les lectures habituelles, Les agrégatifs admissibles déjà armés de leur fiche sur la Renaissance ajouteront pertinemment à Burke, Burckardt, Brioist (dir, 2011), Michaux et Garin la lecture de Florence Alazard« Une ou des Renaissances ? » justement consacrée au récent ouvrage de Jack Goody sur cette problématiqueThe One or the Many?, Cambridge University Press, 2010.. Étienne Anheim« L’historien et la psychanalyse ». clôt la rubrique « Lectures » avec le recueil d’articles d’Anne Levallois récemment disparueAnne Levallois, Une psychanalyste dans l’histoire, Paris, Campagne première, 2007..

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