Na Berlin !

Un char soviétique sur lequel sont juchés des fantassins, en arrière-plan les ruines de Berlin…Encore un ouvrage sur le front de l’est durant la Deuxième Guerre mondiale, thème porteur chez les éditeurs, certes…
Mais celui-ci est original à plusieurs titres. D’abord par le choix des évènements traités : s’il y a de nombreux livres sur la bataille de Berlin, il y en a beaucoup moins sur les offensives menées par l’Armée rouge durant tout le début de l’année 1945. De plus, sur ce même sujet, une majorité d’ouvrage a tendance à présenter ces évènements à travers une vision largement inspirée par les sources allemandes, dans celui de Jean Lopez on va également s’intéresser au côté soviétique. Enfin, et c’est peut être le plus original, l’auteur nous présente en détail ce qu’est la doctrine militaire soviétique, son art opératif, bien plus élaboré que la Blitzkrieg allemande qui a pourtant fait l’objet de beaucoup plus d’études.

Jean Lopez signe ici son troisième ouvrage consacré au front de l’Est chez Économica. Les deux précédents traitaient de sujets plus habituels pour des études sur le front de l’est, les batailles de Stalingrad et de Koursk. Comme dans les précédents, l’auteur, qui n’est pas historien de formation, fait, grâce à ses ouvrages,une synthèse des nombreux travaux disponibles, en particulier chez les anglo-saxons.

La brutalité du rouleau compresseur soviétique

Comme indiqué dans le titre, l’essentiel de l’ouvrage traite des dernières offensives soviétiques contre l’Allemagne nazie. D’abord la formidable percée qui mène, en moins d’un mois, l’Armée rouge de la Vistule à l’Oder. Puis le nettoyage méthodique des deux ailes qui permet de conquérir la Prusse orientale et la Silésie. Enfin, la poussée finale vers Berlin, objectif plus politique que militaire.

Jamais jusqu’alors les forces armées soviétiques n’avaient pu concentrer une telle quantité d’hommes, de matériels. Le récit des différents moments des offensives menées permet de percevoir l’immense effort de guerre soviétique. Lors de la percée sur la Vistule, les deux fronts des généraux Joukov et Koniev regroupent plus de 2,2 millions d’hommes, près de 6 500 chars et automoteurs appuyés par 32 000 canons et près de 5000 avions… Pour chacune des offensives, chacun des secteurs, l’auteur, passe en revue les forces en présence: organisation, chefs, matériels…De nombreuses cartes (plus de 50) permettent de suivre les différents mouvements et combats à diverses échelles. L’auteur puise ses chiffres dans les travaux de nombreux auteurs, en particulier anglo-saxons. Notamment ceux du colonel Glantz, un des premiers à avoir exploité les archives militaires soviétiques pour écrire l’histoire militaire du front de l’Est.

Tout au long de ce printemps 1945, les Soviétiques sont capables de fournir un effort logistique gigantesque pour maintenir une importante supériorité matérielle face à l’ennemi. Cependant l’avance soviétique au cœur de l’Allemagne se révèle bien plus difficile que celle des alliés occidentaux. En effet, l’armée allemande, malgré des tiraillements dans son commandement, finit par concentrer tous ses moyens face aux Soviétiques.

Lopez raconte comment, les généraux, en particulier Guderian, et Hitler s’opposent sur la manière de faire. L’auteur semble reprendre la thèse d’une défense acharnée à l’Est pour favoriser une avancée maximale des Occidentaux à l’Ouest. Ce qui répondrait à plusieurs logiques, d’abord la continuité d’une lutte contre un prétendu ennemi commun, l’expansionnisme soviétique, comme devait le monter plus tard la guerre froide. Une manière pour les généraux allemands de l’après-guerre de favoriser leur réinsertion. Mais aussi, la vision tactique de Hitler qui croît en la résistance des « villes-forteresses » dans lesquelles les troupes doivent s’enfermer pour résister jusqu’au bout, entraînant dans leur résistance la destruction des villes et la mort de centaines de milliers de civils. Enfin, la manière dont la propagande de Goebbels a utilisé les exactions commises par l’Armée rouge à Nemmersdorf, renforce la détermination des Allemands à éviter de tomber entre les mains des Soviétiques. L’auteur ne cache rien du sort réservé aux soldats et civils allemands, et en particulier aux femmes. Il prend également la peine de replacer les crimes commis par l’armée rouge dans le contexte de la guerre d’extermination mené par les nazis. Il le fait également dans la bibliographie commentée que comprend l’ouvrage.

Le triomphe de l’art opérationnel soviétique

La partie la plus innovante de l’ouvrage se révèle être la présentation des forces en présence et de leurs doctrines. Les ouvrages qui traitent des tactiques allemandes durant la seconde guerre mondiale sont nombreux, servis en cela par la multitude de mémoires écrits par d’anciens officiers de la Wehrmacht. La plupart d’entre eux expliquent les défaites allemandes par la supériorité numérique écrasante des soviétiques, le mépris de Staline pour la vie de ses soldats que l’on retrouve dans la rivalité Koniev – Joukov lors de la course vers Berlin. Les Allemands ne résistant que grâce à l’excellence de leurs tactiques et à la qualité supérieure de leurs équipements (chars Tigres…). Une vision qui fut bien facile à répandre tout au long de la guerre froide et qui reste largement répandue dans le grand public, il suffit de regarder les magazines en kiosque pour en trouver confirmation.

Jean Lopez dénonce ici cette vision très sommaire. Il montre que la pensée militaire soviétique de l’entre-deux-guerres est bien plus avancée que son homologue allemande. Il existe en Union soviétique une volonté de théoriser les enseignements du premier conflit mondial et de la guerre civile, deux conflits très différents dans leur forme. Les travaux de Toukhatchevski, de Frounzé, pensent la guerre comme un système. L’art opératif soviétique introduit un nouveau niveau entre le tactique et le stratégique, le niveau opérationnel.

Alors que tout au long du conflit, les Allemands raisonnent en excellents tacticiens. Ils sont les maîtres dans l’art des percées et encerclements visant à détruire des forces adverses. Ils se révèlent incapables d’aller au-delà, lors du conflit contre l’Union soviétique.

Côté soviétique on ne vise pas systématiquement l’encerclement d’unités suite à des percées. On vise à détruire le système militaire adverse composé des interactions entre ses forces combattantes, sa logistique, les nœuds de communication, les objectifs économiques ou politiques… La guerre moderne ne se gagne pas sur une bataille mais sur la destruction du système militaire adversaire.

Les Soviétiques ne se focalisent pas sur un des éléments du système, mais sur la mise hors de combat de l’ensemble. Pour cela, il faut isoler les différents éléments les uns des autres, le front de l’arrière, séparer les unités du front les unes des autres… Pénétrer le dispositif ennemi en profondeur par l’introduction au moment opportun de chars qui vont s’enfoncer dans ses lignes jusqu’aux objectifs fixés, à la rencontre des troupes aéroportées. Les Soviétiques sont également passés maîtres dans l’art de la Maskirovka qui permet de dissimuler ses préparatifs pour mieux surprendre l’ennemi en l’attaquant là où il ne s’y attend pas.

Les purges staliniennes éliminèrent les brillants penseurs soviétiques. Mais l’art opératif reprit corps au fur et à mesure du conflit. L’apprentissage fut rude, mais en 1945, plus que la supériorité matérielle, c’est la doctrine d’emploi qui explique l’ampleur des succès soviétiques. L’organisation des armées combinées, la création d’armées de tanks spécialement destinées à opérer dans la profondeur du dispositif adverse, tout répond à ce souci de mettre en pratique ces théories. Seul l’emploi des forces aéroportées n’est pas maîtrisé et donc pas utilisé.

Cet art opérationnel n’a pas disparu avec l’Union soviétique, il inspira largement les plans de l’offensive américaine lors de la première guerre du Golfe.

En conclusion

Un ouvrage qui fait date dans l’histoire militaire (accessible en français) de la Seconde guerre mondiale. On peut certes regretter que l’auteur ait puisé une grande partie de ses informations dans les travaux des historiens militaires spécialistes du conflit et non dans les sources. Mais la plupart de ceux-ci ne sont malheureusement pas traduits. On peut également discuter certaines des hypothèses émises sur des décisions politiques et militaires.
Il n’empêche que la lecture de l’ouvrage de Jean Lopez se révèle indispensable à tout lecteur intéressé par la période. La structure de l’ouvrage, la présence de nombreux tableaux et cartes, permettent d’avoir une vision d’ensemble des derniers moments de la guerre à l’Est. L’auteur accompagne son ouvrage d’une bibliographie commentée fort utile à ceux qui veulent approfondir un aspect particulier. Surtout, la manière l’auteur présente et analyse l’art opérationnel soviétique et sa mise en œuvre justifie la lecture de cet ouvrage, bien plus que celle du Beevor sur Berlin.

François Trébosc ©